Soulèvement au Liban. Le Hezbollah a peur du vide

Pendant que la rue libanaise maintient sa pression sur ce qu’il reste du pouvoir en place, le Hezbollah se trouve dans une situation paradoxale. S’affichant comme le défenseur des déshérités, sa stratégie régionale le pousse pourtant à défendre l’establishment politique en pariant sur l’essoufflement du mouvement. Décryptage, après un mois de mobilisation continue.

25 octobre 2019. — Derrière un cordon de forces de l’ordre, une centaine de supporters du Hezbollah chantent à la gloire d’Hassan Nasrallah
© Laurent Perpigna Iban

De Beyrouth à Tripoli, depuis plusieurs semaines, la joie et l’envie de tout changer sont contagieuses. Après les quelques jours de flottement qui ont suivi la démission du premier ministre Saad Hariri le 29 octobre 2019, les manifestants ont réinvesti leurs places fortes, organisant de nouveaux blocages, se réunissant et débattant encore et toujours. Et les déclarations fracassantes du président Michel Aoun — qui a suggéré aux mécontents d’émigrer — ajoutées à la mort tragique d’un manifestant dans la banlieue sud de Beyrouth ont continué d’attiser un feu déjà bien nourri.

Une crise du système confessionnel

Ce soulèvement qui a éclaté de manière spontanée, sans préavis, couvait depuis plusieurs mois. L’impotence des dirigeants libanais, peu enclins à réformer un système défaillant et empêtrés dans le clientélisme communautaire a généré ce nouvel accès de fièvre, quelques années après la crise des poubelles en 2015. Si le pays est habitué aux marasmes en tous genres, le soulèvement d’octobre 2019 a une saveur particulière : porté par une crise profondément sociale, il s’est muté presque instantanément en une critique du système confessionnel libanais, jugé responsable de décennies d’espoirs déçus.

Face à cette colère trans-communautaire, l’ensemble de l’oligarchie, déjà ébranlée lors de la dernière crise institutionnelle entre 2014 et 2016 avec l’impossibilité de former un gouvernement se voit déstabilisée. La formule de conciliation élaborée entre les trois grandes composantes religieuses du pays autour de l’accord national de 2016 est remise en cause. « Nous avons tendance à oublier que durant cette période d’instabilité, tout le monde se trouvait dans un état d’énervement extrême. Nous avions surtout des discours communautaristes ultra-violents, et, ce n’est pas une métaphore, nous avons frôlé la guerre civile à plusieurs reprises », rapporte Aurélie Daher, franco-libanaise, maître de conférences à Paris-Dauphine et à Sciences Po. « Finalement, tous ces acteurs qui ne se supportent pas entre eux avaient fini par se mettre d’accord sur une alliance consensuelle. C’est dire si cet équilibre était précaire », précise-t-elle.

Précaire, mais salutaire pour une classe politique corrompue, obsédée par le pouvoir, pour qui le système confessionnel est une véritable assurance-vie. Ce n’est donc pas un hasard si le cycle de protestations entamé le 17 octobre n’a épargné personne : hétéroclite, il a donné l’opportunité à des Libanaises et des Libanais issus de milieux sociaux très différents d’exprimer ensemble leurs griefs face à leur propre classe dirigeante.

Les discours très suivis du « sayyed »

Si le Hezbollah semble moins égratigné que le reste de la classe politique, le « Parti de Dieu » n’est pas épargné par les critiques. Les déclarations successives de son secrétaire général Hassan Nasrallah — qui en est à son quatrième discours depuis le début de ce soulèvement — donnent la mesure des enjeux pour le parti. Si, jusqu’à son « débordement » sur l’émigration, les prises de parole du président Aoun passaient presque inaperçues, l’audience accordée au sayyed descendant du Prophète ») est un marqueur, s’il en était besoin, des rapports de force au Liban.

Alors que le Hezbollah a toujours veillé à soigner son image de défenseur des déshérités, son hostilité envers ce soulèvement a suscité de nombreuses réactions jusque parmi ses sympathisants. D’autant que la jeunesse des bastions chiites, surexposée face à la crise, a été spectaculairement mobilisée lors des premiers jours de la contestation.

