Algérie. Le scandale de l’autoroute Est-Ouest refait surface

L’autoroute Est-Ouest, le plus gros investissement de la présidence Bouteflika — avec au moins 20 milliards de dollars (18 milliards d’euros) engloutis — revient en force dans l’actualité algérienne. Un conseil interministériel présidé par le premier ministre Nourredine Bedoui a décidé, le 24 août 2019, l’instauration d’un droit de péage sur ses 1 216 km à partir de 2021. En attendant une probable réouverture d’un procès sur les conditions de réalisation du projet, trois ministres des travaux publics qui ont présidé à sa construction sont en prison.

L’autoroute Est-Ouest à Bouira, janvier 2017
BouizriphotographyWikipedia

Quand Abdelaziz Bouteflika arrive au pouvoir au printemps 1999, l’autoroute Est-Ouest (AEO) dort dans les dossiers du ministère des travaux publics depuis les années 1960. Moins de 300 km ont été construits dans les années 1980 par des entreprises algériennes, souvent publiques, financées par des prêts de la Banque européenne d’investissement, de la Banque mondiale et d’un fonds koweïtien. Le ministre des finances penche pour continuer dans la même voie, réaliser des tronçons d’autoroute là où la circulation est la plus forte, associer des sociétés nationales algériennes à des entreprises étrangères spécialisées qui financeront les travaux. Les unes amélioreront leur savoir-faire, les autres trouveront un marché. Le président ne le suit pas et reprend une autre piste défendue depuis 2003 par le président du Conseil constitutionnel Mohamed Bedjaoui, secondé par un intermédiaire sulfureux, Pierre Falcone, un « pied-noir » bien en cours à Alger, mais condamné à 6 ans de prison en France pour trafic d’armes : confier la réalisation de toute l’autoroute à un ou deux conglomérats et payer les travaux avec l’argent du pétrole qui connait alors une envolée de ses prix sans précédent.

Abdelaziz Bouteflika est pressé, il entend solliciter un troisième mandat présidentiel en avril 2009 et veut aller vite ; le projet doit être suffisamment avancé, sinon achevé, à l’échéance. Le délai retenu est très bref, à peine 40 mois, d’autant que le démarrage est laborieux : les études n’existent pratiquement pas, ce sera aux entreprises choisies de les réaliser au fur à mesure des travaux. La question des prix n’est plus une obsession pour les autorités algériennes, vu que le ministre des finances a changé en mai 2005.

Un attelage bizarre

Après deux séjours en Chine et deux audiences par le premier ministre Ahmed Ouyahia et le patron de la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS), le général Mohamed Mediène, dit « Tewfik », le lobbying du tandem Bedjaoui-Falco aboutit. Deux concurrents, l’un chinois, l’autre japonais, remportent au printemps 2006 l’appel d’offres d’une 2x3 voies devant des candidats occidentaux plus réputés, comme l’américain Bechtel — qui d’ailleurs portera plainte pour « favoritisme » contre les autorités algériennes.

Le partenaire chinois associe deux groupes qui n’ont jamais travaillé ensemble : China International & Investment Company (Citic), un fonds d’investissement fondé en 1979 par un vice-président de la République populaire de Chine, Rong Yiren, un vieux capitaliste d’avant la Révolution adoubé par le leader de l’époque Deng Xiao Ping. À ses côtés, pour faire le travail, une entreprise spécialisée dans les travaux ferroviaires, China Railway Construction Corporation (CRCC), fondée en 1948 par le Parti communiste. Le Consortium japonais pour l’autoroute algérienne (Cojaal) regroupe pour sa part six entreprises de l’industrie lourde.

Cet attelage bizarre n’a pas à l’époque — au moins pour l’un d’entre eux — d’expérience dans la construction d’autoroute, d’où la suppression d’une clause habituelle dans ce type de marché : en avoir déjà réalisé une auparavant ailleurs. Du coup, Citic-CRCC doit faire traduire en chinois 700 livres spécialisés écrits en français ! Sur les 927 km en compétition, Cojaal remporte le tronçon est (43 %), le groupement chinois l’ouest et le centre (57 %).

Évidemment, les délais (1er juillet 2010) ne sont pas tenus malgré la mobilisation de 30 000 travailleurs aux deux tiers algériens. Les retards s’accumulent et les situations de chantier traînent comme les contrats de sous-traitance avec des entreprises locales, dont celle d’Ali Haddad, un ami des Bouteflika.

