Le Parlement israélien a ouvert le 12 octobre sa session d’hiver dans une ambiance d’hystérie — alimentée par les médias audiovisuels — qui affecte son opinion publique avec les agressions répétées à l’arme blanche (au couteau, au cutter ou même au tournevis) perpétrées par des Palestiniens, jeunes la plupart du temps, contre des colons dans les territoires occupés ou contre des civils israéliens en Israël. Malgré les appels au calme de Mahmoud Abbas et une répression vigoureuse menée par l’armée israélienne, ce mouvement de révolte autour de Jérusalem, qui fait suite à des provocations successives menées par la frange la plus mystique du sionisme religieux, ne paraît pas faiblir. Et par sa répression tous azimuts, Israël participe dans la phase actuelle à son élargissement : du 1er octobre, quand deux colons ont été assassinés en Cisjordanie, au dimanche 18, on dénombrait 7 morts israéliens, tous tués par des attaques à l’arme blanche, ainsi qu’une trentaine de blessés, et 44 morts (dont une vingtaine de fauteurs des attentats) et plus d’une centaine de blessés du côté palestinien. À Gaza, 7 Palestiniens ont été tués pour avoir manifesté devant les barbelés qui entourent la bande de territoire, et une femme enceinte de 30 ans, ainsi que son enfant de 2 ans, ont été tuées le 12 dans le bombardement de leur maison, qui a aussi blessé 24 Palestiniens.
La « situation sécuritaire » dominera donc les débats de la Knesset. Avant même leur ouverture, le ton avait été donné. Le ministre de la défense Moché « Bougie » Yaalon a appelé les Israéliens détenteurs d’armes à sortir désormais de chez eux en s’en munissant. Meilleur moyen, sans doute, pour faire « baisser le niveau des violences ». Dans le droit fil des punitions collectives menées par l’armée israélienne depuis toujours dans les territoires occupés, les propositions visant à accentuer la répression se multiplient sur les ondes. Ainsi le processus légal, généralement de deux ou trois jours, menant à la destruction des maisons des « familles de terroristes », systématiquement mis en œuvre depuis 1967, devrait être « raccourci », a promis Benyamin Nétanyahou. Insuffisant pour le ministre de l’éducation, Naftali Bennett, qui demande que chaque attaque « terroriste » soit suivie d’une annonce de nouvelles constructions de colonies. Le pire, peut-être, est constitué de ces foules déchaînées qui, dans plusieurs cas, ont appelé les soldats ou les policiers à tuer « le terroriste », y compris lorsque celui-ci — et dans un cas celle-là — était désarmé. Ce qu’ils ont fait, avant d’être acclamés par les voyeurs et présentés ensuite comme des « héros de la nation ».
La force et rien d’autre
Pendant ce temps, une vidéo fait le tour de YouTube. On y voit un vieux Palestinien, barbe blanche et keffieh autour de la tête, s’approcher d’un groupe de soldats israéliens et les invectiver avec virulence. Face aux militaires armés, l’homme n’a que sa parole. « N’avez-vous pas honte ? Vous tuez nos enfants pour des jets de pierre. Vous devez partir d’ici ». Quelques minutes durant, les soldats essaient de le repousser, de plus en plus fermement. Mais le vieil homme poursuit ses invectives. Jusqu’à ce qu’on entende le double tir d’une arme automatique. Et qu’on le voie s’affaler, blessé, à quelques mètres des soldats. De quoi, sans doute, faire taire la colère palestinienne…
En Israël, un dicton fait fureur : « Ce qui ne marche pas par la force marchera avec encore plus de force ». Avec un tel état d’esprit, la révolte palestinienne ne peut être perçue que comme la manifestation d’une barbarie antijuive à mater immédiatement. La force, rien d’autre que la force n’offre de solution, puisque les Israéliens eux-mêmes sont supposés n’avoir aucune part dans le déclenchement de cette révolte. Et même lorsqu’elle n’offre de facto aucune autre solution que d’attendre une future et inéluctable reprise des affrontements, la force n’aura échoué que parce que son usage aura été insuffisant la fois d’avant. CQFD.
