Tunisie : Sayada redécouvre la démocratie participative

Un port de pêche branché · Petit port de pêche du golfe de Monastir, Sayada n’a pas de touristes mais elle a des idées. L’accès aux délibérations de la municipalité et à ses comptes est désormais ouvert à tous les internautes. Une petite révolution dans la grande, qui fait des émules jusque dans le sud du pays.

L’informaticien Nizar Kerkeni connecté au réseau wifi libre de Sayada. Crédits Ismaël Halissat.

À Sayada en Tunisie, ville côtière de 14 519 habitants proche de Monastir, le soleil tape et l’air marin ne suffit pas à rafraîchir les ruelles, même ombragées. La cité n’a pas connu le développement touristique d’Hammamet et ses modestes cafés n’incitent guère à s’arrêter pour profiter de la vue sur la Méditerranée. Jusqu’à la Révolution, la fierté de Sayada résidait dans son petit port de pêche et son marché aux poissons.

Mais depuis, la ville innove et tente de marquer, à son échelle, la reconstruction politique du pays. « Open data, open gov, open wifi, voilà ce qu’on a fait », résume Lotfi Farhane, le président de la délégation spéciale mise en place en septembre 2011 par le gouvernement de transition, qui fait office de maire et se dit apolitique. « C’était dans un premier temps spontané, explique Nizar Kerkeni, informaticien et professeur, on a simplement commencé par rendre disponibles, sur le site de la ville, les procès-verbaux des réunions municipales. » Il ignore à l’époque le sens du terme open government1, qui renvoie aux initiatives visant à rendre l’action publique accessible aux citoyens. « Depuis, je me suis renseigné », précise-t-il en souriant.

Trois dauphins, un symbole

Quand il prend ses fonctions, Farhane découvre que les finances de la ville sont dans le rouge. « Après la Révolution, le laisser-aller était total, les citoyens ne payaient plus leurs impôts. » Il a alors l’idée de rendre publics les comptes de la commune pour inciter ses administrés à s’acquitter des taxes locales. « Et ça a fonctionné. Désormais on peut retrouver chaque recette et chaque dépense sur le site », affirme-t-il. Mais son initiative n’est pas du goût de tout le monde. « J’ai reçu un courrier officiel du gouverneur de Monastir me demandant ce qui se passait. ». Première frayeur mais aussi premières félicitations. Yamen Bousrih, membre actif de la communauté Open Gov de Tunisie, un groupe indépendant qui milite « pour la consécration des principes de la transparence totale et la participation citoyenne dans la gestion des affaires publiques » les contacte et les informe qu’ils se lancent, sans le savoir, dans l’open gov et l’open data2. Aujourd’hui le portail internet de la ville héberge systématiquement les procès-verbaux de réunions et l’état détaillé des finances publiques. Les utilisations pourraient être encore plus nombreuses, les projets pullulent dans la tête du maire : demander à distance un acte d’état civil, suivre étape par étape l’avancement d’une demande de permis de construire...

Sur l’avenue Habib Bourguiba, qui relie Sayada aux communes voisines de Lamta et Ksar Hellal, une sculpture représentant trois dauphins marque l’entrée de la ville. Le monument a été démonté pour des travaux d’aménagement en 2011. Face au mécontentement des habitants, attachés à l’un des symboles de leur commune, Fahrane et Kerkeni, tentent alors l’impensable : leur demander leur avis via une plateforme Internet. « C’est la deuxième étape du processus, impliquer les gens dans les prises de décision », explique le maire. Depuis, les trois dauphins trônent de nouveau sur le rond-point. Encore aujourd’hui, l’histoire amuse l’équipe municipale et les quelques Sayadis de passage à la mairie. Même si Kerkeni tempère la portée de la consultation, « seulement 150 votants, 1 habitant sur 100 y a participé », mais l’initiative tranche avec une longue tradition de secret.

Le mesh s’attire les foudres du ministère

En novembre 2012, portée par l’engouement collectif, la ville organise une journée de rencontres intitulée « Sayada ouvre ses données ». Une dizaine de maires des communes voisines y sont conviés. Nizar Kerkeni raconte, encore agacé : « On les avait invités tous personnellement par courrier, mais le jour J pas un seul n’est venu. » Cependant, d’autres personnalités répondent à l’invitation, parmi lesquelles Moez Chakchouk, président de l’Agence tunisienne de l’internet et Slim Amamou, un cyberactiviste rendu célèbre par son courage durant la Révolution. À cette occasion, ils suggèrent ensemble d’installer dans la ville un mesh, un réseau wifi (local) décentralisé et ouvert à tous.

