Une compassion très politique pour les chrétiens d’Orient

Sur fond de crise identitaire des Français catholiques · La crise syro-irakienne a fait resurgir le spectre de la persécution des chrétiens au Proche-Orient, donnant lieu à la mobilisation de nombreux acteurs politiques, associatifs et confessionnels français. Entre réappropriation d’un imaginaire collectif ancien et agendas politiques bien actuels, le mouvement de solidarité en faveur des chrétiens d’Orient joue, au-delà de la cause humanitaire, un rôle important dans les débats sur l’identité chrétienne de la France, le rapport à l’islam et la place de la religion dans la société.

Débat entre catholiques et chrétiens d’Orient à Acre, 1290.
In Jonathan Riley-Smith, Atlas des Croisades.

Assyro-Chaldéens, syriaques orthodoxes et catholiques, grecs-catholiques melkites… : ces noms qui semblent sortis d’un autre temps ont fait la une de la presse française à l’occasion de la prise de Mossoul et de Karakoch par l’organisation de l’État islamique (OEI) à l’été 2014, et la fuite de milliers de chrétiens menacés de persécution. Les images et récits d’exode ont déclenché une vague d’émotion et de solidarité au sein de la société française, allant des déclarations de soutien à la création d’associations venant en aide aux chrétiens réfugiés.

La cause des chrétiens d’Orient avait déjà fait son grand retour dans l’opinion publique française à la suite des attentats d’Al-Qaida contre des églises à Bagdad, en 2004 puis en 2010. Nombre d’associations françaises actives sur cette question ont été créées à cette époque. C’est le cas de Fraternité Irak, de SOS chrétiens d’Orient ou encore de l’Association d’entraide aux minorités d’Orient (AEMO). Depuis 2013, elles connaissent un regain d’activité à l’occasion de la crise syro-irakienne et avec la montée de l’OEI. D’autres organisations installées de longue date comme l’Œuvre d’Orient, placée sous la protection de l’archevêque de Paris ou Aide à l’Église en Détresse (AED) ont également vu leur activité exploser en quelques mois. « Les gens ont entendu parler de notre association avec l’actualité », explique Anne-Estelle Radenac, chargée de mission au pôle France de l’Œuvre d’Orient. « Certaines personnes ont même découvert qu’il y avait des chrétiens en Orient. »

Sur les réseaux sociaux, les groupes de soutien se sont multipliés en 2014. Les bannières représentant le noun (ن, la lettre « n » en arabe) des « Nazaréens », c’est-à-dire des chrétiens, utilisé par l’OEI pour marquer les maisons chrétiennes, ont été largement partagées sur la toile, accompagnées du hashtag #Chutontue. Les institutions officielles de l’Église catholique sont au cœur de la mobilisation. L’archevêque de Lyon Philippe Barbarin a effectué plusieurs voyages en Irak en 2014 et lancé des appels aux églises de France. Les archevêques de Marseille et de Paris ont cosigné un communiqué en février 2015. De nombreuses églises ont organisé conférences, prières et collectes de dons.

Vision orientaliste du « christianisme des origines »

Si ces élans de solidarité sont la plupart du temps le résultat d’une empathie sincère, beaucoup reposent cependant sur une compréhension parfois partielle et simplificatrice de la situation des communautés chrétiennes au Proche-Orient. La concentration d’images et de discours dans les médias ou de la part de personnalités politiques donne souvent l’impression fausse que les chrétiens sont particulièrement ciblés alors que, comme le rappelle Anne-Estelle Radenac de l’Œuvre d’Orient, les chiites ou les yézidis vivent une situation plus dramatique : « Je ne dis pas que les chrétiens ne souffrent pas, loin de là, mais il faut savoir que c’est différent des yézidis qui eux ont été persécutés à mort, tués par centaines. Très peu de chrétiens ont été tués par Daesh à ce jour. Il y a donc bien le risque d’une information biaisée. Certaines associations et ONG jouent là-dessus pour mobiliser les donateurs. » Nombre d’articles de presse et de discours d’associations omettent d’expliquer les enjeux politiques et économiques qui sous-tendent les tensions communautaires et contribuent, consciemment ou non, à perpétuer la lecture religieuse et civilisationnelle des conflits. Ils mettent également en avant les discriminations et persécutions imposées par la majorité musulmane aux communautés chrétiennes du Proche-Orient, tout en passant sous silence les siècles de cohabitation et de dialogue inter-religieux.