Il eut été surprenant que le renforcement constant de cette pensée politique reste sans conséquence sur la société israélienne elle-même. Dans l’atmosphère d’hystérie collective activée par la droite nationaliste, les extrémistes agissent avec de plus en plus de confiance, comme l’ont montré récemment le succès des activistes religieux militant pour la « reconstruction du Temple » à Jérusalem en lieu et place de la Mosquée Al-Aqsa, l’un des lieux saints de l’islam. La chasse à la « cinquième colonne » (les Palestiniens citoyens israéliens) s’élargit désormais à la catégorie des « traîtres » de l’intérieur : ces Israéliens juifs qui tournent le dos à la politique et aux crimes menés par leurs dirigeants.
Des ONG « agents de l’étranger »
Sur le bureau de la Knesset figurent donc deux projets de loi déposés par des députés du Likoud et des partis ultranationalistes. Le premier l’a été par Yinon Magal, député du parti Le Foyer juif, dont le leader, Naftali Bennett, est un religieux partisan farouche de la colonisation et de la main de fer à l’égard des Palestiniens. Magal propose d’identifier toute ONG recevant plus de 50 000 dollars (40 000 euros) de contributions d’une « entité politique étrangère » comme étant un « agent de l’étranger ». Une « entité politique étrangère », selon la loi israélienne, est un organisme tirant ses revenus pour 51 % ou plus de financements publics non israéliens. Dès lors, une organisation définie comme « agent de l’étranger » se verrait obligée d’indiquer dans tout courrier cette caractérisation. Elle serait confrontée au refus légal de tous les organismes étatiques de coopérer avec elle et serait soumise à une taxation de 37 % des fonds qu’elle recueille (contre zéro à ce jour).
Une autre proposition de loi, déposée en juin par le député Betzalel Smotrich, également du Foyer juif, dite « Loi sur les ONG », obligerait les organisations « agents de l’étranger » à apposer une imposante étiquette d’identification rappelant leur nature sur toute lettre, publication, document ou tract qu’elle diffuserait.
Dans les deux cas, il n’est fait aucune mention spécifique des ONG de défense des droits humains. Mais brider leur activité est bien le seul objet de ces projets de loi. Car seules elles pourraient en être les victimes, dès lors que les associations prônant ou organisant la colonisation des territoires palestiniens ne reçoivent pas de soutien financier d’organismes publics étrangers. Quel État voudrait apparaître comme contrevenant sans fard au droit international ? En revanche, les mouvements coloniaux jouissent de soutiens financiers internationaux privés d’envergure, en particulier aux États-Unis. Ils proviennent d’associations privées et de riches mécènes, tant juifs qu’issus de la mouvance religieuse dite « chrétienne sioniste » qui, au sein de l’évangélisme « born again », constitue le fer de lance du soutien aux colons israéliens les plus fanatiques. Si ces lois étaient votées, les associations pro-colonisation, elles, continueraient de bénéficier de tous les avantages et exemptions fiscales allouées aux ONG.
Au fond, les promoteurs de ces lois masquent peu leur objectif : faire taire les seules ONG et organisations de la société civile (OSC) israéliennes luttant contre la colonisation des Palestiniens. Symboliquement, le projet de loi du député Magal a été déposé le 23 juin de cette année, au lendemain même de la remise du rapport des Nations unies sur l’offensive israélienne à Gaza à l’été 2014. À l’époque, les ONG israéliennes avaient été vilipendées par la droite nationaliste comme ayant fourni à l’ONU l’essentiel du matériel démontrant ses allégations sur les crimes de guerre de l’armée israélienne à Gaza. Alors députée, Ayelet Shaked avait déclaré : « Ceux qui haïssent Israël ne parlent pas forcément une langue étrangère. Mais ils (…) jouissent d’énormes soutiens financiers de la part de pays étrangers. Cet argent est contaminé, corrompu, son objectif est de subventionner la haine de soi et des actes épouvantables. Il s’agit rien moins que d’une cinquième colonne ».
