Organisation de l’État islamique

Comment le continent africain est devenu l’épicentre de l’activité djihadiste

Si elle a été territorialement défaite en Irak et en Syrie en 2019, l’organisation de l’État islamique a mis les moyens depuis 2014 pour s’implanter en Afrique. Loin d’être un terrain secondaire, le continent est aujourd’hui l’épicentre d’une activité djihadiste qui voit dans les populations du Sahel la possibilité d’un renouveau de ses troupes.

Des cendres fumantes et objets carbonisés sur le sol à Badu près de Maiduguri, dans le nord-est du Nigeria, le 28 juillet 2019, après une attaque de Boko Haram qui a fait 65 morts
Audu Marte/AFP

L’organisation de l’État islamique (OEI) s’est révélée au grand public à la faveur de la guerre en Irak, puis en Syrie, en particulier avec la déclaration de son califat le 29 juin 2014 depuis la frontière syro-irakienne. Il était alors question de « corriger l’injustice coloniale des accords franco-britanniques de Sykes-Picot ».

Cet été 2014, les djihadistes de l’OEI jouissent d’un territoire aussi grand que celui de la Grande-Bretagne, à cheval entre les deux pays, et font la loi sur une population de huit millions d’individus. La bannière noire flotte au-dessus de grandes villes levantines chargées d’histoire. Deux coalitions politico-militaires, l’une sous commandement américain, l’autre menée par Téhéran et Moscou, se mettent en place pour les déloger. Pourtant, au lieu de mobiliser tous ses efforts pour protéger « son » territoire, l’OEI, en guerre aussi avec ses rivaux d’Al-Qaida et plusieurs factions locales, va poursuivre d’autres desseins. Comme 2012 a été l’année de l’expansion depuis l’Irak vers la Syrie, 2014 est celle de la conquête de l’Afrique. Le « Bureau des provinces lointaines » voit à ce moment-là le jour, et avec lui une stratégie africaine et mondiale du groupe, suivant l’impulsion de son chef Abou Bakr Al-Baghdadi. Nous tenterons dans cet article de donner quelques exemples non exhaustifs qui illustrent de manière explicite les premiers pas africains du groupe, et leurs spécificités souvent méconnues.

Syrte, préambule et épilogue libyen de l’OEI

De la même manière que les premiers djihadistes étrangers à fouler le sol syrien étaient des Libyens, le premier lieu d’implantation de l’OEI en Afrique et les premières prises de contrôle urbaines sur le continent se sont faits en Libye. Le pays représente ainsi le premier investissement extra levantin de l’organisation, même si sa présence s’y résume aujourd’hui à quelques dizaines de combattants éparpillés sur son étendue désertique, après la perte de son dernier bastion à Syrte.

Derna est la première ville où l’OEI s’est implantée en Libye, notamment avec des djihadistes libyens renvoyés chez eux dès les premiers mois de 2014. Ces derniers étaient regroupés en Syrie dans une unité appelée Katibat al-Battar qui avait une relative indépendance opérationnelle et médiatique. Ses membres participeront à toutes les grandes batailles de l’OEI, y compris celles de Deir ez-Zor dans l’est syrien et de Baiji en Irak. C’est même au sein de cette unité que sont passés plusieurs djihadistes francophones, belges et français, dont Abdel Hamid Aabaoud, le logisticien des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Il s’agit là d’une date charnière pour l’OEI en Libye. En juillet 2014, l’émir de l’unité en Libye, Al-Mehdi Abou Al-Abyad est assassiné à Derna. Pourtant, trois mois plus tard, l’organisation instaure un tribunal islamique et un « bureau des plaintes » dans la ville. En juin 2015, elle est expulsée de Derna par Majlis Choura Al-Moujahidin, un groupe armé proche d’Al-Qaida. Il en sera félicité dans une rare déclaration publique d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) à ce sujet.

