Le Haut-Karabagh ou comment se termine un conflit

Il est rare que l’on assiste à la fin d’un conflit dans le monde. Celui du Haut-Karabagh, vieux de 35 ans, vient de finir. Par la force, l’Azerbaïdjan ayant repris le contrôle total de cette province qui avait fait sécession en 1994. Retour sur trois décennies de guerres et de tensions, de négociations et d’occasions manquées

Rassemblement devant le siège du gouvernement à Erevan le 21 septembre 2023, pendant la première session de pourparlers entre les représentants du Haut-Karabakh, du gouvernement azerbaïdjanais et de la mission de maintien de la paix russe à Yevlakh (Azerbaïdjan)
Karen Minasyan/AFP

Le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan lance une offensive sur ce qui lui échappe encore du Haut-Karabagh. Une attaque d’une telle ampleur, qui cause la mort de probablement 500 soldats et de quelques dizaines de civils, que les autorités du Karabagh demandent la cessation des hostilités au bout de quatre heures. Dans les jours suivants, lesdites autorités remettent leurs armes à l’Azerbaïdjan et se dissolvent. C’en est fini du Haut-Karabagh de facto indépendant. Une semaine plus tard, l’ensemble des 100 000 Arméniens de la région montagneuse fuient vers l’Arménie, créant d’immenses bouchons dans le corridor de Latchine. Ils n’accordant aucune confiance à Bakou qui n’a pas su ou pas voulu leur donner des garanties de sécurité pour qu’ils restent chez eux en tant que citoyens azerbaïdjanais.

Plus d’un siècle de « rivalités persistantes »

C’était là l’épilogue de 35 ans de conflit, mais aussi le dernier acte en date de plus d’un siècle de « rivalité persistante », comme l’explique le spécialiste du Caucase Laurence Broers. Une rivalité entre deux groupes humains puis « deux États (…), ponctuée d’épisodes récursifs de violence » et sur fond de tensions géopolitiques dans la région1. Comment comprendre la question du Karabagh sans celle du génocide des Arméniens de 1915-1923 dans l’empire ottoman finissant (précédé des massacres hamidiens de 1894-1896)2 et sans les affrontements « arméno-tatars » de 1905-1907 (à Bakou, Gandja, au Nakhitchevan, au Karabagh), soubresauts de la première révolution russe ?

« Il faut avoir en tête la longue histoire, les trente dernières années de conflit ne viennent pas de nulle part », insiste l’historien azéri Jamil Hasanli. Entre les XIIIe et XVIIIe siècles, les montagnes du Karabagh ont séparé les chrétiens (dans les montagnes) des musulmans (dans la plaine), même si les deux populations cohabitaient dans les zones hautes une partie de l’année. Au fil des siècles, le Karabagh a prêté allégeance à des suzerains étrangers — Iran sassanide, califats arabes, Géorgie bagratide3, Iran safavide…—. Ses potentats locaux descendaient quant à eux de lignées chrétiennes des dynasties arméniennes.

Tout change avec l’annexion de la région par la Russie en 1805, qui met en œuvre son ingénierie ethnique. Après la révolution bolchévique de novembre 1917, le Haut-Karabagh est disputé entre les républiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Finalement, Moscou décide de rattacher la province à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan le 5 juillet 1921, bien que la province soit peuplée à 95 % d’Arméniens. C’est cette « région autonome » qui revendique à partir de 1988 sa sortie de l’Azerbaïdjan et fait sécession au terme d’une guerre de six ans, qui cause environ 30 000 morts.

Médiation de la Russie

Pour comprendre l’épilogue de septembre dernier, qui était attendu, il faut d’abord le replacer dans la phase qui s’ouvre avec la guerre de l’automne 2020 remportée par l’Azerbaïdjan. Après 44 jours de conflit, Bakou reprenait le contrôle des sept districts entourant le Haut-Karabagh lui-même (pris comme « zone de sécurité » par le côté arménien lors de la « première guerre », de 1988-1994), ainsi que d’une partie de la province sécessionniste elle-même. Cette « seconde guerre du Karabagh » a fait 3 800 morts côté arménien et 2 900 côté azerbaïdjanais, à 98 % des militaires. Cette guerre était d’abord celle de la reconquête d’un territoire, Bakou se prévalant de quatre résolutions des Nations unies datant de 1993.