Cette vision des chrétiens d’Orient véhiculée par le discours des médias et des associations militantes tend à les enfermer dans un regard orientaliste et folklorisant qui ne rend pas compte de la grande diversité des communautés sur le terrain. Les chrétiens d’Orient apparaissent ainsi comme les porteurs d’une religion plus authentique, plus proche du christianisme des origines. Entité millénaire, présentée comme immuable et constamment menacée par un islam violent et expansionniste, les chrétiens d’Orient deviennent soudain la figure martyre cristallisant tous les fantasmes, mais aussi toutes les craintes de l’Occident. Si, pour Edward Said1, l’Occident ne parle de l’Orient que pour parler de lui-même, les chrétiens d’Orient joueraient ainsi pour les chrétiens d’Occident le rôle d’un miroir où se reflèteraient leurs doutes les plus existentiels.

Sous couvert d’aide humanitaire

Le rôle du gouvernement français dans la mobilisation en faveur des chrétiens d’Orient est nécessairement ambivalent dans la mesure où le principe de laïcité ne permet pas d’attitude ouvertement discriminatoire en faveur d’une communauté religieuse spécifique. Cependant, nombre de militants pour la cause sont étroitement liés aux sphères politiques et effectuent un travail de lobbying acharné pour imposer la question sur l’agenda politique national. Car au-delà de l’engagement humanitaire se nouent des enjeux idéologiques forts.

Patrick Karam, président très médiatisé et actif de la Coordination des chrétiens d’Orient en danger (Chredo), est aussi conseiller politique de Les Républicains (LR), président du Conseil représentatif des Français d’outre-mer et ancien délégué interministériel de Nicolas Sarkozy. Sa connaissance approfondie de la classe politique française lui permet de jouer un rôle clé. « Nous travaillons étroitement avec Laurent Fabius2, avec le ministère de l’intérieur et nous avons eu plusieurs réunions avec le conseiller diplomatique de François Hollande. Nous avons cent quarante députés sénateurs membres de la Chredo, ça signifie que nous sommes capables de poser des questions écrites et orales pour pousser la diplomatie française. Il a fallu imposer ce thème. J’ai un réseau, je connais par cœur l’administration, la façon dont les décisions se prennent », commente-t-il.

La Chredo est l’intermédiaire principale entre les associations de soutien aux chrétiens d’Orient et la classe politique française. Elle est parvenue à créer en juin 2014 un groupe d’étude sur les chrétiens d’Orient à l’Assemblée nationale, présidé par Valérie Pécresse, présidente LR de la région Ile-de France et Véronique Besse, députée vendéenne membre du Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers, puis au Sénat en avril 2015. L’association travaille à la création d’un groupe similaire au Parlement européen.

L’action de la Chredo a donné lieu à des initiatives plus ponctuelles de la part d’élus, souvent de droite. Le 2 juin 2015, Claude Goasguen, député Les Républicains de Paris et maire du 16e arrondissement, soutenu par son adjointe Samia Badat-Karam, épouse de Patrick Karam, lançaient l’association « Les mairies avec les chrétiens d’Orient ». Le 7 juillet, la municipalité de Saint-Cloud a été la troisième mairie à afficher leur banderole de soutien sur son parvis, à l’initiative du Républicain Eric Berdoati, après les mairies du 16e arrondissement de Paris et de Fontainebleau. Le 23 juin 2015, l’ancien premier ministre LR François Fillon organise avec l’aide de la Chredo un « grand rassemblement pour les chrétiens d’Orient » au Cirque d’hiver à Paris qui regroupe plus d’un millier de personnes, avant de lancer le 30 juin une pétition en ligne qui compte à ce jour près de 8 000 signatures de soutiens.

Dans une déclaration commune faite le 29 juillet 2014, Laurent Fabius et Bernard Cazeneuve — alors respectivement ministre des affaires étrangères et ministre de l’intérieur — ont annoncé vouloir « favoriser l’accueil » des chrétiens irakiens en France3. En un an, entre l’été 2014 et 2015, près de 1 500 visas d’asile furent accordés par la France à des chrétiens4. Bernard Cazeneuve a justifié ces mesures par le fait que les chrétiens étaient « les premières victimes du projet d’épuration religieuse » de l’OEI.