En novembre 2014, alors que la « coalition internationale » a commencé ses opérations en Irak et en Syrie, Abou Bakr Al-Baghdadi décide d’envoyer en Libye un de ses compagnons de route et homme de confiance, Abou Nabil Al-Anbari, pour pallier les manquements des premiers envoyés à Derna. De son vrai nom Wissam Al-Zoubaïdi, ce dernier était commandant militaire et « gouverneur » de la province de Salaheddine en Irak. C’est sous son commandement et avec sa participation directe que le massacre de la base Speicher a eu lieu en juin 20141. Il a également commandé l’attaque de Samarra qui a servi de diversion en amont de la prise de Mossoul par l’OEI.

L’homme de confiance de Baghdadi consolidera l’OEI sur son premier territoire africain. Un de ses faits d’armes les plus importants est la prise de la ville de Syrte en juin 2015. Hasard du calendrier ou choix délibéré, Abou Nabil, de son nouveau nom de guerre libyen Abou Al-Moughira Al-Qahtani, a été finalement tué par une frappe américaine au sud de Derna dans la nuit du 13-14 novembre 2015, la même nuit où un commando de l’OEI dirigé par Abdelhamid Aabaoud mettait à feu et à sang la capitale française.

L’organisation va contrôler Syrte de juin 2015 à décembre 2016. Malgré la mort d’Abou Nabil, l’OEI conduit depuis la Libye l’attaque de Ben Guerdane en Tunisie le 7 mars 2016, mène une bataille de six mois pour défendre son bastion de Syrte et prépare sur le sol libyen l’attentat de Manchester au Royaume-Uni le 22 mai 2017.

On retrouve un autre personnage clef de l’OEI en Libye, également peu connu du grand public : le Bahreïni Turki Al-Binaali. Pourtant, il était et demeure, malgré son décès, un des idéologues et religieux les plus influents de l’organisation. Certes, il n’était pas un vétéran du djihad et n’avait pas connu le feu à l’instar d’Abou Nabil, mais il avait un CV fourni, avec des diplômes prestigieux en études islamiques, obtenus entre autres à l’Institut de l’imam Al-Ouzaai de Beyrouth. Il était surtout un des disciples du cheikh Abou Mohamed Al-Maqdissi, mentor d’Abou Moussaab Al-Zarkawi, le père spirituel de l’actuel État islamique, et l’un des théoriciens les plus influents du djihad moderne. Paradoxalement, Maqdissi deviendra un des plus grands détracteurs de l’OEI et de ses méthodes.

L’école de pensée d’Al-Binaali ne faisait pas l’unanimité au sein de l’organisation qui a connu de vrais remous idéologiques et structurels avec l’avènement d’adeptes de l’école de pensée de Hazemi — beaucoup plus radicale — à des postes de pouvoir au sein du groupe. Turki Al-Binaali est tué par une frappe américaine le 31 mai 2017 à Al-Mayadin, dans l’est syrien. Durant cette période, les tensions entre les deux écoles de pensée de l’OEI étaient à leur comble, ce qui s’est traduit par des campagnes d’arrestations, des exécutions et des défections.

L’allégeance de Shekau

Les tensions dogmatiques au Levant ont eu leurs équivalents aux abords du lac Tchad, là où une réussite africaine de l’OEI commençait à se consolider, pendant que tout le monde regardait du côté de l’Irak et de la Syrie. Le cas du lac Tchad et de l’allégeance de Jamaa’t Ahl al-Sunna lil Daawa wal Jihad (Groupe de la sunna pour la prédication et le djihad, JAS), plus connu sous le nom de « Boko Haram », est un cas d’école.

Tout a commencé début 2015 avec le souhait d’AbuBakar Shekau, à la tête du JAS, de vouer allégeance au calife de l’OEI, Abou Bakr Al-Baghdadi. Un souhait reçu avec beaucoup de prudence de la part de ce dernier, vu la réputation de Shekau qui avait auparavant entamé un rapprochement — rapidement abandonné — avec AQMI. L’initiative sera finalement acceptée, mais sous conditions. Après Ansar Beït Al-Maqdess au Sinaï en janvier de la même année, c’est le deuxième groupe djihadiste qui voue allégeance avec armes et bagages à l’OEI. Un religieux « facilitateur » de ce rapprochement, Abou Malek, nous a exposé les principales conditions émises par l’OEI, entre autres la fin des prises d’otages d’enfants des autres communautés (à l’instar des filles de Chibok), le retrait médiatique de Shekau, la nomination d’un porte-parole désigné et l’exigence que toute communication doive passer par les organes médiatiques de l’OEI.

