

Istanbul. Le risque sismique, prétexte à une gentrification forcée
Depuis des années, la menace d’un puissant séisme à venir accélère la reconstruction des bâtiments à Istanbul. Aujourd’hui, le profit des entreprises de la construction est le moteur de cette transformation urbaine. Un mécanisme qui engendre l’expropriation des classes populaires dans de nombreux quartiers de la mégapole.
Des rues bondées, des regards anxieux, des pleurs, des cris… Le séisme du 23 avril 2025 à Istanbul, de magnitude 6,2, a agi comme une piqûre de rappel pour la population de la mégalopole de 16 millions d’habitants. Si aucune victime ni nul dégât majeur n’était à déplorer, la panique a tout de même gagné les Stambouliotes. Car la Turquie redoute un tremblement de terre bien plus fort sur sa capitale économique dans les années à venir. Un séisme de magnitude 7 ou plus aurait même 64 % de chances de frapper la ville avant 2030, rappelait, en 2023, Doğan Kalafat, directeur de l’observatoire sismique de Kandilli, situé à Istanbul.
La peur du « big one » est donc constante. Le tremblement de terre d’Izmit en 1999, une ville située à 100 kilomètres à l’est d’Istanbul et qui avait fait près de 18 000 morts, avait révélé les faiblesses de nombreux bâtiments. Les séismes de février 2023 dans le sud-est de la Turquie, qui ont causé la mort de plus de 50 000 personnes, ont mis en lumière l’absence de respect des nouvelles normes antisismiques. Le sismologue Naci Görür estime qu’environ 100 000 bâtiments sont menacés de s’effondrer en cas de séisme majeur. Face à cette menace, la transformation urbaine d’Istanbul bat son plein.
Des quartiers entiers se métamorphosent en quelques mois, mais transformer une ville de cette taille en aussi peu de temps paraît irréalisable. Le ministère de l’environnement et de l’urbanisme lance depuis des années de nombreux projets de rénovation, en s’appuyant sur l’Administration du développement du logement social (TOKI), l’organisme public chargé des logements sociaux en Turquie.

Si la transformation urbaine est une constante à Istanbul, elle prend une forme brutale dans le quartier de Fikirtepe. « C’est un peu une zone d’expérimentation. C’est ici que le risque sismique a été brandi en premier par le gouvernement pour justifier des expropriations massives », rapporte Francesco Pasta, doctorant à l’Observatoire urbain d’Istanbul, lié à l’Institut français d’études anatoliennes, centre de recherche français dépendant du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et du CNRS. Depuis 2005, cet ancien quartier populaire, situé sur la rive asiatique, connaît un bouleversement. Ici, l’argument de la lutte contre la criminalité auparavant utilisé a laissé place à celui du risque sismique.
Les Gecekondu (littéralement « construit en une nuit »), des maisonnettes édifiées hâtivement sans respect des normes d’urbanisme, laissent place à des immeubles de plusieurs dizaines d’étages pour former ce que le président Recep Tayyip Erdoğan a désigné comme un « nouveau Manhattan ». Vingt ans après les premiers travaux, les rêves de gigantisme se sont fait rattraper par la réalité. Plus particulièrement par la crise économique et la crise liée à la pandémie de Covid-19. Les immeubles sortis de terre sont pour la plupart inachevés, et les passants sont des ouvriers de construction couverts par la poussière omniprésente.

Une mainmise du gouvernement
Depuis 2012 et la loi sur la transformation des zones menacées de catastrophe, de nombreux amendements se sont ajoutés pour accélérer le processus. « Erdoğan modifie constamment les lois pour que les habitants ne puissent plus se défendre. Celle de 2012, dans sa version actuelle, est une loi totalitaire, qui annule tout droit de propriété et tout droit humain, l’État est au-dessus de tout », explique Cihan Baysal, militante sur les questions de droits de propriété, membre de Istanbul Urban defense et Northern Forests Defense et chercheuse indépendante spécialisée dans les mouvements urbains d’Istanbul. La loi place notamment sous la définition de « zone de réserve », une sorte de zone de construction prioritaire, certains quartiers d’habitations. Or, en janvier 2024, Ülkü Sakalar, membre du parti républicain du peuple (CHP, parti d’opposition) et élu de la municipalité d’Istanbul, critiquait ces zonages sur le site Gazete Duvar : « Certaines habitations, principalement des Gecekondu, figurent dans des zones de réserves qualifiées de vierges. L’État ne reconnaît pas le droit des habitants sur ces zones et peut donc les exproprier. »

