Sahara occidental. Gdeim Izik, douleurs et mystères

Il y a dix ans, le démantèlement du camp de Gdeim Izik provoquait la mort de dizaines de policiers et de civils. Après un procès entaché d’irrégularités, selon des ONG internationales, 25 Sahraouis étaient lourdement condamnés ; 19 sont toujours incarcérés aujourd’hui.

Le camp de Gdeim Izik incendié, 10 novembre 2010
MAP/AFP

Installé le 10 octobre 2010 à 12 km de la ville de Laâyoune, le campement de Gdeim Izik qui abritait au début quelques tentes et une dizaine de personnes a rapidement réuni environ 20 000 personnes ayant des revendications principalement d’ordre socioéconomique (emploi et logement). Durant les premiers jours, les événements se déroulent dans le calme, jusqu’au 24 octobre, date à laquelle un adolescent est tué par les militaires alors qu’il se trouvait au bord d’une voiture qui tentait de contourner un poste de contrôle. Sa mort et les conditions de son enterrement — il est inhumé sans ses proches et sa famille — allaient peser lourdement sur la suite des événements.

C’est à huis clos que les négociations sont entamées entre les représentants du ministère marocain de l’intérieur et les Sahraouis membres du comité qui représente le camp. Le 8 novembre, un accord de principe se dégage des discussions, et l’État marocain s’engage à répondre aux demandes en matière d’emploi et de logement. Malgré cela, et dans une confusion totale, l’ordre est donné de démanteler le camp sous prétexte qu’il serait tombé entre les mains de groupes de trafiquants et de criminels qui retiennent une partie de la population sahraouie. Les appels sont faits par hélicoptères de la police, les récalcitrants ayant dû subir les canons à eau de la police qui n’hésite pas à utiliser des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. À l’aube, le camp est démantelé par les forces de l’ordre marocaines, provoquant la mort de 13 personnes (dont 11 policiers) selon les autorités marocaines, et de 36 civils sahraouis selon le Front Polisario, et donnent lieu à une vague d’arrestations. Des images officielles, tournées au sol et depuis un hélicoptère montrent des membres des forces de l’ordre égorgés et des cadavres souillés.

Ce même 8 novembre pourtant, les négociations entre les deux parties, le Maroc et le Front Polisario, qui revendique l’indépendance, avaient repris à New York sous l’égide de l’ONU.

Jugés devant un tribunal militaire, 25 Sahraouis dont des militants des droits humains sont condamnés à des peines allant de deux ans à la perpétuité. Des peines jugées lourdes par plusieurs ONG, comme Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International, qui affirment que les forces de sécurité ont soumis des détenus à la torture1 ou à des mauvais traitements.

La cour de cassation, plus haute juridiction marocaine, a rendu son verdict le 25 novembre en confirmant la décision de la cour d’appel.

« Ici nous sommes dans la terreur ! »

Le soir précédant le démantèlement du camp, Claude Mangin, épouse du détenu Naâma Asfari condamné à 30 ans de prison ferme raconte avoir eu son mari au téléphone. Ce dernier l’informe qu’il s’apprête à accueillir le député communiste français Jean-Paul Lecoq à Laâyoune, que sa maison est encerclée et qu’il va peut-être être arrêté. « Dix minutes après, il n’est plus joignable. Il a été enlevé de la maison de son ami », se rappelle-t-elle. Asfari réapparaît au tribunal de première instance de Laâyoune et ses avocats le décrivent à sa compagne : « torse nu et en short à 5 h du matin. Il est tout bleu ». Devant le tribunal militaire de Rabat, Asfari interpelle le juge du tribunal militaire « Vous avez vu dans quel état nous sommes ?! », ce à quoi ce dernier répond : « Je ne suis pas médecin ! ». Mais c’est le procureur du roi qui l’a le plus marqué. Pendant les quatre minutes de leur entrevue, ce dernier lui glisse : « Vous verrez, ici nous sommes dans la terreur, c’est terrible pour les familles et les prisonniers, mais plus ça va passer plus ça va être facile ! ».