Ces conditions — respectées un temps — et couplées avec l’apport immatériel de l’OEI central en matière de tactique, d’organisation et d’administration, contribueront à l’amélioration des capacités et de l’emprise du groupe d’une manière considérable. Mais Shekau ne tardera pas à déroger à la charte en s’attaquant à des rivaux au sein de son groupe. Plusieurs commandants et un imam sont exécutés pendant la prière de l’Aïd al-Adha. Le même Abou Malek — qui a déchanté — nous a rapporté ces informations, avec plusieurs enregistrements privés à l’appui, pour démontrer le ghoulou ou l’extrémisme de Shekau. Il voulait ainsi nous expliquer la destitution de Shekau par l’OEI en 2016, au moment où l’organisation elle-même faisait face aux mêmes accusations en son sein. Shekau acculé active sa ceinture explosive et meurt arme à la main en tuant certains de ses anciens compagnons dans la forêt de Sambissa le 19 mai 2021. Son groupe lui a survécu.

Cette guerre intestine n’a pas empêché la province « Afrique de l’Ouest » de l’OEI de devenir la branche la plus puissante et la plus territorialisée du groupe, avec un rudiment d’administration et un rayon d’action qui ne cesse de croître, que ce soit en termes d’opérations militaires, d’attaques contre les communautés chrétiennes ou d’attaques visant les représentations officielles qui touchent désormais le centre du pays et l’État de Kogi, où une voiture piégée a raté de peu le président nigérian sortant, Muhammadu Buhari, à Okene le 29 décembre 2022.

« L’erreur syrienne » jette son ombre sur le Sahel

L’OEI adapte sa stratégie selon la contrée africaine où il s’implante. Sa branche sahélienne, aujourd’hui « État islamique province du Sahel », n’a pas eu cette dénomination avant la mort de son fondateur, Abou Al-Walid Al-Sahrawi, tué par les forces françaises au Mali le 17 août 2021. Il s’avère que l’OEI n’avait pas une totale confiance en lui, l’estimant toujours proche de ses anciens compagnons de route d’Al-Qaida, Baghdadi ne voulant pas renouveler l’erreur commise en Syrie avec Abou Mohamad Al-Joulani. Mandaté pour rejoindre la Syrie par l’État islamique d’Irak en 2012, Joulani s’en émancipe et voue allégeance à Al-Qaida en 2013 avant de s’en émanciper aussi pour fonder le groupe connu aujourd’hui comme Hay’at Tahrir Al-Cham (HTC). HTC renie le « djihad global », combat activement les deux organisations dans le réduit rebelle d’Idlib et cherche un rapprochement avec la communauté internationale.

L’allégeance de Sahrawi au groupe restera sans reconnaissance publique plus d’une année, jusqu’en octobre 2016. La présence au Sahel ne sera pas officiellement démontrée avant mars 2019, depuis le Burkina Faso, année d’une montée en puissance inédite du groupe, avec des attaques et des affrontements qui ont fait plusieurs dizaines de morts chez les militaires maliens et 14 chez leurs homologues français en novembre au Mali, à Tabankort et Indelimane. D’autres attaques ont également eu lieu au Niger et au Burkina Faso. Toutes ont été revendiquées par l’OEI « province Afrique de l’Ouest ». Avant cette période, même l’opération de Tongo-Tongo en octobre 2017, pendant laquelle quatre « bérets verts » américains et quatre militaires nigériens ont été tués, n’a pas suscité de réaction officielle de la part des organes de l’OEI central. Le groupe Province Afrique de l’Ouest l’inclura toutefois en janvier 2020 dans sa toute première longue vidéo (31 minutes) diffusée depuis le Sahel.

