« Une chambre à soi »

Chambre à Gaza.
Photo Anne-Marie Filaire, 2010.

« Je suis allée rejoindre Hadil, jeune cinéaste trentenaire, chez elle à Alexandrie pour photographier sa chambre. Cette séance s’inscrivait dans un vaste projet artistique mené depuis plusieurs années dans le monde arabe.

Elle vit chez sa mère dans le quartier d’Ibrahimiyya. Nous passons un long moment à parler sur le balcon le soir, la vue donne sur une ruelle et l’immeuble en face est délabré, la cour remplie de détritus.

Dans la chambre, un grand lit, une photo de mariage accrochée au mur, celui de sa sœur et de son beau-frère. Des portraits de sa mère, lorsqu’elle était jeune (à l’époque de Nasser, après une autre révolution), en cheveux (elle est aujourd’hui voilée), sont glissés sous la vitre du bureau encombré d’une radio, de médicaments et d’un fer à repasser.

Hadil me dit que ce soir elle ne sait pas si elle va dormir ici car elle a une autre chambre à Al-Manshiyya et puis aussi chez sa sœur, près du port, sans compter l’appartement studio sur la corniche vers le Sporting. Pourtant, ce nomadisme n’est pas seulement le signe de l’opulence de sa famille. Il rend compte du statut encore incertain de la chambre à coucher personnelle dans le monde arabe.

Hadil a plusieurs chambres, mais se dit être de nulle part car « ses » chambres, « ses » lits ne sont pas pleinement les siens. Sa vraie chambre, c’est son corps, qu’elle déplace avec elle.

Il est courant en Égypte, mais aussi ailleurs dans le monde arabe, de partager sa chambre. Avec sa sœur ou sa grand-mère, mais aussi parfois avec ses frères, y compris à l’adolescence. La « chambre » (bit, dérivé de maison, bayt en dialecte maghrébin et ghurfa ailleurs) est aussi souvent une pièce, le salon par exemple, où chacun met, le soir venu, un matelas pour dormir, une pièce que l’on partage et qui ne sert à rien d’autre que se reposer. Avoir une « chambre à soi »1 n’est donc pas anodin. Par manque de place déjà, en particulier dans les grandes villes, mais aussi parce que la notion d’espace privatif pour les enfants et les adolescents, de « culture de la chambre » telle qu’elle est ailleurs pensée comme moment propice d’autonomisation, n’est pas toujours de mise, ni même revendiquée.

Ce n’est qu’avec le mariage que la chambre devient pleinement légitime, autorisant une certaine intimité et offrant la possibilité de la personnaliser, de la décorer à son image et de s’y projeter, pour les hommes comme pour les femmes. Ainsi, un autre jour, je me rends chez Reham, vingt ans, étudiante engagée dans la cause féministe, à Moharram Bek, quartier populaire d’Alexandrie. Dans cette famille venue de Haute Égypte, Reham et sa sœur cadette Rana partagent la même chambre. Alors que nous discutons, des cris nous poussent sur le balcon. La rue est animée, un mariage se prépare et chacun s’affaire. Sous les fenêtres, passe un cortège composé des meubles des mariés. Leur future chambre fait irruption dans l’espace public, exhibée à tous les habitants du quartier comme un trophée.

Certes, des dynamiques de constitution d’un espace d’intimité pour les jeunes avant le mariage s’observent partout dans le monde arabe. Ces processus semblent d’autant plus avancés que les familles sont aisées. Sarah, jeune femme dévergondée d’Alexandrie, âgée de dix-sept ans, qui a voyagé avec sa famille, rend compte de cette individualisation de l’espace (et de prise de distance) par les adolescents. Sa chambre est dans un désordre inimaginable, s’y amoncellent les vêtements et les peluches. Quatre chiens y vivent, dont deux énormes molosses qui montent la garde. Sarah en est fière et aime provoquer, dire ce qu’elle pense et aussi, dit-elle, embrasser ses amis dans la rue. Elle vit seule avec sa mère, séparée du père qui vit au Caire. Sa chambre, elle la perçoit comme son espace propre.