Les témoignages recueillis auprès des familles ne permettent pas de voir cette « amélioration ». Incarcérés loin de leurs lieux de résidence, les détenus voient leurs familles contraintes d’effectuer des déplacements, parfois de plusieurs jours, afin de leur rendre visite. « Rien n’a changé. Nous vivons la même souffrance depuis le premier jour. Mon mari, comme les autres détenus, est souvent privé de soins et de promenades. Quant à nous, les familles, nous devons à chaque fois prendre le bus pendant trois jours et parcourir jusqu’à 1 200 km pour une visite qui dure 5 minutes », témoigne Ghalli Aajna, épouse de Mohamed Bani, condamné à perpétuité. Une situation que confirme Hassana Abba Moulay, membre de la Ligue de protection des prisonniers sahraouis dans les prisons marocaines (LPPS). « Selon nos derniers chiffres, il y a 36 détenus politiques sahraouis dans les prisons marocaines. Le plus proche est détenu à Bouizakarne2 ; les autres sont dispersés un peu partout, parfois à 1 250 km du lieu de résidence du détenu. En plus de l’épuisement physique et des dépenses en termes de transport et de logement que cela engendre, les familles doivent faire face à l’humiliation des fonctionnaires des prisons et aux annulations récurrentes des visites une fois sur place. C’est une vengeance », dénonce Moulay.

Si certains dossiers comme celui de Naâma Asfari sont médiatisés, ce n’est pas seulement grâce au statut de leader des prisonniers, mais aussi à l’effort des familles. Citoyenne française, Claude Mangin multiplie depuis des années les contacts médiatiques, associatifs et politiques. Refoulée cinq fois du Maroc, elle considère qu’il s’agit de représailles en réponse à sa mobilisation en faveur de son mari et des autres détenus. « Ils m’accusent de constituer un trouble à l’ordre public, de soutenir les thèses séparatrices et de représenter un danger pour la sécurité interne et externe [de l’État]  », explique-t-elle. Son récent recours devant le tribunal administratif marocain n’a rien changé à la situation.

Prélude aux « printemps arabes » ?

Au-delà des aspects socioéconomiques des revendications, le choix de s’installer dans des campements avec des tentes traditionnelles sahraouies n’est pas seulement un moyen de contourner la surveillance permanente qui règne sur la ville de Laâyoune. Pour les manifestants, c’est également un retour à la vie nomade des ancêtres, à la liberté qu’offre le désert, voire à l’autonomie. Pour Claude Mangin Asfari, « ces jours passés dans les khaima [tentes] sous les étoiles sont une liberté retrouvée. Se mettre à côté de la ville occupée pour retrouver les racines des traditions ancestrales est une manière de s’affirmer ». Un avis partagé par Nicole Gasnier, secrétaire générale de l’Association des Amis de la RASD (AARASD) qui considère que « Gdeim Izik c’est deux choses : la liberté et la dignité. C’est pourquoi les Sahraouis l’appellent ‟le camp de la dignité”. On s’organise, on fait notre police, etc. »

À l’automne 2010, l’action protestataire observée dans le Sahara occidental semblait annoncer les soulèvements qu’allait connaître le monde arabe quelques semaines plus tard. Mêmes revendications en matière d’emplois, de logement, même lassitude d’une mal-vie dont on ne voit pas la sortie, et référence à la nécessaire dignité des Sahraouis. Dès février 2011, Noam Chomsky affirme dans une interview accordée à l’émission américaine « Democracy Now » que le printemps démocratique a démarré à Gdeim Izik. À cela près que les Sahraouis demandaient également une reconnaissance de leur identité et un règlement de la question du Sahara, un différend qui paraît aujourd’hui insoluble.

Double registre de revendications

Les Sahraouis rassemblés dans ce campement faisaient probablement partie des deuxièmes et troisièmes générations qui sont nés et ont grandi dans le Sahara occupé et administré par le Maroc. Il se sont intégrés à ce pays, partageant les mêmes demandes que leurs pairs marocains. Depuis 1999, ils manifestent en demandant du travail, un accès au logement et expriment un sentiment d’injustice quant à la redistribution des richesses du Sahara. Mais il va sans dire que malgré le caractère social et économique de leurs demandes, les questions politiques restent latentes.