Depuis, quinze antennes ont fleuri sur les toits de la ville, la mairie en abrite deux, ainsi que le serveur principal. « Le but de ce réseau, explique Nizar Kerkeni, est de permettre au citoyen, qui est au café, qui fume son narguilé, de savoir ce qui se passe dans sa ville. » Le mesh est installé en collaboration avec Ryan Gerety et son équipe de l’ONG américaine Open Technology Institute venue de Washington. Ce qui ne manque pas de soulever les interrogations de certains et la méfiance de beaucoup d’autres. Habib M’henni, membre de la communauté Wikipédia et Sayadi, raconte : « Des habitants se demandaient pourquoi des Américains débarquaient dans la ville pour installer des antennes ». En attendant, l’installation n’a rien coûté à la municipalité.

Mais le maire s’attire surtout les foudres du ministère des communications. « De bon matin, j’ai reçu un coup de fil pour me prévenir que notre initiative était illégale ; la semaine suivante, des techniciens sont venus mesurer les fréquences d’émission des antennes. Cette fois-là, on a eu vraiment peur. » L’affaire se règle par mail et grâce à l’intervention en coulisses à Tunis de personnalités politiques proches de la communauté open gov. Moez Chakchouk, président de l’Agence tunisienne de l’internet depuis la Révolution3 et défenseur de la neutralité d’internet explique : « En Tunisie, il est interdit d’installer un réseau mesh parce que l’État a le monopole des fréquences. On hérite du cadre réglementaire adopté sous Ben Ali. Va-t-on attendre longtemps que le ministère change la loi ? Sayada a eu le courage de défier la législation. »

« Un petit point sur la carte »

Cette ténacité a été récompensée par le premier prix OpenGovTn en janvier 2013. « À l’époque on a gagné sans trop de concurrence », confie Kerkeni. Mieux, Sayada inspire le vote de l’article 139 de la nouvelle Constitution4 relatif à l’ouverture au public des données locales et à l’implication des citoyens dans la vie politique. Lors du débat parlementaire, en janvier 2014, la députée Noura Ben Hassen, membre du parti du président de la République le Congrès pour la République et rapporteur de cet article, cite la petite ville comme un exemple à suivre pour toute la Tunisie. « Ce n’est que le début d’un long processus, les lois feront la différence. Aujourd’hui on ne peut pas encore obliger les collectivités à respecter l’esprit de l’article 139 ». Presque aucune ville ne l’a appliqué pour l’instant et l’article 139 demeure une déclaration d’intention. Les lois à venir, votées par la prochaine législature, devront faire appliquer l’article 139 par les communes, reconnaît la députée dans les couloirs de l’Assemblée.

« On ne sait pas ce que feront les politiques, s’inquiète Nizar Kerkeni, c’est pourquoi il est important que le mouvement démarre de la base, des municipalités. C’est un échelon qui touche directement la vie des habitants. » À un problème près, soulevé par Mourad M’henni, sociologue et Sayadi : « Ces progrès sont parfois discriminatoires. Par exemple, mon père qui est âgé, ne peut pas y participer. On veut faire de la démocratie participative mais tout le monde n’en a pas les moyens culturels et techniques ». Une limite qui désormais n’empêche pas d’autres municipalités de vouloir marcher dans les pas de la cité des pêcheurs. À Tozeur, dans le sud-ouest du pays, une expérience similaire, récompensée par le prix OpenGovTn 2014, est en cours. « Sayada est un petit point sur la carte de la Tunisie, s’amuse Lotfi Farhane. Maintenant, pourquoi ne pas faire la même chose à la présidence de la République ? »

1NDLR. « Gouvernement ouvert », abrégé en « open gov » : mode de gouvernance publique qui établit que les citoyens ont le droit d’accéder aux documents et aux procédures de leurs gouvernements afin de favoriser une transparence et une responsabilisation accrue et de leur donner les moyens de prendre part aux décisions qui les concernent.

2NDLR. Littéralement « données ouvertes », c’est-à-dire diffusées avec une licence ouverte garantissant leur libre accès et leur réutilisation par tous, sans restriction technique, juridique ou financière.

3L’Agence tunisienne de l’internet était sous Zine el-Abidine Ben Ali une officine de censure et de renseignement à l’origine de la fameuse page « ammar 404 » (« erreur 404 »), notification bien connue des internautes et qui s’affichait dès qu’on sortait des sites autorisés. Moez Chakchouk est allé totalement à l’encontre de ce qui avait été fait sous l’ancien régime. Il a subi des pressions, notamment à cause de l’accès dorénavant possible aux sites pornographiques.

4NDLR. « Les collectivités locales adoptent les mécanismes de la démocratie participative et les principes de la démocratie ouverte afin de garantir la plus large participation des citoyens et de la société civile à la préparation des projets de développement et d’aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, conformément à la loi ».

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