Le Hezbollah se trouve dans une situation paradoxale. Si le parti avait pris des engagements contre la corruption en 2016, il semble que ses alliances, et en particulier celles scellées avec Michel Aoun et Nabih Berri l’aient empêché de transformer ces promesses en actes. Le parti ne saurait pour autant « lâcher » ses partenaires, qui lui permettent de conserver ses armes en plus de sa mainmise sur toutes les questions relatives à la menace israélienne. « Plus qu’un parti politique, il faut comprendre le Hezbollah comme un lobby. Son intelligentsia n’est pas mobilisée sur les questions de politique intérieure. Le Hezbollah a été créé sur les bases de l’organisation militaire de la Résistance islamique au Liban, avec l’objectif d’intégrer l’appareil étatique, et d’y faire du lobbying. Le Hezbollah n’a donc qu’un seul objectif : travailler dans l’intérêt de la Résistance islamique en bloquant toutes les lois et les décisions gouvernementales qui pourraient porter préjudice à la Résistance », poursuit Aurélie Daher, par ailleurs autrice de Le Hezbollah : Mobilisation et pouvoir (PUF, 2014.).

« Le complot de l’étranger »

Pour autant, le Hezbollah devenu une force régionale conséquente semble prendre la crise sociale en cours au Liban très au sérieux. Le ton adopté par Hassan Nasrallah trahit ses craintes de voir le système s’effondrer : « Ce qui a commencé comme un mouvement populaire ne l’est plus dans une large partie de l’opinion. Ce n’est plus un mouvement populaire spontané. […] Ce mouvement est aujourd’hui mené par des partis et des forces politiques ainsi que des personnalités et des entreprises précises. […] Les données en notre possession, et non les analyses, montrent que le Liban est entré dans une phase où il est ciblé au niveau national et régional et je crains pour mon pays » déclarait-il le 25 octobre. Ses déclarations ont provoqué l’incompréhension dans les rangs des manifestants : « Le complot étranger ? Le Liban est déjà le jouet de puissances étrangères, et le Hezbollah n’y est pas pour rien », commentait un homme d’une cinquantaine d’années sur la place des Martyrs de Beyrouth.

Alors que le parti Amal et sa figure de proue Nabih Berri, président de la chambre des députés depuis 1992, sont au centre des critiques et des quolibets, le Hezbollah est interpellé de manière moins véhémente par les manifestants, chiites ou non. Les succès du mouvement, depuis le début des années 2000 — et notamment lors de la guerre de 2006 avec Israël — ainsi que sa force de frappe militaire semblent lui épargner des critiques trop musclées, même si son intervention aux côtés du régime de Bachar Al-Assad lui a coûté bien des sympathies.

Interrogations et démissions

Pourtant, les expéditions punitives menées les 24, 25 et 29 octobre à Beyrouth par les partisans de la coalition chiite — avec un saccage en règle des installations des manifestants et des lynchages — ont altéré l’image du Hezbollah, qui apparaît prêt à tout pour sauver le pouvoir en place. Et sa défense des déshérités semble, de fait, dépassée. « Il faut bien comprendre que si le Hezbollah fait partie de l’establishment, c’est justement depuis l’union sacrée de 2016. Désormais, plus personne n’est dans l’opposition, tout le monde est au pouvoir : c’est ce qui rend tout changement difficile. Cela se concrétise par le casse-tête que l’on observe actuellement », ajoute Aurélie Daher.

Ce positionnement du Hezbollah n’est pas sans conséquence : si le noyau dur du mouvement reste mobilisé derrière son leader, le ton parfois méprisant adopté par le Hezbollah vis-à-vis des manifestants crée des dissensions avec ses sympathisants. Des déceptions mises en lumière, entre autres, par la démission de plusieurs journalistes du quotidien Al-Akhbar, proche du Hezbollah : « Le journal s’est dépêché de rejoindre les rangs de la contre-révolution, en validant les théories de complots incendiaires qui ont alimenté les violences dans la rue et les attaques contre les citoyens », a expliqué une journaliste du quotidien sur sa page Facebook, à l’heure d’annoncer sa démission du journal.

