Gauches arabes. Mémoires vivaces, empreinte persistante

Yémen. Le socialisme dilué dans le séparatisme sudiste

De la République populaire et démocratique du Yémen, unique État marxiste dans le monde arabe, au mouvement sécessionniste sudiste, la trajectoire du socialisme au Yémen apparaît bien singulière. Le passage au pouvoir jusqu’en 1990 n’a empêché ni le désenchantement ni la relégation. Le parti socialiste s’est depuis trois décennies largement enfermé dans des logiques identitaires, instrumentalisées par les puissances régionales.

Aden, juillet 1975. Deuxième congrès de l’Union démocratique du peuple en vue de faire fusionner les différentes forces de gauche au sein d’un seul et même parti.
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La gauche au Yémen, comme ailleurs dans le monde arabe, est un objet devenu fuyant. Elle s’est graduellement vu marginaliser, ne comptant plus vraiment aujourd’hui en tant que force politique de premier plan. Restent la nostalgie, quelques atavismes et parfois des positionnements géopolitiques baroques lui permettant de survivre sans jamais réellement peser.

L’une des spécificités du Yémen est liée à une longue expérience socialiste au pouvoir. Pendant deux décennies, alors que le pays était divisé en deux entités indépendantes héritières des découpages de l’ère coloniale, le Parti socialiste yéménite (PSY), créé en 1978, et ses prédécesseurs issus du soulèvement anticolonial débuté en 1963 contre les Britanniques, ont présidé de façon autoritaire aux destinées du Yémen du Sud. Depuis la capitale Aden, autrefois port de rayonnement international et joyau de l’Empire, les dirigeants socialistes ont exercé de 1967 à 1990 un pouvoir centralisé, fortement idéologisé. Celui-ci était porté par une volonté d’exporter leur révolution, en particulier dans l’Oman voisin et la région du Dhofar, ainsi qu’au Yémen du Nord, à travers le soutien fourni à la guérilla du Front national démocratique à la fin des années 1970. Les socialistes ont œuvré pour transformer la société et l’économie du Yémen du Sud à coup de nationalisations et de purges, et grâce à l’appui des parrains extérieurs est-allemands, soviétiques et chinois. Aden était alors un phare du camp socialiste, lieu de refuge et d’entraînement de militants, parfois armés tels ceux du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) emmené par Georges Habache, ou de l’Allemand Hans-Joachim Klein et du Vénézuélien Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos.

L’État marxiste défait

Mise sous pression par le projet socialiste, la société traditionnelle locale — dans laquelle les tribus et les acteurs religieux sont centraux — a toutefois survécu, en particulier dans les campagnes et dans la région orientale du Hadramaout. Les structures n’ont en réalité guère évolué, faute de ressources, mais aussi en raison de la faiblesse de l’urbanisation et d’une importante population émigrée (en particulier dans les monarchies du Golfe), qui a trouvé hors du Yémen une protection face aux politiques volontaristes socialistes, souvent brutales, et des moyens de préserver ses intérêts financiers.

Malgré sa vulgate progressiste, la République populaire et démocratique du Yémen était elle-même traversée par des tensions inter régionales déguisées en divergences idéologiques. Cela a notamment abouti en janvier 1986 à un épisode d’une violence rare, faisant plusieurs milliers de morts, et dont l’impact est encore fort parmi les élites du Sud. Cette brève guerre civile1 a entraîné l’exil de certains et un fort ressentiment. Une opposition est née de l’époque, entre le groupe dit Al-Zoumra dirigé par Ali Nasser Mohammed (président du Sud de 1980 à 1986) et plus marginalement Abd Rabbo Mansour Hadi (président de 2012 à 2022) qui trouve ses principaux soutiens dans la région d’Abyan d’un côté, et la faction alors victorieuse surnommée Al-Toughma conduite par Ali Salim Al-Bidh dont la base principale se trouve dans le Hadramaout de l’autre. Cette opposition continue de structurer les débats et les inimitiés au sein de la gauche sudiste.

