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En Ouzbékistan, un renouveau islamique sous strict contrôle

Depuis la chute de l’URSS qui défendait l’athéisme, l’ancienne république socialiste d’Asie centrale s’efforce de promouvoir sa propre identité islamique à travers la mise en valeur d’un patrimoine culturel millénaire. Toutefois, ce renouveau religieux s’accompagne d’un étroit contrôle de l’État, notamment des réseaux sociaux, sous couvert de lutte contre l’extrémisme islamiste.


Bâtiment en brique avec de grandes arches et coupoles turquoise sous un ciel bleu.
Tachkent, le 28 août 2015. Madrasa (école religieuse) Barak-khan.
Ymblanter / wikimedia

Les travaux ne sont pas encore achevés, mais les guides touristiques le présentent déjà comme « l’un des lieux les plus importants de la capitale ». Sur la grande place qui fait face à la vieille mosquée Tillya Sheikh et au paisible jardin intérieur de la madrasa (école religieuse) Barak-khan, les ouvriers s’affairent encore aux derniers détails du futur Centre de la civilisation islamique de Tachkent, dans la partie nord-ouest de la capitale ouzbèke, métropole de plus de trois millions d’habitants.

Attendu depuis des années par les Tachkentois, cet immense musée, dont la construction a débuté en 2018, devrait ouvrir ses portes au public au début de l’année prochaine. Mais, en septembre 2025, il a déjà accueilli plusieurs délégations académiques religieuses venues de l’étranger. Tous saluent ce mastodonte d’architecture, édifié sur trois niveaux et 45 000 mètres carrés, dominé par une majestueuse coupole turquoise de 65 mètres de haut.

Un hommage éclatant à l’architecture timouride1 de Samarcande, joyau historique de l’Ouzbékistan, ainsi qu’à ses grands savants ouzbeks, à l’instar de l’imam Mohammed Al-Boukhari (810-870), Al-Tirmidhi (824-892), Ibn Sina connu sous le nom d’Avicenne (980-1037) ou encore Al-Biruni (973-1048 ou 1052).

Il abritera notamment le « Coran d’Othman », l’un des plus anciens Coran écrits peu après la mort du prophète, conservé et protégé sous le règne de Tamerlan (1336 - 1405), conquérant turco-mongol du XIVe siècle. Pris par les Russes au XIXe siècle, il retournera en Asie centrale suite à une décision de Lénine au lendemain de la révolution d’Octobre (1917). Comme le soulignait le président Chavkat Mirzioïev en début d’année :

La civilisation et les enseignements islamiques ont toujours été fondés sur la science, la culture et l’éducation […]. Son objectif principal est de réunir en un seul endroit l’héritage millénaire de la culture islamique associé à notre pays.

Suscitant à la fois une fierté nationale et, dans la vie quotidienne, une relative indifférence de la population de Tachkent, le Centre de civilisation islamique, entouré d’un complexe d’hôtels et de boutiques à souvenirs, compte devenir l’un des lieux culturels les plus importants du pays. Avec une portée diplomatique assumée. « Nous voyons les futures visites diplomatiques se dérouler dans ce centre », explique Akhror Burkhanov, porte-parole du ministère des affaires étrangères et responsable du suivi du développement du centre.

Le patrimoine religieux est également valorisé dans l’ancienne capitale de l’empire de Tamerlan, Samarcande. Cette dernière a été désignée, le 27 mai 2025, « capitale culturelle du monde islamique » par l’Organisation islamique pour l’éducation, les sciences et la culture (Icesco)2, en partenariat avec le ministère ouzbek de la culture. À quelques centaines de mètres du Registan, le cœur historique de la ville, le mausolée d’Al-Maturidi (870 – 944), imam et philosophe originaire de la cité, est en cours d’agrandissement. Les autorités souhaitent en faire l’un des principaux lieux saints de Samarcande.