Fikirtepe fait alors office d’exemple quant à la nouvelle politique d’urbanisation à Istanbul, avec le risque sismique comme justification. Ihsan Bektaş a 40 ans. Il est né et a grandi dans ce quartier. Il vivait dans une maison de 94 mètres carrés avec sa femme et sa fille lorsque les entreprises de construction ont entamé leurs projets immobiliers. Ils lui ont promis que le quartier allait gagner en valeur et que les habitants en profiteraient. « Même si l’on était propriétaires, on n’a pas eu le choix. Au bout de quelques mois, ils ont coupé l’eau et l’électricité des maisons. Puis ils nous ont expulsés », témoigne ce chef cuisinier de profession.
Reléguer les populations pauvres vers la périphérie
Son cas illustre les procédés utilisés par les promoteurs immobiliers, dont les permis de construire sont délivrés directement par TOKI, pour exclure définitivement les populations pauvres de ces quartiers. Selon le contrat, le couple avait le droit à un logement de 94 mètres carrés, en cohérence avec la taille de leur ancienne maison. Mais aucun appartement proposé n’est de cette dimension. La plupart mesurent 100 mètres carrés, et dans cette situation, ils sont censés payer la différence :
On me demande entre 350 000 et 400 000 livres (entre 7 100 et 8 200 euros), c’est inabordable pour moi. Ils font exprès de construire des logements plus grands que ceux qu’ils détruisent, pour que l’on paie. Et si l’on ne peut pas dépenser cet argent, ce qui est le cas de pratiquement tous les habitants de Fikirtepe, ils offrent ces logements à des classes plus aisées.
Dans ces procédés d’expropriation, trois options s’offrent aux propriétaires. L’État peut racheter le logement et donner un certain montant financier aux résidents, équivalent à une estimation de la valeur du bien, souvent assez faible. Une deuxième option est d’échanger son logement contre un autre construit en périphérie ou en dehors de la ville. Le dernier choix est celui d’Ihsan Bektaş : rester dans le quartier à condition de payer la différence de valeur. Avec un prix du mètre carré qui a explosé ces dernières années à Istanbul, dans le contexte d’hyperinflation — supérieure à 35 % depuis 2021. « Dans les quartiers comme Fikirtepe, les processus d’expropriations s’accompagnent clairement d’une dynamique de relégation des populations pauvres du centre vers la périphérie. C’est une sorte de gentrification forcée », analyse Youenn Gourain, docteur en urbanisme. Contactée, l’institution en charge de cette politique n’a pas souhaité nous répondre.

Aucun droit pour les locataires
Ihsan Bektaş vit seul à Bodrum, dans le sud-ouest de la Turquie. Il estime que ce sont les difficultés financières qui ont poussé son couple au divorce. Face à la situation, il semble résigné :
J’ai compris que je ne reviendrai jamais à Fikirtepe, comme beaucoup de mes voisins. Tous ceux que je connaissais vivent désormais en périphérie, ou dans leur village d’origine. De toute façon, on ne peut rien faire… Je ne vais pas me plaindre du gouvernement !
Quand les propriétaires comme Ihsan Bektaş sont difficilement satisfaits de ces projets, les locataires ne disposent, eux, d’aucun droit. Defne Okay vit depuis cinquante ans à Istanbul. Elle aime profondément sa ville, mais déteste la transformation urbaine qu’elle subit. Lorsque l’on évoque Fikirtepe, « c’est l’horreur », balaye-t-elle. Cette photographe habitait en location, également du côté de la rive asiatique, dans le quartier d’Üsküdar. En 2022, les copropriétaires de sa résidence se sont mis d’accord pour entamer une rénovation, après des analyses sur la qualité des bâtiments. Elle a dû quitter son logement dans la foulée, sans aucune aide financière. Aujourd’hui, les rénovations sont terminées, mais il est impossible pour elle de revenir : « Mon loyer est passé de 15 000 livres (environ 300 euros) à 65 000 (environ 1 300 euros) en deux ans. Puis il est passé à 100 000 (environ 2 000 euros), c’est beaucoup trop cher », déplore-t-elle. Les propriétaires profitent de ce prétexte pour s’enrichir. Face à l’inflation, l’augmentation du prix des loyers est limitée à l’indexation sur les chiffres officiels. Pour contourner cela, ils rénovent, expulsent, puis élèvent le loyer comme bon leur semble.

