Tunisie, ce que pense M. Jebali

Hamadi Jebali en visite au Parlement européen
© European Union 2012 - European Parliament

La réunion du Majliss Al-Choura, l’instance suprême du parti Ennahda, qui devait se tenir mercredi 13 février, a été repoussée pour permettre la poursuite des discussions internes à l’organisation, secouée par les propositions de son secrétaire général et premier ministre Hamadi Jebali. Après l’assassinat du leader de l’opposition, Chokri Belaïd, M. Jebali a en effet proposé la création d’un gouvernement de technocrates qui conduirait le pays aux élections présidentielle et législatives (lire l’entretien avec le premier ministre publiée sur lemonde.fr le 11 février « Si je n’ai pas de majorité, je démissionnerai »). Cette initiative a suscité nombre de réserves au sein d’Ennahda. Un proche du premier ministre nous expose les tenants et les aboutissants d’un débat crucial pour l’avenir de la Tunisie.

« Jebali, explique cette source, remplit deux fonctions simultanément, celle de secrétaire général du parti et celle de premier ministre. Ses critiques au sein d’Ennahda lui reprochent de ne pas les avoir consultées sur sa proposition d’un gouvernement de technocrates. Or, selon elles, la formation d’un tel gouvernement représenterait un changement radical dans la stratégie du parti, qui était fondée sur des élections et sur le choix populaire. D’autre part, le départ des politiques reviendrait à dévitaliser le gouvernement, au moment même où se développent les forces contre-révolutionnaires. Enfin, un tel changement reviendrait à mettre le pays sous la coupe de technocrates dont beaucoup sont liés à l’ancien régime, à l’“Etat profond”, voire sous la coupe de l’étranger [institutions financières internationales]. »

« Ennahda craint aussi qu’un tel gouvernement revienne à marginaliser la voix des urnes telle qu’elle s’est exprimée aux dernières élections et que cela laisse libre cours à la voix de la rue ». Le parti veut garder un gouvernement d’essence politique fondé sur un consensus national. Mais M. Jebali reproche à sa formation de « peu » réagir, de ne pas prendre la mesure de l’événement. Ennahda adopte une posture, une « position », mais ne fait pas de proposition, poursuit notre source, qui voit un risque que le parti ne se fourvoie avec la droite religieuse. M. Jebali, quant à lui, « pense que l’assassinat représente un événement majeur qu’il faut prendre en compte, même si le premier ministre avait depuis plusieurs mois entamé une réflexion sur les impasses de la transition en Tunisie. Il craignait déjà que les échecs n’aboutissent au discrédit de la politique, et pas seulement pour les partis de la majorité. ».

Pour le chef du gouvernement, il faut neutraliser un certain nombre d’« espaces ». « Il existe trois espaces politiques aujourd’hui : celui de la gestion quotidienne du gouvernement ; celui des élections qui doivent se tenir d’ici l’automne ; celui de la finalisation de la Constitution. Il faut neutraliser le premier et le troisième espaces pour permettre des élections qui seront “sous contrôle international”. »

« La création d’un gouvernement de technocrates permettrait de soustraire cette institution aux critiques et aux surenchères politiques et stabiliserait la situation interne. L’achèvement de la rédaction de la Constitution, qui ne demande pas beaucoup d’efforts supplémentaires, permettrait de fixer un cadre institutionnel stable. Dans ces conditions, les partis auraient le temps de se préparer aux batailles électorales à venir, de peaufiner leurs programmes pour affronter les tâches difficiles de la reconstruction, de préciser quelles réformes il veulent mener à bien. »

Pour le premier ministre, le dilemme est clair :

« – Aller vers “plus” de politique avec un gouvernement d’entente nationale, ce que propose aujourd’hui Ennahda. Mais comment y arriver alors que, déjà, la coalition à trois partis (la troïka) ne fonctionne pas ? Et on se heurte aussi au problème de Nida Tounes, de l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi, qu’Ennahda considère comme le représentant de l’ancien régime et qu’il ne veut pas intégrer au gouvernement.

– Aller vers du “moins”, soustraire des “espaces” aux conflits pour se concentrer sur les élections. »

Quelle est l’attitude des partis de la majorité ?

Le Congrès pour la République (CPR), du président Moncef Marzouki, est hostile à la position de M. Jebali, sans doute, poursuit notre source, parce qu’il « ne survivra pas à la transition politique, qu’il est en décalage avec la temporalité politique, qu’il a perdu ses assises et est devenu un parti qui ne vit que par ses ministres. S’il quitte le gouvernement, il n’existe plus ».

La seconde composante de la troïka, Ettakatol, la formation du président de l’Assemblée, M. Mustapha Ben Jafaar, devrait annoncer ce mardi « son soutien à l’initiative de Jebali. Cette annonce lui permettrait de se “redéployer”, de renouer avec le camp laïque, après avoir souffert de son alliance avec Ennahda ».

Le temps est compté. Notre interlocuteur ne cache pas son inquiétude sur l’avenir. L’assassinat de Chokri a été commis par des professionnels. Ils peuvent agir à nouveau rapidement et précipiter le pays dans le chaos.

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