Cette vidéo de propagande marquera le point de non-retour avec AQMI et la fin de l’exception sahélienne. Jusque-là, cette région était la seule au monde où les deux groupes ne s’affrontaient pas directement. Depuis, leurs combats sont devenus d’une violence inouïe. Les batailles qui les ont opposés dans le Ménaka (Mali) ou dans la région d’Ansongo tout le long de l’année 2022 ont fait des centaines de morts des deux côtés, sur des territoires où les populations civiles sont désormais sommées de prendre parti.

Aucun des deux groupes n’a jusqu’ici pris le dessus sur son rival, mais chacun d’eux a évolué. L’OEI Sahel a augmenté son rayon d’action d’une manière inédite en tapant aux portes des villes de Gao et de Ménaka, tout en sanctuarisant une partie du territoire malien. Le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) a augmenté sa portée politique dans des zones où sa présence était relativement timide, en se positionnant comme le défenseur des populations face à l’OEI qui a commis plusieurs massacres dans la région. Dans une interview qui nous a été accordée par l’émir d’AQMI2 Abou Oubaïda Youssef Al-Aanabi, ce dernier qualifie les combattants de l’OEI de khawarij, des « déviants » de la foi, ce qui rend par conséquent leur sang versé devient « licite » et les combattre « une priorité ».

Dans sa dernière production médiatique, la Province Afrique de l’Ouest de l’OEI s’est attaquée, à quelques jours du début du scrutin présidentiel au Nigeria et en langue haoussa et arabe, aux fondements de la démocratie et des processus électoraux en général, et au Nigeria en particulier. Quelques jours plus tard, l’OEI diffusait des photos de ses djihadistes au Nigeria, en République démocratique du Congo (RDC) et au Mozambique, en train de visionner la vidéo en question. Des anachid (chants religieux ou djihadistes sans instruments de musique) et des vidéos de propagande sont produites en différentes langues locales. Plusieurs unes du journal hebdomadaire de l’OEI Al-Nab’a sont désormais consacrées à l’activité du groupe en Afrique : en Somalie, au Mozambique, en RDC, au Cameroun, au Nigeria, au Tchad, au Niger, en Libye, au Mali, au Burkina Faso et au Bénin. L’OEI a déjà commis des attaques en Égypte, en Algérie et en Tunisie. Des flux financiers à son profit ont été décelés et/ou démantelés au Kenya et en Afrique du Sud. Mais en dehors de la Libye, les seules agglomérations urbaines tombées un temps sous le contrôle de l’OEI sont Mocimboa da Praia et Palma au Mozambique. Nous sommes donc encore très loin du modèle califal levantin, synonyme de continuité territoriale et d’emprises urbaines.

Ces exemples sont loin de résumer l’activité de l’OEI sur le continent africain, mais ils montrent que le groupe a au moins depuis 2013 une stratégie pour son expansion africaine, consistant à récolter l’allégeance de groupe préexistants. Malgré l’éloignement, les entraves sécuritaires et les pertes humaines dans ses rangs, son commandement maintient son autorité sur ses filiales africaines, et entretient un intérêt constant pour l’Afrique, désormais épicentre de l’activité djihadiste dans le monde.

Le continent n’est pas une roue de secours pour l’OEI, comme certains se plaisent à le répéter, mais un objectif antérieur à sa perte de territoire, et en adéquation avec son dogme prophétique du « renouveau de la Oumma ». Pour certains idéologues de l’OEI, la sunna (la loi) de l’istibdal, cette notion de remplacement des musulmans qui ont délaissé leur religion par d’autres qui sont prêts à la défendre, souvent mise en avant par les groupes djihadistes, trouve sa traduction en Afrique.

1Des photos diffusées sur les réseaux sociaux ont montré des combattants masqués de l’OEI tirant à bout portant sur des soldats irakiens dont les mains étaient liées, devant des tranchées qu’ils avaient été obligés de creuser. On estime le nombre de victimes entre 560 et 770 morts. Lire « Irak : L’État islamique a procédé à de nouvelles exécutions à Tikrit », Human Rights Watch, 2 septembre 2014.

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