Cet échec du pouvoir marxiste n’a jamais été totalement digéré. Il a fini par reconfigurer la place des socialistes en tant que mouvement d’opposition depuis la fin de la Guerre froide, l’unification des deux Yémen le 22 mai 1990, et la chute de l’État socialiste. Plutôt que d’incarner une alternative politique claire, fondée sur le plan économique par des stratégies différentes de celles proposées par Ali Abdallah Saleh, président du Yémen unifié jusqu’en 2012, le parti socialiste yéménite s’est largement transformé en défenseur d’une identité sudiste qu’il a volontiers cherché à définir comme spécifique, distincte de l’identité nationale et donc opposée à celle dite du Nord. La défense des classes laborieuses s’est largement mue en construction d’une nation sudiste.

Sur la route de l’exil

Au lendemain de l’unité, cette logique, adossée à la volonté des leaders socialistes de sauvegarder leurs prérogatives et leur accès aux ressources de l’État, a grandement structuré l’attitude du Parti socialiste yéménite. Pendant quatre années, l’accord entre le Nord et le Sud a préservé une phase de transition qui offrait des postes de commandement aux socialistes, notamment le rang de vice-président à Ali Salem Al-Beidh, en plus du maintien des forces armées du Sud sous commandement autonome.

Certes, l’unité du Yémen a acté la domination du Nord, entraînant des spoliations et des discriminations au moment de la reprivatisation des terres, cependant les élites socialistes n’ont pas reconnu leur défaite — tout d’abord économique — en maintenant des attentes peu réalistes. L’égalité était de fait impossible, ne serait-ce qu’en raison d’un déséquilibre démographique : l’ex-Yémen du Sud demeure environ trois fois moins peuplé que le Nord. Dans ce contexte, la guerre de 1994, au lendemain de la déclaration de sécession de l’ex-Yémen du Sud en mai 1994, a précipité une nouvelle défaite socialiste, militaire cette fois, poussant Ali Salem Al-Beidh vers un exil définitif à Oman puis en Autriche, et entraînant une marginalisation définitive de la gauche en tant qu’alternative.

Après 1990, la bouée de sauvetage que le leadership socialiste avait alors cru trouver auprès des monarchies du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite qui cherchait en lui un affaiblissement du Yémen, n’a pas suffi. Leur reconnaissance de l’État sudiste nouvellement proclamé en 1994, les promesses d’aide financière par les rois et émirs n’ont pas effacé un processus historique profond, incarné dans une défaite militaire conduisant au sac d’Aden par l’armée du Nord, alliée aux islamistes et aux hommes de tribus revanchards, le 7 juillet 1994. La séquence a néanmoins souligné les compromissions géopolitiques des dirigeants de gauche, loin des discours anti impérialistes qui avaient guidé la création du parti et de l’État socialistes.

Construire l’alternance avec les islamistes

Il demeure évidemment quelques exceptions et le jugement soulignant un égarement de la gauche au Yémen s’avère quelque peu sévère. L’assise du parti socialiste au nord, avant comme après l’unité de 1990, n’est pas nulle. À travers la guérilla du Front national démocratique, le parti a su mobiliser et donner naissance à des cadres qui étaient pour partie autonomes vis-à-vis de l’État sudiste. Le plus brillant est Jarallah Omar Al-Kuhali, originaire de la région d’Ibb et secrétaire général adjoint du PSY. Autour de Taez, troisième ville du pays, le parti socialiste avait également une base non négligeable et a su, après 1994, se réinventer partiellement. De même, en dehors de la structure partisane née au Sud, le Yémen a connu des figures de gauche, comme les poètes Abdallah Al-Baradouni et Abd Al-Aziz Al-Maqalih, ou encore les militantes féministes Amal Bacha et Raoufa Hassan.