Une identité musulmane assumée

Parallèlement à la mise en valeur du patrimoine islamique, la pratique de la religion s’accélère dans cette ancienne république soviétique où 90 % de la population est musulmane. « La religion est de plus en plus présente, ici comme dans les autres pays post-soviétiques à majorité musulmane de la région, selon Ilkham Umarakhunov, expert de l’islam en Asie centrale, basé au Kirghizistan, coordinateur de projets pour la prévention de l’extrémisme religieux. Les gens pratiquent de plus en plus, les mosquées sont plus remplies. Après 70 ans d’athéisme forcé sous l’Union soviétique, c’est un processus normal », selon l’expert.

Dans le nouveau musée de la capitale, une exposition sera dédiée au « Nouvel Ouzbékistan » instauré par le président Chavkat Mirzioïev, au pouvoir depuis 2016. Ce concept se veut en rupture avec « l’ancien Ouzbékistan » de son prédécesseur, Islam Karimov, qui a dirigé sans partage pendant un quart de siècle, de l’indépendance en 1991 jusqu’à sa mort.

Après l’indépendance, Islam Karimov a rouvert les mosquées et instauré une « loi sur la religion », réintégrant l’islam au cœur de l’identité nationale. Un tournant majeur après des décennies de domination soviétique, durant lesquelles le régime avait imposé un strict athéisme d’État, fermé les lieux de culte et banni l’enseignement religieux.

Mais ce « renouveau religieux » s’est accompagné d’une répression de masse des musulmans, justifiée par l’essor du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) et du Hizb ut Tahrir (Parti de la libération), parti panislamiste qui prône l’établissement d’un nouveau califat)3. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, ces groupes ont mené une série d’attentats dans la capitale et dans l’est du pays, visant le président Karimov, ainsi que des enlèvements de soldats, de policiers et de touristes. Le pouvoir s’est retourné contre tous les musulmans sans distinction.

« Les jeunes de moins de 16 ans n’avaient pas le droit d’aller à la mosquée ! » se souvient Behruzbek Yadgorov, étudiant à l’université de Tachkent. Pour lui, la population a gagné en liberté religieuse comparativement à la décennie dernière.

L’actuel président Chavkat Mirzioïev a, en effet, insufflé un vent de liberté : en 2017, 16 000 Ouzbeks, figurant sur une liste noire sur la base de simples suspicions d’extrémisme religieux, ont été libérés des geôles. La diffusion de l’azon, l’appel à la prière, fait son retour dans les villes, et les signes religieux extérieurs, comme le port du hijab pour les femmes et celui de la barbe pour les hommes, sont tolérés. Cependant, bien que « la religion soit formellement séparée du gouvernement » selon la Constitution, l’État continue de contrôler rigoureusement la pratique religieuse par l’intermédiaire de la Muftiyate, conseil spirituel musulman, dirigée par un mufti et un conseil des oulémas (théologiens).

Elle encadre les imams, les mosquées, les écoles religieuses et la diffusion des messages islamiques, tout en restant étroitement liée à l’État, via le Comité d’État pour les affaires religieuses, un organisme gouvernemental qui supervise les pratiques. Contactée, la Muftiyate n’a pas répondu à nos sollicitations.

Surveillance de masse

La sphère religieuse demeure donc sous haute surveillance, malgré l’ouverture promue depuis le premier mandat de Mirzioïev. « Je peux aller en prison pour partager un hadith à mes enfants. Bien sûr qu’il y a un problème », témoigne un homme d’affaires de Tachkent, sous couvert d’anonymat. Fixant son son compteur de prières au doigt, il explique être régulièrement interpellé par la police à cause de la longueur de sa barbe et subir des contrôles d’identité prolongés et humiliants.

En 2024, l’Ouzbékistan a prononcé plus de 1 250 sanctions administratives pour activités religieuses, selon un rapport de la Commission américaine pour la liberté religieuse internationale (USCIRF)4. Ce constat est partagé par plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), telle que Human Rights Watch qui, dans son rapport 2025 écrit :

Les autorités ouzbèkes empêchent l’enregistrement des communautés religieuses, en soumettant d’anciens prisonniers religieux à des contrôles arbitraires et en poursuivant des musulmans pour des accusations d’extrémisme vagues et imprécises5.