La médiation d’alors du président russe Vladimir Poutine a conduit à l’arrêt de l’offensive azerbaïdjanaise alors que le Haut-Karabagh était à portée de canon. La « déclaration » du 9 novembre 2020 signée par le président russe, son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev et le premier ministre arménien Nikol Pachinian prévoit diverses dispositions pour le cessez-le-feu, avec d’abord le déploiement d’une force d’interposition russe de 1 960 hommes pour un mandat de cinq ans renouvelable, et jette les bases de la paix à l’avenir, comme l’ouverture de « voies de communication » à travers la région. Mais la « déclaration tripartite » ne prévoit pas la définition du « statut » du Haut-Karabagh.

Poutine a expliqué fin 2020 que la question était insoluble pour l’heure, qu’il fallait la laisser aux « générations futures ». Mais le président Aliev ne l’entendait pas de cette oreille. Tout ce qu’il a entrepris depuis a consisté à réécrire progressivement le texte dans la réalité du terrain, en testant les lignes rouges avec Moscou afin de ne pas infliger de camouflets trop humiliants à l’ancienne puissance coloniale. Il s’agit de mettre une pression forte sur Erevan pour l’obliger à reconnaitre que le Haut-Karabagh fait partie de l’Azerbaïdjan : prise de 150 km² en territoire arménien au moyen d’opérations violentes et parfois meurtrières, multiplication des incidents le long de la ligne de contact autour du Haut-Karabagh, blocus de ce dernier à compter de décembre 2022 via la fermeture du corridor de Latchine (seule route reliant la province sécessionniste à l’Arménie), au point de créer une situation humanitaire intenable depuis l’été 2023.

Le rôle déterminant de la Turquie

Si Aliev a pu se montrer si audacieux, c’est grâce au soutien indéfectible d’Ankara. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan répète à l’envi le slogan « une nation, deux États » à propos des relations de son pays avec l’ex-république soviétique turcophone. Ankara avait joué un rôle déterminant dans la victoire militaire de 2020, vendant des drones Bayraktar à Bakou et lui fournissant une assistance technique militaire massive. Ankara joue un rôle si important dans la stratégie géopolitique de Poutine pour affaiblir l’Occident qu’il est obligé de lui faire des concessions et lui permettre d’intervenir dans son pré carré caucasien.

À l’automne 2020, Aliev a justifié l’emploi de la force par l’échec de la médiation internationale, sous l’égide du « groupe de Minsk » de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), coprésidée par la France, les États-Unis et la Russie. Une troïka qui avait pour vertu, selon l’ambassadeur Carey Cavanaugh qui y a représenté les États-Unis de 1999 à 2001, de fournir un « équilibre des intérêts stratégiques » des puissances actives dans la région et pour inconvénient qu’elles se sont neutralisées en plaçant à égalité deux principes du droit international : celui de l’intégrité territoriale et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes respectivement défendus par Bakou et Erevan. Cela n’explique pas tout de la stagnation du processus de paix pendant trois décennies. Selon Cavanaugh, « la volonté politique insuffisante des parties elles-mêmes » y est pour beaucoup4.

Aujourd’hui que l’Arménie sort perdante de ce long processus, se sentant abandonnée par la Russie, les langues se délient et les regrets s’expriment. Celui notamment de voir qu’à la fin des années 1990, c’est la ligne dure de Robert Kotcharian, qui allait devenir président, qui l’a emportée et a conduit à la défaite. « Kotcharian, c’est l’homme de l’absence de compromis. C’est celui qui a poussé à la démission du président Levon Ter-Petrossian, en février 1998, justement parce qu’il proposait de faire des concessions sur le Karabagh. Ter-Petrossian pensait qu’il fallait le faire tant que nous étions en position de force, avant que l’Azerbaïdjan, avec sa population trois fois comme la nôtre et ses énormes réserves d’hydrocarbures, ne reprenne la main », nous confie un proche du premier chef de l’État de l’Arménie indépendante. Et l’homme de déplorer qu’alors, « ni dans l’élite et la société arméniennes ni dans la diaspora des voix se sont élevées assez nombreuses pour prendre au sérieux ce que disait Ter-Petrossian ».

