Algérie. Le compte à rebours électoral a commencé

Un mois après la démission du président Abdelaziz Bouteflika sous la double poussée de millions de manifestants et des chefs de l’armée, ses vainqueurs n’ont toujours pas réussi à s’entendre sur sa succession. À deux mois des élections présidentielles, prévues le 4 juillet 2019, l’impasse politique est totale et la partie à quatre entre la rue, l’armée, les oppositions et les partisans du statu quo devient de plus en plus incertaine.

Alger, 5 avril 2019.

Onze marches du vendredi depuis plus de deux mois ont confirmé ce dont la rue ne veut pas. Le départ de l’évanescent président par intérim Abdelkader Bensalah, comme celui du chef du gouvernement Nouredine Bedoui — aussi invisible que muet — est toujours réclamé, avec, un ton en dessous, celui du vice-ministre de la défense Ahmed Gaïd Salah, le vrai détenteur du pouvoir actuellement. Le climat des défilés, toujours fournis, reste dominé par un « dégagisme » radical et un mot d’ordre simple, sinon simpliste : « Tous doivent partir ! » Aucun progrès n’a été fait pour s’organiser, définir des revendications ou désigner des représentants. Suffira-t-il de continuer à protester pour imposer le changement ? Le mois de ramadan commence le dimanche 5 mai et ce sera sans doute tard dans la nuit que désormais les marches auront lieu. Elles risquent de prendre l’allure de retrouvailles hebdomadaires après la rupture du jeûne plutôt que d’une protestation populaire. Et d’éloigner encore un peu plus une éventuelle radicalisation du mouvement qui deviendrait révolutionnaire, s’emparerait de la Mouradia, siège de la présidence de la République, ou du palais du gouvernement au forum et imposerait sa volonté aux militaires.

Une mosaïque d’oppositions divisées

En face, les oppositions hésitent à sortir du bois. Elles sont toujours aussi divisées entre deux partis kabyles rivaux : le Front des forces socialistes (FFS), le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), des groupes islamiques plus ou moins proches des Frères musulmans et du régime déchu, des héritiers du Front islamique du salut (FIS) qui ont tiré parti du décès du vieux leader Abassi Madani pour rassembler à Belcourt des milliers de sympathisants très remontés et des groupuscules en principe séculiers. Il y a pour l’instant deux regroupements en pointillé, celui des « Forces du changement » dont la figure de proue est Ali Benflis, ancien premier ministre de Bouteflika, et le « Collectif de société civile » fort de 28 associations où se mêlent les tailleurs de pierre, les diabétiques de Bouloughine et deux Ligues des droits de l’homme.

Personne ne sait ce que pèsent dans l’opinion ces deux coalitions fort discrètes en dehors de leurs rares communiqués de presse. Leurs positions sont ambiguës, elles sont ouvertes au « dialogue entre le pouvoir politique » et « l’ensemble des acteurs », mais ils ne le disent pas trop fort, de peur d’être désavoués par les promeneurs du vendredi. Une demi-douzaine de personnalités ont déjà été éjectées des cortèges par de mystérieux groupes venus on ne sait d’où, qui les chahutaient et les ont forcés à partir. Depuis, on ne les a pas revus dans les marches… Défendre ouvertement un compromis avec l’armée est visiblement considéré comme trop dangereux par les rares hommes politiques algériens qui ont un minimum de notoriété après vingt ans d’interdiction d’apparaître sur les écrans des télévisons du pays. La rue s’en tient à son « dégagisme » dissuasif vis-à-vis de la seule classe politique.