Ces derniers mois, ces contrôles réguliers se traduisent par des amendes ou courtes peines, en particulier pour des contenus religieux diffusés en ligne. L’année dernière, l’Administration spirituelle des musulmans d’Ouzbékistan a restreint la présence des imams sur les réseaux sociaux. Des médias ouzbeks ont aussi fait état d’interdictions personnelles du Mufti aux imams de s’exprimer sur les réseaux sociaux6.

Récemment, un procès retentissant s’est tenu contre le blogueur religieux Alisher Toursounov, surnommé « Mubashshir Akhmad », administrateur de la chaîne Azon Global sur Youtube. Sur celle-ci, Toursounov proposait un éventail de contenus liés à l’islam, parfois critique de la laïcité prônée par l’État. Il étendait également ses réflexions religieuses à la géopolitique et la culture populaire, du boycott de McDonald’s, en raison de la guerre contre la Palestine, à des figures emblématiques de l’identité ouzbèke.

Extradé de Turquie en mai 2025 à la demande de Tachkent, il est accusé de diffusion en ligne de contenus religieux « de nature à attiser la discorde confessionnelle et à menacer l’ordre public ». Il lui est également reproché d’avoir produit et partagé sans autorisation des documents à caractère religieux, en violation des règles encadrant strictement la pratique de l’islam en Ouzbékistan. Ce qui lui a valu une condamnation de deux ans et demi de prison, prononcée le 9 octobre. Ses avocats, contactés par Orient XXI, précisent que leur client n’a pas souhaité faire appel. Ils confient voir de plus en plus d’affaires de ce genre dans les tribunaux.

Toursounov est originaire de Namangan, dans la vallée de Ferghana, région la plus conservatrice de l’Ouzbékistan. Ce territoire plat, peuplé de 16 millions d’âmes et enclavé entre le Kirghizistan et le Tadjikistan était, pendant la période soviétique, le centre principal de l’islam clandestin. Des groupes radicaux y rejetaient les formes cultuelles populaires locales pour imposer une pratique littérale de l’islam. Aujourd’hui, on remarque dans les rues davantage de femmes voilées que dans les autres régions du pays. « À Tachkent, ils font la promotion de l’identité islamique, ici, on la pratique », plaisante Behruzbek Yadgorov. Dans son village natal de Tchoust, à 20 kilomètres de la capitale régionale Namangan de plus de 700 000 habitants, à l’heure de la prière du vendredi, des embouteillages se créent devant la mosquée réservée aux hommes.

Cette piété a fait de la vallée de Ferghana et Namangan les territoires les plus contrôlés. Cet été, cinq écoles religieuses « illégales » ont été fermées à Namangan, ont rapporté les médias locaux7. Fin août 2025, les épouses d’imams de Namangan ont été convoquées à une réunion pour leur signifier qu’elles devaient porter leur foulard non pas autour du cou à la manière arabe, mais selon la tradition locale, en le nouant dans le dos. Les maris de celles qui désobéissent ont été menacés d’expulsion des mosquées par la branche locale de la Muftiyate.

En ville, on évite de commenter ouvertement ces faits. Kobiljon Murzabayev, directeur de la madrasa qui a regroupé, à sa création en 2016, l’ensemble des écoles religieuses de la ville, balaie les potentielles répressions sur les musulmans pratiquants.« Nous avons simplement nos traditions à nous, et voulons les préserver ! »

« Aujourd’hui, chaque district a sa mosquée ! », préfère se réjouir Berkhader Mukhodin, gardien de la madrasa Mulla Kirghiz, vieille bâtisse de 100 ans à côté du marché central de la ville. Il évoque avec joie la mosquée Yusufkhan oglu Qasimkhan, dernière grande mosquée construite à Namangan en 2022 en périphérie de la ville, dans un quartier en plein boom immobilier.

