Au cœur de la rédaction du journal algérien « El Watan »

« Contre-pouvoirs, » un documentaire de Malek Bensmaïl · Le réalisateur Malek Bensmaïl livre un long métrage sur le quotidien francophone El Watan. Tourné lors de la campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2014, Contre-Pouvoirs permet de mieux cerner une réalité algérienne souvent opaque.

De l’Algérie, on dit souvent que ce pays est hermétique et qu’il constitue un véritable trou noir pour qui cherche à comprendre ce qui s’y passe. Pourtant, sur place, une presse indépendante, née lors de la période réformatrice du très court printemps algérien (1988-1991), tente vaille que vaille d’informer ses lecteurs et d’éclairer un théâtre d’ombres difficilement compréhensible pour l’observateur extérieur. Dès lors, on comprend les motivations du réalisateur Malek Bensmaïl qui a planté ses caméras au sein de la rédaction d’El Watan, quotidien francophone et l’un des titres de référence d’un paysage médiatique où cohabitent plus d’une centaine de publications en langues française ou arabe. Tourné lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2014, le long-métrage qu’il a réalisé à partir de cette immersion nous raconte d’une certaine façon ce qu’est l’Algérie actuelle.

Une rédaction algérienne

Bien entendu, c’est d’abord d’une rédaction, semblable à tant d’autres, qu’il s’agit. Au fil des images, on y retrouve donc des scènes que les journalistes connaissent bien : un correcteur, inflexible sur les accords, qui ne lâche rien ; une journaliste qui défend pied à pied son article face à un éditeur circonspect ; un monteur qui attend la copie... Il y a aussi un caricaturiste que l’on « briefe » mais dont on sent bien qu’il aimerait donner libre cours à son inspiration. À El Watan, comme dans d’autres journaux à travers le monde, on fait une revue critique du numéro du jour, on regarde ce qu’a fait la concurrence, on se regroupe à plusieurs derrière le secrétaire de rédaction pour choisir un titre de une, on enguirlande le rédacteur qui traîne dans les couloirs alors qu’il doit boucler son papier et l’on essaie de faire au plus vite lors des conférences de rédaction où est établi le « menu » du journal à paraître.

Mais ce qui n’échappe pas aux caméras de Bensmaïl, c’est la touche algérienne de cette rédaction. Ainsi, ces longs échanges entre deux journalistes à propos du peuple algérien, de son atonie apparente voire de son manque de conscience politique alors qu’une partie du monde arabe poursuit la contestation contre les régimes établis. C’est un fait, la politique est une passion chez les journalistes algériens et cela, le documentaire le montre très bien. Saïd Djaffar, éditorialiste dans un titre concurrent d’El Watan, le dit et l’écrit souvent : en Algérie, dans un contexte d’inaction et même d’inexistence des partis, c’est la presse qui joue le rôle des responsables politiques. C’est elle qui lance les débats, c’est elle qui s’interroge. En un mot, c’est elle qui cherche à combler un vide sidéral. D’aucuns, à l’image du politiste Mohammed Hachemaoui, estiment que c’est là un rôle que les détenteurs de « l’État profond », autrement dit une partie des « services », lui ont dévolu pour occuper la galerie et instrumentaliser cette (relative) liberté d’expression auprès de ses partenaires étrangers. Il n’empêche. Une salle de rédaction en Algérie, ce sont des débats à n’en plus finir, de la passion, des fâcheries qui ne durent pas, de la mauvaise foi assumée, des arguments ressassés à l’envi, des références à Marx ou à l’islam et la preuve de l’existence d’opinions et sensibilités différentes.

« Une activité à haut risque pénal »

La toile de fond du documentaire est cette fameuse élection de 2014 où le président Abdelaziz Bouteflika a fait campagne de manière invisible, ses ministres et soutiens faisant fi de toute décence et dignité en tenant meeting à travers le pays avec… son portrait encadré posé sur un tréteau. Au fil des échanges que capte le réalisateur, on comprend alors à quel point le jeu politique est verrouillé. À quel point — chose nouvelle dans un pays jadis « socialiste » — l’argent des « entrepreneurs », comprendre la clientèle du pouvoir, a pesé. On découvre aussi une société civile consciente de la corruption généralisée, qui essaie de faire entendre sa voix, se fait bastonner dans la rue parce qu’elle crie « barakat » (ça suffit), mot d’ordre qui donnera son nom au mouvement de refus du quatrième mandat.

Entrecoupé de superbes images d’Alger et de sa baie, sans oublier des instants d’apesanteur dans le clair-obscur d’une imprimerie, lieu fascinant par excellence pour qui travaille dans la presse, le documentaire de Malek Bensmaïl permet aussi de prendre la mesure d’autres réalités algériennes. La presse, dit l’un des protagonistes, est devenue une « activité à haut risque pénal » en raison de multiples et incessantes poursuites judiciaires. Un harcèlement dû à l’incapacité des responsables étatiques à admettre la moindre critique, quand ils n’assimilent pas une caricature ou un billet humoristique à de la diffamation. Quant aux scènes tournées dans le chantier du futur siège du quotidien, elles résument assez bien la situation socio-économique du pays. Entamée au début des années 2000, la construction était menée par des Chinois et des subsahariens, une main d’œuvre étrangère dans un pays où pourtant, quatre jeunes sur cinq sont au chômage et ne subsistent que grâce aux petits boulots du secteur informel.

Avec ce documentaire réussi, Malek Bensmaïl, continue donc de bâtir une œuvre conséquente essentiellement dédiée à l’Algérie. Du coup, on se prend à espérer qu’il puisse réaliser le même travail mais avec l’un de ces titres de la presse populaire arabophone à plus fort tirage, et où les idées exprimées, à l’intérieur des rédactions ou sur le papier, sont souvent à l’opposé de ce que l’on entend dans les salles et les couloirs d’El Watan.

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