France-Algérie, deux siècles d’histoire

Dans l’ombre des accords d’Évian, des identités nationales en suspens

Les accords d’Évian du 18 mars 1962 ont mis fin à 132 ans de colonisation. L’indépendance de l’Algérie pose alors la question de l’identité des pieds-noirs et des « indigènes » musulmans. Sont-ils Français ou Algériens ? Un peu des deux ? Les négociateurs d’Évian ont voulu répondre à cette question et, plus tard, les législateurs nationaux ont assuré l’exécution de leurs réponses, avec quelques bémols.

La délégation du Front de libération nationale (FLN) lors des négociations des accords d’Évian, le 16 mars 1962. De gauche à droite : Taïeb Boulahrouf, Saad Dahlab, Mohamed Seddik Benyahia, Krim Belkacem,Benmostefa Benaouda, Redha Malek, Lakhdar Bentobal,Mohamed Yazid et Seghir Mostefaï.
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Ce dialogue de 1922 entre un étudiant algérois et une étudiante métropolitaine lors du congrès de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) témoigne bien du déni de l’identité des autochtones :


- Ainsi, vous êtes algérien... Mais fils de Français, n’est-ce pas ?
- Bien sûr ! Tous les Algériens sont fils de Français, les autres sont des indigènes !1

L’identité qui leur était confisquée à l’intérieur de l’Algérie, les « indigènes » la recouvraient paradoxalement à l’extérieur. La protection consulaire leur était due parce qu’ils étaient des « sujets protégés ». Mais ces sujets protégés forment en réalité une « catégorie juridique ambivalente [qui] sert de substitut à la nationalité algérienne sur laquelle l’État français ne se prononce pas pour ne pas lui donner crédit »2. Indigènes en Algérie, Algériens parce que sujets protégés à l’étranger, voilà la situation ubuesque dans laquelle ces individus, musulmans ou juifs, étaient enfermés.

Lorsque le nationalisme algérien monte en puissance dans les années 1930-1940, un processus de « bricolage administratif » du lien national des « indigènes » au regard de la nationalité française est mis en œuvre3. Longtemps enfermés dans un statut subalterne, les « indigènes musulmans » ne peuvent s’en extraire qu’en renonçant à leur statut personnel.

Attendu (…) qu’il est manifeste que le terme « musulman » n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan4.

Bref, les « indigènes musulmans » ont longtemps été privés de la citoyenneté française au motif de leur statut personnel. Et lorsqu’ils ont enfin pu y accéder, elle n’était pas entière. Ni l’ « acte d’annexion » de 1834, ni la constitution de 1848 n’ont fait des indigènes des sujets nationaux français. Le sénatus-consulte de 1865 leur a ouvert l’accès à la pleine citoyenneté à titre individuel avec abandon du statut personnel. Il a eu peu de succès.

Concernant les indigènes juifs, le décret Crémieux de 1870 les ont collectivement naturalisés. Pour les musulmans, c’est au sortir de la Seconde guerre mondiale, en 1944, que sera admise la naturalisation sans perte de statut personnel au profit de seuls 60 000 indigènes musulmans issus de l’élite. En 1946, la loi Lamine-Guèye généralise la pleine citoyenneté. Toutefois, la portée de cette loi sera réduite à travers le maintien, malgré le Statut de l’Algérie de 1947, de deux collèges électoraux distincts, supprimés en 1958. Ceux que l’on nommait aussi les Français musulmans d’Algérie (FMA) accédaient enfin à la pleine citoyenneté. Mais ils seront immédiatement transformés en une catégorie administrative nouvelle : les « Français de souche nord-africaine » (FSNA)5. Cette distinction atteste en creux de la survivance d’une catégorisation administrative sur une base raciale.

De pieds-noirs à Algériens, l’illusoire utopie

L’expression « pieds-noirs » aurait d’abord désigné les Arabes « chauffeurs de bateaux indigènes, aux pieds nus salis par le charbon »6. C’est seulement à partir de 1954 que les Européens s’appliquent à eux-mêmes cette dénomination sans abandonner l’idée, notamment dans certains milieux culturels, de leur singularité algérienne. Ce curieux chassé-croisé de dénominations va être questionné en raison des dispositions négociées à Évian en faveur des pieds-noirs (juifs inclus).

Dès les contacts secrets de Bâle en octobre-novembre 1961, les représentants français insistent sur le sort des Européens après l’indépendance. Sous quelles conditions et avec quelles garanties allaient-ils rester en Algérie ? Ils exigent la double nationalité automatique à leur profit, ce que refusent les négociateurs algériens, craignant la constitution d’une minorité européenne sous influence politique française. En définitive, les accords d’Évian retiennent une solution hybride : les pieds-noirs peuvent, par le biais d’une procédure simplifiée effectuée sous une période transitoire de 3 ans à compter du 1er juillet 1962, choisir la nationalité algérienne tout en conservant, pendant ce temps, la nationalité française.

En creux, est inscrite la perspective de la perte de la nationalité française. Les pieds-noirs allaient-ils accepter d’endosser la dénomination « Algérien », cette fois-ci non pas comme singularité pour se démarquer des Français de France, mais en tant que lien les ancrant durablement à leur terre de naissance certes, mais surtout à un État et une nation dominée par les ex-« indigènes » ? On connait la réponse : le départ massif et précipité de la très grande majorité des pieds-noirs en réaction à la politique de la « terre brûlée » de l’Organisation armée secrète (OAS). Parmi les moins de 200 000 pieds-noirs encore présents entre 1962 et 1965, très peu optent pour la nationalité algérienne : un millier tout au plus selon Pierre Chaulet, lui-même bénéficiaire de cette nationalité7.