Au cours des trois dernières décennies, deux dynamiques au sein du parti socialiste semblent avoir coexisté, sans jamais donner naissance à des scissions formelles, pourtant coutumières au sein des gauches arabes : l’une inscrite dans le cadre large de l’État unifié, l’autre œuvrant pour la sécession. Bien qu’assassiné en décembre 2002 dans des conditions non élucidées alors qu’il assistait au congrès du parti Al-Islah (branche yéménite des Frères musulmans), Jarallah Omar Al-Kuhali a su imposer une option singulière pour le parti socialiste : l’alliance entre oppositions. En 2003 puis en 2006, la présence de candidats uniques à travers la plateforme du Dialogue commun (Al-liqa al-mouchtarak) face au parti au pouvoir d’Ali Abdallah Saleh, a permis au parti socialiste de se maintenir. Il a également pu apporter son concours à un dépassement de la confrontation entre islamistes et gauche qui, partout ailleurs dans le monde arabe, a renforcé les pouvoirs autoritaires. Le journal Al-Thawri et l’Observatoire yéménite des droits humains, liés au PSY, ont été l’incarnation de cette option finalement fructueuse.

C’est en partie grâce à cette logique que le soulèvement révolutionnaire de 2011 a pu atteindre sa masse critique et aboutir, avec un niveau de violence limité, à la chute d’Ali Abdallah Saleh. Cependant, la phase de transition, marquée par la montée des enchères au sein de chaque groupe politique, a aussi montré les limites de l’approche fondée sur le consensus qu’incarnait le Dialogue commun. Le secrétaire général du PSY, Yassin Said Noman, qui était une figure largement respectée, s’est alors retiré de la politique, acceptant le rôle d’ambassadeur à Londres en 2015, un rang qu’il continue d’occuper début 2024.

Le socialisme dilué

La dynamique sudiste au sein du parti socialiste a donc acquis une place prépondérante au moment même où les rebelles houthistes prenaient le contrôle de Sanaa fin 2014 et où la confrontation armée débutait. Depuis 2015 et l’intervention saoudienne pour rétablir le président Abd Rabbo Mansour Hadi, ancien socialiste honni par ces derniers, le devenir de la gauche n’est clairement pas un enjeu de premier plan. Socialiste ou non, elle n’incarne à aucun niveau une alternative sérieuse. Les quelques socialistes restés à Sanaa se sont alignés sur les positions anti saoudiennes des houthistes, d’autres sont en exil et ont délaissé le label socialiste du fait de sa démonétisation.

C’est ainsi que le PSY s’est pour l’essentiel dilué dans le mouvement sudiste. Il a toutefois été marginalisé dans la mesure où une nouvelle génération a remplacé la figure longtemps tutélaire d’Ali Salem Al-Beidh, exilé depuis 1994 mais qui continuait jusqu’au début de la guerre actuelle à être l’un des leaders du mouvement. Les faits d’arme de combattants salafistes lors des affrontements contre les houthistes en 2015 à Aden ont favorisé une alliance de fait avec une partie des socialistes. Tous deux se sont depuis lors retrouvés dans le Conseil de transition sudiste, fondé en 2017 avec l’appui continu des Émirats arabes unis. Soutenus par l’État capitaliste par excellence et soumis à des leaders religieux, les socialistes ne sont même pas représentés au sein du Conseil présidentiel composé de huit membres qui a succédé à Hadi en avril 2022. Dans l’armée comme au sein des milices, ils ne comptent plus et ne semblent subsister qu’à travers d’anciens cadres, parfois formés dans les anciennes républiques socialistes d’Europe et mus par une nostalgie désespérée. Certes, il reste bien l’étoile rouge du socialisme sur le drapeau derrière lequel se rallient les partisans de la sécession sudiste, néanmoins c’est là un bien maigre héritage si l’on pense aux ambitieux slogans portés par la République populaire et démocratique du Yémen dans les années 1970.

1NDLR.— La guerre civile au Yémen du Sud s’est déroulée du 13 janvier au 24 janvier 1986. Le bilan de ces onze jours de combats est estimé entre 4 000 et 10 000 morts.

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