Les mauvais calculs de l’Arménie

Sous Kotcharian, les sept districts « occupés » sont devenus zone de « sécurité » puis « territoires libérés », justifiant ainsi rétrospectivement l’expulsion brutale en 1992-1993 de 600 000 Azéris et Kurdes, outre les 40 000 chassés du Haut-Karabagh. Alors qu’à partir des années 2000 il engrange le fruit de ses investissements dans les hydrocarbures, l’Azerbaïdjan dope son budget défense. Certaines années, celui-ci est égal au budget total de l’Arménie, qui finance à bout de bras son armée plus celle du Haut-Karabagh. Pendant ce temps, l’Arménie se dépeuple, passant en dessous des 3 millions d’habitants, tandis que l’Azerbaïdjan passe de 8 à 10 millions d’âmes dans les deux premières décennies du siècle. Malgré ces tendances lourdes, le radicalisme arménien sur la question du Karabagh ne fléchit pas. Peut-être parce que l’on croyait que le grand frère russe, garant de la sécurité de l’Arménie, avec deux bases militaires sur son territoire et la charge de garder ses frontières avec la Turquie et l’Iran, ne lâcherait jamais son meilleur allié du Caucase du Sud.

Reste à signer une paix, pour que l’on puisse définitivement dire que la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie est terminée. Le conflit du Karabagh à peine réglé, Aliev et Erdoğan se sont retrouvés le 25 septembre au Nakhitchevan. Là, ils ont rappelé qu’Erevan a, selon eux, encore un engagement à tenir : permettre l’ouverture d’une route traversant la région sud de son territoire, le Siounik, afin que, conformément au point 9 de la déclaration du 9 novembre 2020 négociée par Poutine, l’Azerbaïdjan soit relié directement à son enclave du Nakhitchevan. Le vocabulaire employé par les deux hommes (parlant du sud de l’Arménie comme de « l’Azerbaïdjan occidental ») et la désignation de cette route comme d’un « corridor » (ce qui suppose une forme d’extra-territorialité) ont fait craindre une tentation d’employer la force pour ouvrir cette route. Mais, probablement du fait de l’intermédiation d’Erdoğan, l’Iran, qui voyait d’un très mauvais œil ce projet, a offert une solution, facilitant les choses afin qu’une route reliant l’Azerbaïdjan à sa province du Nakhitchevan passe par son territoire.

Une vraie compétition se joue entre la Russie et l’Occident pour parrainer les pourparlers de paix entre Bakou et Erevan. Pour l’heure, Bruxelles, qui a déjà accueilli six rencontres entre Aliev et Pachinian, semble tenir la corde. Mais par-delà les paraphes, le chemin est encore long : Bakou a mis derrière les barreaux huit ex-hauts responsables du Karabagh ; chacun dénonce le « nettoyage ethnique » dont l’autre s’est rendu coupable ces trois dernières décennies ; les questions mémorielles et autres relatives au sort du patrimoine culturel et religieux occupent les esprits de part et d’autre. Mais une chance de paix est probablement là, une paix difficile à conclure, comme toute paix.

1Laurence Broers, Armenia and Azerbaijan – Anatomy of a rivalry, Edinburgh University Press, 2019 ; p. 11).

2Massacres commis sous le règne du sultan Abdülhamid II et dans lesquels certains historiens voient le prélude du génocide de 1915.

3Famille royale dont les différentes branches furent à la tête de plusieurs royaumes régionaux, y compris sur des territoires arméniens.

4« OSCE and the Nagorno-Karabakh Peace Process », Security and Human Rights 27, 2016 ; p. 440.

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