Pourtant, la perspective de la perte de la nationalité française en cas d’option pour la nationalité algérienne avait très tôt été écartée, en contradiction avec les accords d’Évian, par l’ordonnance du 21 juillet 1962 permettant aux pieds-noirs de conserver « la nationalité française quelle que soit leur situation au regard de la nationalité algérienne ». Une partie de l’explication est peut-être à chercher dans le manque d’engouement pour le droit d’option dans la définition même de la nationalité algérienne.

Droit du sang ou droit du sol, la nation algérienne imaginée

Les accords d’Évian ne disaient rien de précis sur le devenir des musulmans naturalisés français sous statut de droit local, c’est-à-dire tous ceux déclarés Français sans avoir renoncé au statut personnel musulman. Les législations de chaque pays sont venues combler le vide.

Pour l’État français, ces personnes perdaient la nationalité française si elles ne se fixaient pas en France et n’y faisaient pas une déclaration recognitive de nationalité auprès d’un juge. On sait aujourd’hui que 60 000 personnes (hors enfants mineurs) ont bénéficié de cette disposition8. C’est peu ne serait-ce qu’au regard du nombre d’immigrés algériens présents en 1962-1963 en France, estimé à 350 000, dont on pouvait penser qu’ils utiliseraient cette formule. Aucune protection particulière en matière de nationalité française n’a en revanche été envisagée, ni par les accords d’Évian, ni par la législation française pour les harkis, sauf s’ils arrivaient à rejoindre la France et à y faire une déclaration recognitive.

De son côté, l’État algérien a promulgué un code de la nationalité le 27 mars 1963. La nationalité d’origine, mètre-étalon de la nationalité algérienne, n’est accordée que sous une triple condition exposée à l’article 34.

Le mot Algérien en matière de nationalité d’origine s’entend de toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissent du statut musulman.

Ce dernier critère de « statut musulman » renvoyait non pas à une appartenance religieuse, mais au statut colonial des « indigènes musulmans ». En conséquence, l’ensemble des Français sous statut de droit local, c’est-à-dire ceux déclarés français sans renonciation au statut personnel musulman, devenaient Algériens sans aucune formalité. Première observation : cela excluait de la nationalité d’origine les autres musulmans présents qui pouvaient réunir les deux premières conditions, mais pas la troisième puisqu’ils n’étaient pas soumis en droit à ce statut. Deuxième observation : les harkis, restés en Algérie ou partis en France, sont Algériens d’origine. Ils n’ont pas été frappés, comme cela avait été envisagé à l’indépendance, d’indignité nationale et transmettent aujourd’hui la nationalité à leur descendance.

Troisième observation : les accords d’Évian incluaient ceux qui étaient devenus Français avec renonciation au statut personnel musulman dans la catégorie des personnes qui pouvaient soit conserver la nationalité française, soit opter pour la nationalité algérienne (10 000 individus environ en 1962). Le code algérien a fait une entorse et admis toutes ces personnes à la nationalité d’origine. Quatrième observation : les pieds-noirs ne pouvaient prétendre à la nationalité d’origine et devaient, par le droit d’option instauré avec les accords d’Évian, acquérir la nationalité algérienne. Les départs massifs en ont contrarié l’effectivité. Pour ceux restés après l’adoption du code de la nationalité, au refus psychologique de devenir l’égal de celui que l’on dominait en situation coloniale, s’est ajoutée l’appréhension des conséquences de la constitution érigeant l’islam en religion d’État. Ils ont donc été très peu à sauter le pas.

S’affrontaient là deux conceptions de la nationalité. L’une privilégiant le lien du sang, l’autre le lien du sol. L’une mettant en avant l’existence précoloniale d’un groupe ethno-religieux qui a été soumis à la domination d’une minorité « importée ». L’autre, privilégiant le brassage de populations de différentes origines rassemblées par une même terre, source de lien national. L’une considérant que la nation était déjà là avant la colonisation et se caractérisait par l’arabité et l’islamité. L’autre envisageant la nation comme construction multiculturelle agrégeant toutes les populations présentes depuis 1830. La première vision, excluant au passage la dimension berbère, l’emporte sur la seconde et consacre une nationalité fondée sur le lien du sang, reléguant le lien du sol à un rôle d’appoint. Ainsi était scellée la nationalité des populations d’Algérie le 18 mars 1962.

1Guy Perville, « Comment appeler les habitants de l’Algérie avant la définition légale d’une nationalité algérienne ? », Cahiers de la Méditerranée, n°54, p. 55-60, 1997.

2Anne-Marie Planel, « Les ressortissants de la protection consulaire française en pays musulman. Le cas des Algériens de Tunisie sous le Second Empire », Mélanges de la Casa de Velàzquez, 51-1, p. 139-160, 2021.

3Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », Histoire de la justice, n°16, 2005.

4Voir Cour d’Alger, 5 novembre 1903, Revue Algérienne 1903.

5Selon la directive du 21 février 1958 sur la nouvelle appellation des Français musulmans d’Algérie (FMA) qui deviennent Français de souche nord-africaine (FSNA) par opposition aux Français de souche européenne (FSE). Voir Jean Nicot, « Inventaire de la série T. État-Major de l’armée de terre (1945-1972) », Service historique de l’armée de terre, 1994.

6Op. cit., Guy Perville.

7Entretien réalisé par Hélène Bracco, consultable sur le site de la Maison méditerranéenne des Sciences de l’homme (MMSH).

8Emmanuel Blanchard, Linda Guerry, Lionel Kesztenbaum, Jules Lepoutre, « La réintégration, une façon de devenir français », Population & Sociétés, n°619, 2024.

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