Le spectre de l’extrémisme toujours présent

Ilkham Umarakhunov qui a participé entre 2022 et 2023 au côté d’Ahmed Shaheed, rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur la liberté de religion ou de conviction, au suivi des recommandations de l’ONU, nous explique :

Les groupes extrémistes religieux sont toujours présents en Ouzbékistan : les mouvances ultra-salafistes, le Hizb ut-Tahrir. Au vu de son passé et de sa très dense population, le gouvernement fait tout pour ne pas leur donner l’opportunité d’instrumentaliser la question de l’islam. C’est une approche pragmatique (…) Il n’y a pas d’énorme persécution des musulmans en Ouzbékistan, mais toujours des discriminations et un contrôle étendu, qui se poursuivra dans les prochaines années.

Si la prise de Kaboul en 2021 a ravivé les inquiétudes du pays d’Asie centrale qui partage une frontière de 130 kilomètres avec l’Afghanistan, c’est désormais l’État islamique-Khorasan (EI-K), branche de l’Organisation de l’État islamique fondée en 2015 et militant pour un djihad global, qui constitue la principale source de préoccupation. Ce mouvement islamiste fondamentaliste, qui a revendiqué l’attentat de Moscou au printemps 20248, incarne la principale menace dans la région, notamment en recrutant parmi des citoyens ouzbeks et/ou originaires de la région.

Cette menace reste toutefois limitée, selon le chercheur Olivier Ferrando, auteur d’une étude publiée en janvier 20249 car ce n’est pas dans le pays que se radicalisent des Ouzbeks. Selon lui, « c’est principalement à l’étranger, dans les pays d’accueil des travailleurs migrants, où la politique restrictive du gouvernement ouzbek n’a aucun effet direct, que s’opérerait la résurgence d’un islam politique ». Et en particulier en Russie, où se trouvent plus de 80 % des migrants ouzbeks.

Au contraire, pour l’État ouzbek, la menace continue de planer : cet été, une cellule de l’OEI de seize personnes a été démantelée à Namangan. Le pari d’équilibriste de l’Ouzbékistan entre soft power religieux et contrôle intérieur est parti pour durer.

1NDLR. Relatif à la dynastie turco-mongole composée des descendants de Tamerlan, qui régna de 1405 à 1507 sur le Khorasan avant d’être chassée du pouvoir par les Ouzbeks.

2Fondée au Maroc en 1982, l’Icesco est une organisation internationale spécialisée dans l’éducation, les sciences et la culture qui rassemble 53 pays musulmans. Elle désigne chaque année trois «  capitales islamiques  ».

3NDLR. Le Hizb ut Tahrir est un parti politique fondé en 1952 par un juriste palestinien de droit islamique, Takieddine Nabhani, ancien membre des Frères musulmans avec qui il rompt en 1950. Il est actif surtout en Asie centrale, au Turkménistan, en Ouzbékistan et au Kazakhstan.

4«  Uzbekistan issued over 1,250 administrative penalties for religious activities in 2024  », Commission américaine pour la liberté religieuse internationale, Washington, 22 septembre 2025.

5«  World Report 2025  », Human Rights Watch, janvier 2025, hrw.org

6«  En Ouzbékistan, les imams ont l’interdiction d’utiliser les réseaux sociaux et d’aimer les publications  » (en russe), Radio Ozodlik antenne ouzbèke de Radio Free Europe (financé par les États-Unis), 3 juin 2024.

7«  Cinq écoles religieuses clandestines ont été fermées à Namangan  » (en russe), Kursiv, 18 août 2025.

8NDLR. Le 22 mars 2024, un commando de quatre personnes originaires du Tadjikistan a pris d’assaut une salle de spectacle en banlieue de Moscou, entraînant la mort de 145 personnes et en blessant 550. L’État islamique-Khorasan (EI-K) a rapidement revendiqué l’attaque.

9Olivier Ferrando, Islam, politique et société en Ouzbékistan. Enquête sur le renouveau religieux de la jeunesse ouzbèke, Institut français des relations internationales (IFRI), 8 janvier 2024.

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