Paradoxalement, les Japonais, pourtant plus expérimentés, s’en tirent plus mal que les néophytes chinois. En 2011, ils arrêtent les travaux, leurs ingénieurs butent sur un obstacle majeur : le tunnel du djebel El-Ouahch, à 84 km de la frontière tunisienne, s’est effondré et leurs clients algériens exigent la réalisation coûte que coûte. Le désaccord tourne au conflit judiciaire, chaque partie réclame à l’autre des indemnités à l’aide de rapports accusateurs établis par des bureaux d’études associés. Finalement, les travaux ne reprendront qu’en octobre 2017, six ans après, pour se terminer « contractuellement » début 2020. C’en sera alors fini de l’AEO et des embouteillages catastrophiques qui, chaque été, bloquent des millions de touristes algériens en route vers les plages tunisiennes. Citic-CRCC, qui a fini avec deux ans de retard les tronçons ouest et centre, est chargé de ce dernier tronçon qui, pour l’instant, progresse peu (à peine 12 % d’avancement à la fin 2018).

Mise en cause de comparses

Le scandale de l’autoroute éclate à l’automne 2019. Sept fonctionnaires et hommes d’affaires sont interpellés par les hommes de la DRS, la toute-puissante police politique algérienne. Durant l’été 2008 ses chefs sont en quête d’informations sur des faits de corruption avérés autour de l’AEO. L’enquête incrimine un ministre islamiste, Amar Ghoul, et son ancien collègue des affaires étrangères Mohamed Bedjaoui, tous deux proches du chef de l’État. L’État a payé presque trois fois le prix initial de l’autoroute !

Cinq ans après, le scandale fait pschitt. L’acte d’accusation de 160 pages épargne les ministres et incrimine essentiellement deux comparses, un businessman algéro-luxembourgeois et un ex-militaire, tous deux condamnés à dix ans de prison. Chani Medjoub, propriétaire d’une société de conseil ADC a des bureaux à Alger (Dely Ibrahim), Luxembourg, Londres et Dubaï et quelques antécédents judiciaires. Il est le « conseil » de l’entreprise chinoise Citic-CRCC. Mohamed Khelladi, lui, est fonctionnaire au ministère des travaux publics en charge du projet. Ancien officier de la marine, puis de la gendarmerie, longtemps proche de Ghoul, le ministre l’a embauché pour remettre un peu d’ordre dans un projet mal parti.

Citic-CRCC a un contentieux lourd avec le maître d’ouvrage à peine deux ans après le démarrage des travaux. Impossible de s’en remettre à la justice pour le régler. Le détestable climat judiciaire ne laisse qu’une solution : trouver quelqu’un de bien introduit dans le sérail qui « débloquera » le dossier en graissant la patte des responsables. Medjoub est équipé pour le job et les Chinois le payent à l’étranger. L’acte de renvoi retient contre Medjoub les paiements chinois et « oublie » à la fois les ministres impliqués à l’origine du projet en 2003-2005 et les personnalités qui ont bénéficié de ses « faveurs » pour débloquer l’affaire. Il oublie surtout les conditions de la signature de ce contrat du siècle, qui est la réalité de l’affaire, et qui a disparu du dossier. Khelladi, qui a joué le rôle de lanceur d’alerte, est condamné pour avoir fait soigner son fils à Paris et équiper les bureaux de l’Agence nationale de l’autoroute (ANA) aux frais d’une entreprise étrangère. Pour noyer le scandale, on a ajouté à ce dossier tronqué des figurants qui n’ont rien à y voir, mais ont bénéficié de « cadeaux » dans le cadre de leurs fonctions, en général à des postes de responsabilité au ministère des transports. La confusion est visiblement recherchée.

Un procès confus

La presse rend compte largement du procès, les comptes rendus ne sont pas toujours compréhensibles, les débats ont lieu en arabe et l’acoustique est mauvaise dans ce vieux palais de justice qui date de la colonisation. Le sentiment qui s’en dégage est une dénonciation publique, la première, du DRS et de son chef Tewfik mis à la retraite deux ans plus tôt. Les accusés, sauf Khelladi, les mettent violemment en cause. Les griefs sont nombreux : le DRS manipule les institutions et usurpe les fonctions et les responsabilités des autres administrations ; ses officiers de police judiciaire sont des tortionnaires qui violent le Code de procédure pénale ; le DRS et ses agents sont corrompus. Ce sont des incapables qui ne protègent pas l’État et son patrimoine exposé au pillage de l’étranger.