Leur rapport aux autorités marocaines et à la monarchie a changé au cours des années. Leurs aînés avaient négocié leur intégration avec Hassan II qui s’est appuyé sur une élite sahraouie pour administrer le territoire. En contrepartie de leur fidélité, de leur loyauté, et de leur aide à « contrôler » ce territoire et sa population, le monarque leur procurait des avantages certains, en faisant des chefs d’entreprises, en leur octroyant de licences d’importation pour des produits achetés aux îles Canaries, ou encore en les nommant conseillers. Mais le temps et l’accession au trône de Mohamed VI ont distendu ces liens clientélistes et les relations entre le roi et les nouvelles générations de Sahraouis se sont modifiées. Ils ont été de plus en plus considérés comme des Marocains à part entière, et les avantages particuliers, jadis pratiqués par Hassan II et son ministre de l’intérieur Driss Basri progressivement abandonnés.

Parallèlement, en l’espace de deux décennies, les jeunes générations du Sahara ont été imprégnées par les changements en cours au Maroc. L’émergence de la société civile et les revendications exprimées par les Marocains en matière de droits humains dans les années 1990, à la faveur de l’ouverture du système politique, ne pouvaient échapper à ces populations du Sahara. S’ils ne se reconnaissent pas complètement dans le pouvoir marocain, ils ne se rallient pas non plus au Front Polisario, et leurs revendications ont un caractère citoyen, même s’ils agitent le spectre de l’autodétermination pour se faire entendre et obtenir tout ou partie de ce qu’ils demandent.

Ce double registre de revendications qui est le leur : citoyens à part entière et Sahraouis non satisfaits, divise les acteurs politiques marocains sur l’attitude à adopter. Pour certains responsables politiques régionaux ou nationaux, il est préférable de négocier avec ces Sahraouis, en essayant de satisfaire leurs demandes. D’autres pensent au contraire que seule la manière forte doit être préconisée contre eux, dont les demandes ont aussi un caractère éminemment politique. L’historien espagnol Bernabé López García explique qu’à l’époque des faits, à Gdeim Izik en 2010, les divisions ont porté sur le projet d’autonomie proposé par Rabat depuis 2007, qui implique une décentralisation de l’État, une réorganisation politique dont certains acteurs politiques ne veulent pas3.

Des zones d’ombre

À ce jour, toute la lumière n’est pas encore faite sur les conditions et les raisons de ce démantèlement qui a certainement marqué un tournant dans la gestion de la population saharienne par le Maroc. Quelles en ont été les raisons, alors que les pourparlers étaient en cours et qu’une réunion entre représentants du Maroc et du Front Polisario était programmée à New York le même jour ? Des sources évoquent des ordres et contre-ordres liés au conflit qui opposait le ministre de l’intérieur et le gouverneur de la région. Pourquoi les autorités marocaines ont-elles interdit l’accès au camp aux journalistes, aux observateurs internationaux qui devaient prendre part à cette manifestation, ainsi qu’aux députés européens dont l’arrivée était programmée ? Quel rôle a joué Ilyas El-Omari, l’homme fort du Parti authenticité et modernité proche du Palais, alors présent dans le camp ? Le nom de ce dernier est en effet évoqué lors du procès comme « un négociateur » de l’État. Abdelilah Benkirane — à l’époque secrétaire général du Parti de la justice et du développement, dans l’opposition — est allé jusqu’à l’accuser d’avoir mis le feu aux poudres et d’avoir provoqué les événements qui ont mené au drame. Des questions qui restent en suspens et que les événements actuels à Guerguerat ne risquent pas d’élucider.

1En décembre 2016, le Comité de l’ONU contre la torture a condamné le Maroc sur le cas de Naâma Asfari.

2Environ 500 km de Laâyoune.

3Cité par Carmen Gómez Martín, in « Sahara occidental : quel scénario après Gdeim Izik ? » Année du Maghreb, VIII/2012, 259-276).

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