Le « ni-ni » des militaires

Les militaires, en face, se cramponnent à un « ni-ni » qui doit beaucoup à leur expérience. Ils ne veulent pas affronter les manifestants et tuer des centaines de jeunes comme en octobre 1988. Aujourd’hui encore, des juges suisses envoient à cause de ça des commissions rogatoires en Algérie contre des généraux à la retraite accusés de crimes de guerre. Ils ne veulent pas non plus annuler les élections, comme en janvier 1992, ce qui les avait mis au ban de la communauté internationale. Ils s’en tiennent donc toujours à la Constitution et au processus constitutionnel adopté le 9 avril par le président par intérim et à la tenue des présidentielles début juillet. La fragilité et la timidité de leurs interlocuteurs politiques ou sociétaux ne les incitent pas à réviser leur attitude. On leur demande de renoncer à la Constitution, de repousser les élections de six mois ou plus et de confier le pouvoir à une vague instance de transition que chacun apprête à son goût. Ils ont peur que ce soit un marché de dupes et que l’Algérie se retrouve après le 4 juillet sans président ni cadre constitutionnel et surtout sans interlocuteur capable de tenir le pays sous l’œil des chancelleries étrangères, notamment française ou russe, attentives à son sort. Le vieux général Gaïd Salah a bien fait des ouvertures, promettant d’étudier des « propositions » venues de civils, mais semaine après semaine, en tournée dans l’une ou l’autre des six régions militaires et après avoir consulté ses pairs, il répète son antienne constitutionnelle et dénonce au passage la corruption et ses « lourds dossiers ».

L’ombre des « services »

Gaïd Salah accuse publiquement son ennemi intime, le général en retraite Mohamed Médiène, dit « Toufik », grand patron des services de sécurité pendant un quart de siècle, d’être en partie responsable du blocage politique actuel. Jusqu’au dernier moment, ce dernier a intrigué pour sauver la dynastie Bouteflika du naufrage, démarchant l’ancien président de la République Liamine Zeroual, se rapprochant de son successeur, le général Tartag, démissionnaire depuis la chute de Bouteflika. Depuis, Gaïd a rattaché « les services » à son ministère, mais il ne les contrôle pas vraiment. Entre soldats et barbouzes, qui les surveillent, le courant ne passe pas vraiment. Le vice-ministre de la défense n’a pas nommé de successeur à Tartag ; la Sécurité intérieure (DSI), la véritable police politique algérienne a eu trois chefs en moins d’un mois ! Toufik est-il le troisième homme de la crise algérienne ou un épouvantail brandi par les militaires ? La presse passe d’un sentiment à l’autre.

En réalité, les services ont de fait cogéré l’Algérie avec la présidence de la République depuis plus de vingt ans. Ils ont plus que des contacts : de véritables liens avec tous les milieux ou presque, politiciens, ministres, patrons, journalistes, policiers, imam des mosquées, confréries, chefs de tribus… Ils ont des dossiers sur les uns et les autres. A priori, ils ne sont pas favorables au hirak (mouvement), qui rêve d’épurations et de justice transitionnelle. Eux ont peur de devoir rendre des comptes, d’avoir permis ou commis des illégalités. On les soupçonne d’avoir trempé dans plusieurs machinations et provocations depuis le 22 février. Si l’ère des Bouteflika est terminée, nombreux sont ceux qui ont profité de leur long règne pour s’enrichir et qui entendent conserver leurs acquis. Y a-t-il un risque de réaction, de déstabilisation ? Personne n’en parle, mais la peur nourrit l’inquiétude qui est très grande dans toute la population — à l’exception, peut-être, des étudiants.

Une élection présidentielle risquée

Pendant ce temps-là, la procédure lancée par le décret présidentiel 19/126 portant convocation du corps électoral pour le 4 juillet avance dans l’indifférence générale. Cinquante-quatre dossiers de candidature ont été reçus à ce jour au ministère de l’intérieur, la révision des listes électorales est achevée et la proclamation des candidatures se rapproche malgré les envolées insistantes des uns et des autres que les élections n’auraient pas lieu le 4 juillet. Mais la rue a-t-elle la volonté et surtout la force d’empêcher leur tenue ? On peut en douter.

Les électeurs seront-ils aussi rares que veulent le croire les militants d’Alger ? Pour l’instant, seule une majorité des élus locaux de Tizi Ouzou et Bejaïa, deux wilayas peuplées en majorité de Kabyles, ont manifesté leur intention de ne pas ouvrir les bureaux de vote. Traditionnellement, l’abstention y est massive, comme dans la capitale. Mais ailleurs, dans l’Algérie profonde où le vote islamiste est important, où le FLN garde des positions, qui s’abstiendra ? Un président — bien ou mal élu — ne risque-t-il pas de sortir des élections du 4 juillet ? L’armée se retirera alors sur ses positions, le surveillant de loin, et la nouvelle équipe héritera d’un pays en crise où les mouvements sociaux se multiplient, l’économie quasiment à l’arrêt, et il lui faudra bien fabriquer un budget 2020 forcément impopulaire.

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