L’homme-orchestre de l’opération judiciaire a été le garde des sceaux Tayeb Louh. Cet ancien magistrat, qui s’est fait remarquer par ses activités syndicales, a été recruté à la fin des années 1990 pour être membre de la Commission de réforme de la justice créée par Bouteflika. Il a ensuite mené une carrière au ministère du travail et parallèlement s’est montré très actif au Front de libération nationale (FLN) où il a animé une fronde contre le secrétaire général de l’époque. Dans cette affaire, pour qui roule-t-il ? Ou plutôt contre qui œuvre-t-il ?

Un grand procès en Algérie n’a rien en commun avec la justice. En 2008-2009, le DRS n’est pas favorable à un troisième mandat présidentiel de Bouteflika. Un scandale venant à propos peut compromettre la réforme constitutionnelle indispensable pour que le sortant puisse se représenter. Sept ans après, le rapport de forces a évolué. Tewfik, le chef du DRS, n’est plus un deus ex machina. En septembre 2013, Bouteflika a renforcé le poids déjà considérable du chef d’état-major, le général Gaïd Ahmed Salah en le nommant de fait à la tête du ministère de la défense. Dans la foulée, ce dernier met à la retraite plusieurs collaborateurs de Tewfik, dont les instigateurs de l’enquête sur l’AEO : le général Hassan (Groupe d’intervention spéciale, GIS), le général Rachid Lallali dit « Attafi » et les colonels les ayant assistés. Deux autres grands procès sont en cours ou programmés au mois de mai (Khalifa à Blida) et en juin (Sonatrach I à Alger). La dissolution du DRS suit quelques mois après. La messe est dite.

Règlements de compte

Après la chute de Bouteflika, le jeu change. Trois ministres des travaux publics qui ont été en charge de la construction de l’autoroute sont en prison, dont Omar Ghoul. Tayeb Louh, qui a tiré les ficelles dans ce procès comme dans beaucoup d’autres, est passé presque directement de la chancellerie à la maison d’arrêt d’El-Harrach. Son successeur n’a sans doute pas oublié qu’il lui doit son limogeage en 2013 de poste de procureur général à la cour d’Alger. Officiellement, le procès de l’autoroute n’est pas encore rouvert, comme le sont celui du groupe Khalifa et de Sonatrach, mais les principaux acteurs qui ont lui ont échappé en 2015 sont désormais à la disposition de la justice. À la mi-juillet, la Cour suprême, menaçante, a rappelé « à ce jour, ne pas s’être prononcée sur le pourvoi en cassation en relation avec l’affaire de l’autoroute Est-Ouest ». Un second procès est toujours possible…

Le moment n’est évidemment pas le plus opportun pour rendre payant l’accès à l’AEO déjà annoncée à maintes reprises depuis 2014 pour « l’an prochain » et reportée à chaque fois. L’opinion se passionne sur les questions économiques, conteste la nouvelle loi sur les hydrocarbures avant même que son contenu soit rendu public. Un délai de deux ans ne sera pas de trop pour surmonter les conflits au sein de l’administration algérienne qui bataille autour de trois recommandations :

➞ faut-il instaurer un péage sur les 1 216 km de l’autoroute ou sur les tronçons les plus usités ?
➞ faut-il confier l’exploitation de l’AEO à une entreprise étrangère ou à des opérateurs algériens ?
➞ à quel montant fixer le péage ?

Sur toutes ces questions, le ministère des transports et celui des finances s’opposent. Mustapha Kourama (transports) penche pour un tarif de 1,2 dinar (DA) du kilomètre (0,009 euro) qui financerait uniquement l’entretien courant et la sécurité de l’ouvrage. Les services de Mohamed Loukal (finances) aimeraient que l’amortissement de l’autoroute soit aussi pris en compte (35 milliards de DA/an — 26 millions d’euros — sur 30 ans) et avancent plus de 2 DA (0,015 euro) du kilomètre. Une commission interministérielle a été chargée des arbitrages, qui risquent de se faire attendre plus longtemps que le second procès.

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