Depuis, Shaked a fait du chemin : elle est aujourd’hui ministre de la justice du gouvernement Nétanyahou. Pour information, parmi les principaux États ou groupes d’États donateurs à ces ONG israéliennes, l’Union européenne vient en tête, suivie des États-Unis ; la Suède, le Danemark, les Pays-Bas et la Suisse, par exemple, sont réunis au sein du Programme commun pour les droits de l’homme et le droit humanitaire international ; la Norvège, enfin, est un donateur important à ces ONG. Dans l’objectif de préserver Israël de toute contamination de la « mal-pensance », le député Magal a proposé, le 19 octobre, d’ajouter un objectif à son projet de loi : celui d’interdire de présence sur le territoire israélien à tout individu non citoyen de l’Etat ou même résident permanent qui appellerait au boycott d’Israël. Le Jerusalem Post indique que cette loi s’étendrait aux partisans du boycott des seuls produits issus des colonies dans les Territoires palestiniens occupés. Des députés issus des partis de la coalition gouvernementale – le Likoud, le Foyer juif, Koulanou (Tous ensemble), le Shas (religieux orthodoxes séfarades) et le Judaïsme unifié de la Thora (religieux orthodoxes ashkénazes) ont signé cet ajout au projet de loi — mais aussi des députés d’opposition du parti centriste Yesh Atid (Il y a un avenir) et de l’ex-parti travailliste. Prochaine étape, dans cette logique, l’expulsion ou l’incarcération des citoyens israéliens mal pensants.
L’irrésistible ascension des ultra-nationalistes
Pourquoi cette soudaine crispation du pouvoir contre les « droits-de-l’hommistes » ? La société israélienne se caractérise désormais par le formidable renforcement des mentalités coloniales qui s’y est développé après l’échec des négociations de paix de Camp David qui, en juillet 2000, avaient réuni Israéliens, Palestiniens et Américains. Ehoud Barak, le premier ministre israélien d’alors, avait convaincu son opinion publique qui ne souhaitait rien entendre d’autre qu’Israël avait présenté une offre politique d’une exceptionnelle générosité, refusée par le camp adverse. Deux mois plus tard éclatait la seconde intifada palestinienne. Très vite, Barak le travailliste a cédé la place à Ariel Sharon, le chef du Likoud, le parti historique de la droite nationaliste en Israël. Depuis, cette dernière n’a plus cessé de gouverner le pays, au rythme de ses opérations militaires : dans les territoires de Cisjordanie en 2002, au Liban en 2006, contre Gaza en 2008-2009 et en 2014. Mais il y a plus : cette droite a légitimé un discours public et des attitudes de ses dirigeants de plus en plus ouvertement racistes à l’égard des Palestiniens (ainsi qu’envers les immigrés africains résidant en Israël).
Cependant, durant les quinze années ayant suivi l’échec du processus d’Oslo qui devait mener à une paix israélo-palestinienne, la droite nationaliste n’est pas seule à s’être radicalisée. La gauche, de plus en plus minoritaire électoralement (jusqu’à l’émergence récente d’un important « parti arabe » regroupant toutes les composantes politiques des Palestiniens d’Israël en un front unifié) n’est pas non plus restée immobile. Elle a diminué en nombre mais s’est aussi radicalisée. Avec la seconde intifada, une série d’ONG et de groupements politiques prônant le soutien aux Palestiniens et/ou la coopération avec eux a émergé en Israël, de Machsom Watch, mouvement de femmes venant se poster aux barrages imposés par l’armée à la population arabe de Cisjordanie, jusqu’à Breaking the Silence, ce regroupement d’anciens militaires témoignant contre les exactions de l’armée dans les territoires occupés, en passant par Taayush (Vivre ensemble, en arabe), qui réunit des centaines de jeunes juifs et arabes pour l’aide aux Palestiniens, sans oublier B’Tselem, la principale organisation de défense des droits humains (créée en 1989 durant la première intifada) et d’autres associations de moindre envergure (Médecins pour les droits de l’Homme, Rabbins pour les droits de l’Homme, etc.). Ensemble, elles réunissent plusieurs milliers de militants réguliers ou occasionnels.
Si aujourd’hui ces ONG font l’objet d’une tentative de mise au pas, c’est que la direction politique du pays, comme sa population juive, se sentent de plus en plus isolés sur le plan international. Ce phénomène est indubitable dans l’opinion publique mondiale et aussi, à un degré bien moindre mais tout aussi indubitable, sur le terrain des institutions internationales. Cet isolement a pour unique fondement le rejet par le reste du monde de la politique menée par Israël envers les Palestiniens, à l’exclusion de quelques rares mouvements fortement marqués à droite, comme le parti républicain aux États-Unis ou des mouvements anti-immigration en Europe, pour lesquels Israël fait littéralement figure d’État pionnier. Et plutôt que de remettre en cause sa politique coloniale, la direction du pays et son opinion publique préfèrent, en l’absence de toute autre stratégie, recourir à la sempiternelle répression : envers les Palestiniens, comme toujours, et désormais également envers ceux des Israéliens qui dénoncent cet état de fait.
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