Pourtant, la variable économique ou financière n’est pas le seul obstacle à la constitution d’un espace de l’intime pour les jeunes adultes. C’est en 2007 aux Émirats arabes unis, pays parmi les plus riches du monde, que j’ai entrepris de photographier des chambres d’adolescentes. Munie d’une autorisation délivrée par le ministère de la Culture et de l’Information, j’étais confrontée à des difficultés. Si les jeunes filles émiraties rencontrées acceptaient que je photographie leur chambre, leurs parents refusaient massivement, quel que soit l’âge des filles ou leur catégorie sociale.

L’accès au pensionnat des filles de l’Université de Sharjah me permettait de contourner les familles et d’accéder à cet espace de l’intime que je recherchais. Les étudiantes de quinze à vingt-deux ans étaient parfois mariées et pour la plupart originaires d’Arabie saoudite et des Émirats, mais aussi du Qatar, du Koweït, d’Oman, du Yémen, du Tchad, de Palestine ou de Turquie. Leurs chambres dans le pensionnat manquaient pourtant de personnalisation. L’espace de l’intime se trouvait une nouvelle fois contraint. Dans les chambres, les images étaient interdites et l’application de la règle strictement contrôlée. Aucun poster de chanteurs, ni de souvenirs photographiques des familles, rien qui puisse permettre aux personnalités de s’exprimer. C’est uniquement sur les portes d’entrée, vers l’extérieur que chacune parvenait à se distinguer. Mais la personnalisation de l’espace n’était que faux-semblant. Drapeaux et portraits de l’émir, du roi ou du sultan du pays d’origine de l’étudiante, phrases d’allégeance impersonnelles, références divines ou coraniques dominaient. Une étudiante, bravant sans doute certains interdits, mettait en garde le personnel du pensionnat : « N’entrez pas dans ma chambre, ce n’est pas la peine de faire le ménage, si quelque chose manque vous serez responsable. »2 Sur les dizaines de portes, une seule affiche de représentation féminine : celle d’une poupée, image enfantine du corps avant qu’il ne soit sexué.

Les photographies des chambres d’étudiantes de Sharjah devaient, en 2010, être exposées à Gaza. Face au refus des autorités israéliennes de me permettre de les accompagner sur place, je décidais de transformer une simple exposition en un atelier avec des adolescentes au centre Al-Qattan pour l’enfance de Gaza à qui je livrais mon travail. Chaque adolescente, informée du lieu et de la nature de mes images, pouvait alors laisser libre cours à son inspiration en peignant sur les photos. Face à l’austérité des portes émiraties, s’exprimait par les peintures de Gaza un rapport au corps et à la féminité tout autre. Collages de stars de la chanson, couleurs vives, messages politiques expressifs signalaient le dynamisme et la créativité de cette société. Elles illustraient, dans un contexte que l’on disait pourtant contrôlé par l’idéologie conservatrice du Hamas, une capacité étonnante à rendre compte de l’intime et à s’inscrire dans l’espace en dépit de l’enfermement imposé par le blocus israélien.

En 2012, alors que se poursuivait mon projet photographique en Algérie, c’est au seuil même des appartements et des immeubles que je devais le plus souvent m’arrêter. Les portes, blindées, témoignaient d’un enfermement plus fort encore qui s’expliquait notamment par les années de guerre civile de la décennie 1990. L’intime que mon travail tentait de donner à voir m’échappait plus qu’ailleurs.

Face au « droit » à accéder à son intimité dans l’espace de la maison, les blocages dans le monde arabe sont économiques, politiques, hérités des traditions et liés aux histoires propres des différentes sociétés. Malgré tout, un processus de constitution de l’espace intime pour les adolescents semble partout en marche. Il passe certes par l’accès à une « chambre à soi », chargée en symboles et en promesses de personnalisation, mais plus encore il s’exprime aujourd’hui dans l’immatériel. Il s’est déplacé de la chambre vers Internet. Sa maison, sa vie, son intimité, sont tout entières contenues dans sa caméra, son téléphone portable et son ordinateur… bien cachées derrière un mot de passe. »

1Allusion à Une chambre à soi (titre original : A Room of One’s Own), essai de Virginia Woolf publié en 1929, dans lequel l’auteure analyse les conditions d’émancipation des femmes et de leur accès à la création artistique. La thèse qui a donné son titre à l’ouvrage est qu’une femme doit pour cela au moins disposer « de quelque argent et d’une chambre à soi » (Ndlr).

2Voir ci-dessus la photo de l’article.

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