Diplomatie

Les États-Unis, soutien trop optimiste d’un rapprochement israélo-saoudien

Trois ans après les accords d’Abraham, l’Arabie saoudite pourrait être le prochain pays arabe à signer un traité de paix avec Israël. Si Washington pousse dans ce sens, en contradiction avec la position historique de Riyad, la concrétisation d’un tel accord a peu de chance d’aboutir avec l’actuel gouvernement israélien. En outre, les Palestiniens en seront, comme d’habitude, les éternels perdants.

Riyad, 8 juin 2023. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre saoudien des affaires étrangères (absent de la photo) après une réunion de la Coalition internationale contre l’État islamique
Ahmed Yosri/Pool/AFP

Depuis plusieurs mois, l’administration du président américain Joe Biden est à la manœuvre pour faire aboutir un accord de normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël. Un envoyé spécial a même été désigné à cet effet. Washington met cette mission au centre de ses objectifs jusqu’en mars 2024, date du début de la campagne électorale aux États-Unis, où les chances du président sortant semblent modestes.

En coulisses, l’administration de la Maison Blanche affirme avoir pris cette initiative à la demande du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman. Ce dernier aurait affirmé que son pays a pris la décision stratégique de faire la paix avec Tel-Aviv, et qu’un travail et des négociations étaient en cours pour finaliser les termes de cet accord.

Plusieurs médias américains et israéliens ont évoqué cette question, indiquant tantôt qu’un cadre général pour l’accord avait été trouvé, comme l’a récemment affirmé le Wall Street Journal1, et tantôt que la question était bien plus compliquée et nécessiterait du temps. À tel point que le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a déclaré dans une interview à l’agence Bloomberg que les choses avanceront de manière progressive2. En d’autres termes, les relations vont se développer de manière officieuse et officielle, notamment sur le plan économique, énergétique, celui des infrastructures, de la technologie, de la sécurité et dans le domaine militaire, avant la mise en œuvre de la normalisation des relations diplomatiques et l’échange d’ambassadeurs.

Ce que veut l’Arabie saoudite

Nous savons ce que l’Arabie saoudite veut de Washington : des réacteurs nucléaires civils, des armes américaines dernier cri et l’assurance d’un filet de sécurité. L’administration américaine devrait ainsi s’engager à ce que, si le royaume wahhabite est attaqué, celle-ci réagisse comme elle le ferait pour un pays membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le président américain lui-même a indiqué que ces négociations progressaient.

Concernant la question palestinienne, les requêtes saoudiennes restent cependant floues : d’une part, la position traditionnelle du royaume stipule qu’il ne peut pas y avoir de paix avec Israël tant que celui-ci n’a pas accepté l’Initiative de paix arabe3 qui implique la création d’un État palestinien. De l’autre, Riyad n’a rien confirmé à ce propos auprès de l’Autorité palestinienne (AP), se contentant juste de la rassurer en affirmant que la question palestinienne est bien présente dans les négociations.

De son côté, l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman a écrit4, après une entrevue avec le président américain, que l’Arabie saoudite pourrait se contenter de moins que cela, c’est-à-dire : exiger d’Israël de ne pas annexer la Cisjordanie, notamment la zone C, d’arrêter l’expansion de la colonisation et la construction de nouveaux avant-postes, ne pas légaliser ceux existants, préserver la possibilité d’établir un État palestinien et empêcher l’effondrement de l’AP. Pour cela, Riyad serait prêt à apporter un soutien financier généreux. Or, un tel accord serait encore plus dangereux que ceux d’Abraham, puisqu’il impliquerait cette fois un pays du poids de l’Arabie saoudite.

Un chemin semé d’embûches

Parvenir à un tel accord n’est pas impossible, pour peu que les deux parties puissent enjamber quelques obstacles. Le premier étant le gouvernement israélien lui-même, un gouvernement extrémiste et raciste qui n’est pas prêt à faire le moindre pas envers les Palestiniens, y compris concernant le gel des colonies. Or, les Saoudiens ne peuvent pas signer un tel accord sans rien obtenir pour les Palestiniens. Par conséquent, sans changement de gouvernement ou du moins un remaniement en son sein, avec le départ des ministres les plus extrémistes et l’entrée de Benny Gantz et de son parti Kahol Lavan, la conclusion d’un tel accord paraît très improbable.

De plus, le leader de l’opposition israélienne Yaïr Lapid désapprouve tout traité qui fournirait à l’Arabie saoudite des armes avancées et la capacité d’enrichir de l’uranium, même à des fins civiles. Les Israéliens restent ainsi fidèles à leur position historique, refusant de doter n’importe quel pays arabe d’armements de pointe, même s’il s’agit d’un pays « ami » et d’un allié de Washington et d’Israël. Ils estiment en effet que les régimes arabes restent fragiles, construits sur des sables mouvants, et qu’il n’est pas impossible de les voir tomber pour être remplacés par des pouvoirs hostiles à Tel-Aviv.

Deuxième obstacle : le Congrès américain, en particulier le Sénat, qui a peu de chance d’accepter un tel accord sans un fort soutien de la part d’Israël. Des lois américaines empêchent tout pays de la région d’obtenir des capacités nucléaires ou militaires avancées, même s’il s’agit d’un allié des États-Unis, car cela pourrait remettre en question l’engagement américain à assurer la supériorité d’Israël sur les pays arabes. En outre, les sénateurs et représentants du Parti républicain ne se précipiteront pas pour voter en faveur d’un tel accord à la veille de l’élection présidentielle américaine (novembre 2024), augmentant ainsi les chances du candidat démocrate au détriment de celui de leur propre parti, d’autant moins que, selon les sondages, la popularité de Joe Biden a particulièrement baissé. De plus, les sénateurs et représentants de l’aile gauche du Parti démocrate ne voteront pas pour un texte s’il ne comprend pas des avancées significatives pour les Palestiniens. Notons que de son côté également l’Arabie saoudite pourrait préférer conclure l’accord avec un président républicain, car c’est toujours avec ce camp-là qu’elle a entretenu de meilleures relations.