Le courage d’aborder l’inconnu

Le Hezbollah, qui est par nature un parti d’ordre et de discipline ayant horreur de l’improvisation et des aventures politiques hasardeuses se trouve à un moment charnière. Pour l’heure, il continue de jouer les équilibristes, entre la prise en considération des griefs du peuple et le maintien du système en place : « Notre préoccupation était d’éviter au pays le vide, souhaité par certaines forces. Certains manifestants ont appelé à la chute du gouvernement, du président de la République et du Parlement ; en clair, de toutes les institutions. Le Hezbollah a pris ses responsabilités pour éviter l’effondrement du pays », déclarait Hassan Nasrallah le 2 novembre dernier.

« Leur idée est de parier sur une lassitude des manifestants, et que le réflexe communautaire revienne à la surface. Ils ne se sont pas trompés sur cette question : nous avons vu ces dernières semaines de nombreuses contre-manifestations. En se retirant, Saad Hariri a en réalité sauvé la cause de la caste en place, puisque sa démission a remis d’actualité les vieux modus operandi communautaires de gestion de crise » commente Aurélie Daher. Le scénario qui a suivi les très fortes contestations déjà trans-confessionnelles en 2016 donne du crédit cette analyse : les législatives en 2018 s’étaient concrétisées par le maintien du vote communautaire.

Pourtant, le soulèvement toujours en cours au Liban revêt définitivement un caractère exceptionnel. Si son issue est incertaine, les lignes bougent, comme en attestent les dernières déclarations d’Hassan Nasrallah, prononcées le 11 novembre 2019 et résolument tournées sur les questions économiques : « La nécessité de lutter contre la corruption et le recouvrement des avoirs volés sont des revendications partagées par l’ensemble des manifestants. Aujourd’hui, je pense que plus personne — ni un parti ni un dignitaire ou une communauté — ne peut protéger les corrompus […] Il faut juger les corrompus et recouvrer les fonds volés », a-t-il déclaré. Des orientations qui tranchent radicalement avec les précédentes, comme si la rupture avec le Liban d’avant le 17 octobre 2019 était désormais inévitable.

L’équation libanaise ne semble pas près de se résoudre. L’annonce de la désignation par le bloc parlementaire majoritaire de Mohammad Safadi comme futur premier ministre a été perçue par de nombreux manifestants comme une provocation supplémentaire : d’une part parce qu’ils revendiquaient un nouveau gouvernement de technocrates totalement indépendants, et d’autre part parce que dans le contexte actuel, le choix d’un ancien ministre des finances — millionnaire de surcroît, impliqué dans nombre d’affaires de corruption — paraissait incendiaire. Safadi qui a jugé la tâche de former un nouveau gouvernement « harmonieux » trop difficile s’est vu contraint de renoncer à ce poste.

Dimanche 17 novembre, des dizaines de milliers de personnes ont entamé leur deuxième mois de contestation, faisant fi des mises en garde de la classe politique sur une possible déstabilisation du pays. Et pour cause : beaucoup considèrent que le spectre du chaos est la meilleure assurance-vie d’un système qu’ils combattent. C’est, entre autres, de cette question que les Libanais débattent quotidiennement sur les places fortes du mouvement.

Alors que la situation économique continue de se dégrader, la principale interrogation réside dans la capacité de la société civile à proposer rapidement un autre scénario. Le contexte y est favorable, mais au cœur d’une société divisée et aux revendications multiples, la difficulté de l’exercice est à la hauteur de l’enjeu. Jana K., 24 ans, les traits tirés par plusieurs semaines passées dans les rues de la capitale, conclut : « C’est un saut dans l’inconnu. Mais nous ne pouvions plus vivre comme cela. Nous devions sauter, nous l’avons fait. Il va nous falloir beaucoup de courage pour affronter la suite. Mais au Liban, rien n’est simple, nous avons l’avantage de le savoir. »

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