La récupération par l’extrême droite

Le thème des chrétiens d’Orient est donc majoritairement repris par des élus de droite de l’échiquier politique. Tout d’abord à cause de leur traditionnelle association avec l’électorat catholique français, et aussi parce que les débats autour de l’identité chrétienne de la France et, plus implicitement, autour de la crainte d’une éventuelle « islamisation » de la société sont des sujets largement privilégiés par la droite. Autour de ces thématiques, on retrouve une présence non négligeable de l’extrême droite. L’ONG SOS chrétiens d’Orient en est l’exemple le plus emblématique. Créée en 2013 en pleine crise syro-irakienne, cette association officiellement apolitique est en réalité intégralement noyautée par la mouvance de l’ultra-droite. Son président Charles de Meyer, ancien membre du Printemps français, mouvance proche des milieux identitaires, est l’assistant parlementaire du député d’extrême droite Jacques Bompard et le cofondateur et trésorier de SOS chrétiens d’Orient, Benjamin Planchard, assiste aujourd’hui l’eurodéputée du Front national (FN) Marie-Christine Arnautu. Enfin le chef de projet François-Xavier Gicquel a fait ses débuts au FN avant de rejoindre le groupuscule radical Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR), dissous après la mort de Clément Méric5.

L’ONG milite dans le même temps pour la réhabilitation du régime de Bachar Al-Assad. Elle a été à l’origine du jumelage entre la ville de Béziers et la ville syrienne de Maaloula, symbole du christianisme oriental, présenté par le régime syrien comme un bastion de la résistance au djihadisme. C’est aussi SOS chrétiens d’Orient qui a œuvré pour la visite du député chrétien-démocrate des Yvelines Jean Frédéric Poisson à Bachar Al-Assad en juillet 2015. Julie A., ancienne bénévole pour l’association découvre la réalité lors d’une mission en Syrie. « Je me suis rapidement rendu compte de leurs convictions. Nous sommes allés à un meeting prorégime, on se serait cru en Corée du Nord. J’ai décidé de quitter la mission juste après cet épisode. »

Si la cause des chrétiens d’Orient fait autant l’objet de stratégies d’instrumentalisation politique, c’est parce qu’elle tend à cristalliser nombre de fantasmes et de craintes qui animent les débats en France. La crainte chez certains Français catholiques du déclin de la pratique religieuse, mais aussi la peur d’une montée de l’islam dans l’Hexagone imprègnent profondément la manière dont cette actualité est perçue.

La fascination exercée par les chrétiens vivant en Orient, perçus comme les représentants de la religion des origines en dit long sur les doutes traversés par la communauté catholique française concernant son identité et sa place dans une société sécularisée.

Pour William Marie Merchat, la question est à la fois centrale et prisonnière de la crise identitaire que traverse la communauté catholique française. « Je constate de plus en plus, notamment chez les jeunes catholiques, un sentiment d’être en minorité qui crée une insécurité, avec par conséquent une identité marquée plus forte. Il y a des partis et des courants d’idées qui se nourrissent de ça, y compris dans l’Église ; des courants traditionalistes qui assimilent la persécution des chrétiens d’Orient à un appel à une nouvelle croisade. Il y a un besoin de retrouver des racines claires, d’aider les gens à trouver un sens à leur vie. La laïcité n’est pas l’étouffement des religions, c’est permettre à chaque religion de s’exprimer dans le respect des traditions du pays. »

Comme le remarque Jean-Christophe Peaucelle, conseiller du ministère des affaires étrangères pour les questions religieuses, les débats en France autour de l’islam et autour des chrétiens d’Orient sont fortement liés. « La majorité de l’actualité aujourd’hui en France est consacrée aux chrétiens d’Orient et à l’islam. En réalité il s’agit des deux facettes du même problème. C’est la question du vivre-ensemble qui est au centre de la question des chrétiens d’Orient. Si leur défense se transforme en moyen d’exprimer des relents d’islamophobie, c’est que l’on passe totalement à côté du véritable débat. »

Longtemps refoulée dans le domaine privé, la religion est partout présente, dans les controverses publiques comme dans les analyses géopolitiques. Les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan rappellent le besoin urgent d’ouvrir le débat. Pour William Marie Merchat, « le dialogue interreligieux est la clé du vivre-ensemble et les attentats ont réveillé cette nécessité fondamentale de dialoguer. »

1Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Éditions du Seuil, 2005.

2Ministre des affaires étrangères du 16 mai 2012 au 11 février 2016.

5NDLR. Clément Méric était un jeune militant libertaire, membre de l’Action antifasciste Paris-Banlieue et de Solidaires Étudiant-e-s. Il est mort le 5 juin 2013, à la suite d’une rixe avec le groupe d’extrême droite Jeunesses nationalistes révolutionnaires.

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