Enfin, n’oublions pas qu’il existe au sein de la famille royale saoudienne des dissensions concernant la normalisation avec Israël, une initiative qui irait à l’encontre de la position du roi Salman Ben Abdelaziz sur la question. Ce dernier s’était précédemment engagé à ne pas normaliser les relations du royaume avec Israël au cours de son règne. L’accord pourrait également nuire aux projets de développement saoudiens, Riyad ayant besoin pour son image d’entretenir de bons rapports avec les pays de la région, surtout l’Iran, et d’éviter de nouvelles crises. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’accord irano-saoudien parrainé par Pékin. Toutes les mesures prises par Riyad depuis le début de la guerre en Ukraine (février 2022), sa manière de défier l’administration américaine et de maintenir une marge d’autonomie lui permettent de jouer sur les deux plans, avec les camps de l’Est et de l’Ouest, ainsi que sur les contradictions internationales. Le royaume du Golfe a élargi et diversifié ses relations avec la Chine en quantité et en qualité, au moment où l’ancien ordre mondial s’effondre et qu’un nouveau monde multipolaire émerge.

Les mirages d’un règlement

Pour quelles raisons dans ce cas l’administration américaine déploie-t-elle autant d’efforts pour conclure cet accord, comme poussent à le croire les nombreuses rencontres américano-saoudiennes ?

Il s’agit d’abord d’augmenter les chances de Joe Biden de remporter un second mandat, voire d’assurer sa victoire. Ensuite, il s’agirait de mettre fin au recul américain dans la région, de reprendre l’initiative et de bloquer la route à l’amélioration des relations saoudiennes avec la Chine, la Russie et l’Iran. Enfin, un tel accord maintiendrait le rôle de l’Autorité palestinienne et de la « solution à deux États », ce qui sauverait Israël de lui-même à la lumière de la crise profonde qu’il traverse. En effet, l’aboutissement d’un tel accord mettrait fin à la crise interne en Israël, et ouvrirait la voie à la normalisation de ses relations avec ce qui reste des pays arabes et islamiques importants, comme le Pakistan et l’Indonésie, sans rien devoir offrir de substantiel en retour. Si l’accord est conclu, une annexion rampante et progressive remplacera celle, rapide et législative, qui est à l’œuvre, sans qu’il y ait de différence majeure sur le fond.

Il est certain que l’adoption de l’accord ne mènera ni à la stabilité ni à la paix. Ce serait une répétition de ce qui a été tenté depuis plus de cent ans pour atteindre une paix sans justice, au détriment des droits et des aspirations des Palestiniens. Il y a fort à parier que ces derniers n’obtiendront pas plus que la nomination récente d’un ambassadeur extraordinaire saoudien, et un consul non résident à Jérusalem. Ils poursuivront malgré tout leur résistance et continueront à faire vivre leur cause.

Les agences de presse ont indiqué qu’une délégation palestinienne s’est rendu en Arabie saoudite le 5 septembre 2023 pour discuter des revendications palestiniennes présentées en amont à Riyad, et qui comprennent deux volets : un volet de principe ou idéal, qui exige de Tel-Aviv d’adhérer à l’Initiative arabe avant toute normalisation ; et un autre décrit comme « réaliste », essayant de reproduire le passé, et la piètre expérience des accords d’Oslo dans des conditions qui sont encore pires que celles d’avant.

Les défenseurs d’un tel accord pourront toujours arguer qu’il faut sauver ce qui peut encore l’être, que l’arrêt de l’annexion, le gel des colonies et un soutien financier généreux valent toujours mieux que la situation actuelle des Palestiniens. Que ces derniers n’ont d’autre choix que d’accepter. Il nous suffit de rappeler, en réponse à cela, qu’aucun gouvernement israélien — même ceux qu’on appelait les « gouvernements de paix » — n’a gelé la construction des colonies. L’expérience nous a également appris que mentionner le gel des colonies et la non-annexion dans l’accord — si cela se réalise — vise à le légitimer et non à le mettre réellement en œuvre. Cela renforcera Israël sans le contraindre, conformément à la rengaine de Nétanyahu sur la priorité d’une paix avec les Arabes. Il sera par la suite facile d’imposer l’annexion et la poursuite de la colonisation aux Palestiniens qui seront complètement affaiblis et isolés de leur environnement arabe.

Autrement dit, il ne restera de cet accord qu’un généreux soutien financier, et les dirigeants palestiniens auront, en l’approuvant, vendu la cause pour quelques dirhams.

1« Saudis Agree With U.S. on Path to Normalize Kingdom’s Ties With Israel », 9 août 2023.

2« Netanyahu Says Bet on Israel and Saudi Arabia Deepening Ties », Bloomberg, 7 août 2023.

3NDLR. Initiative proposée par le roi Abdallah d’Arabie saoudite lors du sommet de la Ligue arabe en 2002 et confirmée en 2007, selon laquelle une paix peut être envisagée entre les pays arabes et Israël si ce dernier se retire totalement des territoires occupés et en échange d’une solution viable pour les réfugiés.

4« Biden Is Weighing a Big Middle East Deal », 27 juillet 2023.

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