Les copropriétaires de sa résidence peuvent profiter du gain de valeur qu’engendre la rénovation aux normes sismiques — contrairement aux habitants de Fikirtepe. La plupart habitent ailleurs mais louent ces logements, ils y voient donc un intérêt de rente certain. Le contrat de rénovation leur offre même trois nouveaux appartements, dont ils partageront le profit de la vente.
Les promoteurs immobiliers sont les grands gagnants de cette situation. Lorsque des immeubles sont rénovés à Istanbul, notamment dans des quartiers à forte valeur ajoutée, des étages sont ajoutés, parfois plus de dix. Dans ces cas-là, ce sont les entrepreneurs qui obtiennent la propriété des nouveaux appartements. Dans la résidence de Defne Okay, l’entrepreneur est devenu propriétaire d’une vingtaine de logements. Ici, la rentabilité de l’opération est évidente. « Il y a clairement une volonté de se faire de l’argent, de spéculer. Cela peut entraîner des processus d’expropriation et de déplacement forcé de population comme à Fikirtepe ; mais aussi des situations où l’intérêt financier prime sur la gestion du risque sismique », souligne Youenn Gourain.
Des entreprises surpuissantes
Au-delà des promoteurs immobiliers, c’est tout le secteur de la construction qui profite de cette situation. En Turquie, où il représente environ 5 % du PIB, il a joué un rôle majeur dans la croissance de la décennie 2000 avec le développement de nombreuses infrastructures. Puis dans la construction de logements à partir de 2008, principalement à Istanbul, dans une stratégie de transformation urbaine massive. Le chercheur poursuit :
Certaines entreprises sont devenues extrêmement puissantes et sont directement liées au Parti de la justice et du développement (AKP). Il y a surtout une volonté de survie de ce secteur qui a souffert de la pandémie de Covid-19. C’est pour cela qu’autant de projets sont menés en même temps.
Dans la loi sur la transformation urbaine actualisée en 2023, 1,5 million de logements sont censés être déplacés à Istanbul.
Ce lien est pointé du doigt par de nombreux spécialistes. Jean-François Pérouse évoquait dans L’art de l’État en Turquie. Arrangements de l’action publique de la fin de l’Empire ottoman à nos jours (Karthala, 2013) la notion de « privatisation de l’État ou d’étatisation du privé ». Par exemple, Emlak Konut, deuxième société immobilière en capitalisation boursière et dont TOKI est le principal actionnaire, est également la première bénéficiaire des appels d’offres de l’administration.
Beaucoup estiment que les projets de rénovation sont dirigés en priorité vers les quartiers les plus rentables, en s’éloignant parfois de la gestion du risque. Le Centre pour la justice spatiale, (Mekanda Adalet Derneği (MAD), institut turc indépendant, démontrait déjà en 2017 un écart de 70 % entre les quartiers à risque identifiés en 2002 par l’Agence japonaise de coordination internationale (JICA), et ceux identifiés par la municipalité de l’époque, encore dominée par l’AKP. Avec une logique de méga-projets urbains menés dans les quartiers où la rentabilité est clairement identifiée en amont. À Fikirtepe par exemple, la densification des immeubles construits est en opposition complète avec la logique de dé-densification que recommandent les experts.

« Les quartiers qui étaient en périphérie avant l’expansion de la ville sont désormais dans le centre. L’argument de la criminalité pour les vider a été remplacé par celui du risque sismique. Le gouvernement use ici de la stratégie du choc », pointe Cihan Baysal. Une référence au travail de la journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein, qui soutient l’idée qu’après un traumatisme collectif, l’état de choc de la population ouvre la voie aux États pour mettre en place des réformes capitalistes, néo-libérales et austères. Ici, le séisme de 2023 a certainement eu un tel impact sur la population qui exige des rénovations massives.
Aujourd’hui, Defne Okay dit ne plus se sentir en sécurité dans son nouveau logement, « voire en Turquie en général », ajoute-t-elle d’un ton sarcastique. Son fils angoisse au sujet du séisme. Comme beaucoup de Stambouliotes, il a un kit de survie à disposition. Mais même si l’envie de partir est forte, elle sait qu’elle n’échappera jamais totalement à la catastrophe. « Si je fuyais, mon corps serait ailleurs, mais ma tête resterait à Istanbul. J’ai beaucoup de proches qui resteront ici. J’ai peur pour eux, pour moi, pour nous tous. Nous l’attendons tous », confie-t-elle avec fatalité.
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