Au Maroc, les soubresauts de l’homophobie font rage

Les homosexuels du Maroc sont la proie d’un cyber harcèlement décomplexé lancé par une transgenre résidant en Turquie. En pleine crise de coronavirus, cette campagne de haine a provoqué des suicides et des violences familiales. Dans une société marocaine conservatrice, la communauté LGBTQAI+ vit la peur au ventre. Seuls quelques intellectuels s’engagent pour la défendre contre des lois « d’un autre âge ».

Ben Wiseman

Maquillée avec soin, s’exprimant de manière décomplexée en dialecte arabe marocain, Sofia Taloni, de son vrai prénom Nawfal Moussa, crée la polémique le lundi 13 avril 2020 avec des vidéos en direct sur la plateforme Instagram. Cette transgenre marocaine résidant en Turquie encourage ses abonnés marocains à « outer » les homosexuels de ce pays, ce qui consiste à révéler la sexualité d’une personne sans son consentement et contre sa volonté.

Elle présente les différentes applications de rencontres utilisées au Maroc par la communauté LGBTQAI+1 et encourage ses followers à les installer pour « voir les personnes autour de vous. Cent mètres. 200 mètres, même 1 mètre, juste dans le salon ». « C’est votre chance ! […] Vous exposerez le blâmable », ajoute-t-elle.

Nombreux messages de détresse

La vidéo est suivie par 250 000 personnes. Très rapidement, une campagne d’outing se met en place, malgré la fermeture des inscriptions sur les applications de rencontres diffusant des messages d’alerte sur des individus qui s’y connectent pour identifier des profils d’utilisateurs et les publier un peu partout sur la toile. Les organisations de protection de la communauté comme Nassawiyat partagent alors des messages d’alertes. Le vendredi 17 avril, le compte de Sofia Taloni est supprimé, avant qu’elle n’en crée un nouveau. « Vous devriez remercier Dieu de pouvoir marcher dans les rues comme vous le voulez, vous les pédés », affirme-t-elle depuis son nouveau compte.

« Son père le suivait dans la rue tout en le frappant » ; « Priez pour le fils de mon oncle qui vient de se suicider » ; « Salut les amis, je viens de m’être fait expulser par mes parents parce que je suis gay, auriez-vous de l’argent pour juste trouver un nouveau logement ? » : de nombreux messages de détresse sont diffusés sur les réseaux sociaux par un grand nombre d’adolescents de la communauté pris pour cible sur les plateformes. Le samedi 18 avril 2020, Nawful fait son retour sur Instagram en les qualifiant d’« apaches, microbes, saletés, fils de pute et hypocrites. Journalistes, chanteurs, artistes… que des hypocrites ».

Les victimes racontent les suicides provoqués par cette campagne, mais aussi les menaces, les violences domestiques exercées par des familles sur des victimes exposées, les mises à la rue et les tentatives d’extorsion d’argent en plein milieu du confinement instauré par le gouvernement marocain fin mars.

170 arrestations pour homosexualité en 2019

Au Maroc, le statut de l’homosexualité est régi par l’article 489 du Code pénal stipulant : « Est puni d’emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 120 à 1 200 dirhams, à moins que le fait ne constitue une infraction plus grave, quiconque commet un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe ». Dans de nombreux cas, les pratiques homosexuelles sont jugées et condamnées et leurs acteurs sont considérés comme déviants, ce qui constitue une justification de leur exclusion sociale et familiale. Et ce n’est pas une affaire marginale : 170 personnes ont été arrêtées au Maroc pour « homosexualité » en 2019.

Par exemple en mars 2016, deux hommes cibles d’une agression homophobe, menacés à l’arme blanche et tabassés, sont emprisonnés pour une durée de 26 jours. À cela s’ajoutent les propos tenus devant le tribunal de Beni Mellal par quelques manifestants demandant la libération des agresseurs : « Nous sommes ici pour demander la liberté pour Rachid et ses amis. Parce que nous sommes un État islamique, et l’islam interdit ça ». Nul n’est d’ailleurs à l’abri de la police et des autorités. Quand Chafik Lafrid est interpelé le soir du Nouvel An 2019 à Marrakech, maquillé et habillé en femme, les images de son arrestation sont diffusées par certains policiers sur les réseaux sociaux, et l’homme de 33 ans voit sa vie sociale et familiale brisée.

Un récit homonationaliste

Pour certains pourtant, on connaît des avancées dans le domaine des droits humains et des homosexuels au Maroc, comme le rapporte Abdellah Taïa, écrivain marocain ouvertement homosexuel, auteur notamment du Jour du Roi (Points Seuil, prix Flore 2010) : « Aujourd’hui, et quoi qu’ils disent, les mentalités ont réellement changé. Et maintenir certaines lois paraît non seulement injuste, mais d’un autre âge. » Le romancier ajoute que « le Maroc est prêt à libérer ses homosexuels. Je ne suis pas le seul à le croire. Je ne suis ni naïf ni inconscient ». Ce n’est pas l’avis du Parti de la justice et du développement (PJD), qui fait partie du gouvernement. Membre du PJD, le ministre des droits de l’homme Mustapha Ramid avait déclaré en parlant des homosexuels que « ces gens sont des ordures », ajoutant que « celui qui a une voix grave masculine, mais se sent femme à l’intérieur n’a qu’à changer de sexe ».

Au sein du même parti, et plus généralement dans la société civile, le discours de l’ancien premier ministre Abdellah Benkirane est relayé lorsque celui-ci estime que la question des homosexuels est « une grande affaire qu’un certain nombre de pays européens voudraient imposer aux autres ». Se rappropriant ce que la théoricienne Jasbir Puar qualifie d’« homonationalisme », « un script régulant non seulement les identités gays, lesbiennes, queers ou l’homosexualité, mais aussi les normes raciales et nationales qui renforcent ces sujets sexuels »2, il appelle à la préservation des traditions et de la nation face au danger que représente l’homosexualité que l’Occident chercherait à imposer comme une « perversion » morale au sein de la société marocaine.

L’instagrameuse Sofia Taloni reprend cette idée dans sa vidéo :« La reconnaissance de l’homosexualité dans notre pays, c’est impossible. Je suis contre l’idée. L’idée qu’un pays islamique reconnaisse notre existence [la communauté LGBT], je suis contre […] Nous sommes musulmans ». Elle va jusqu’à affirmer qu’elle « aimerait que la charia soit appliquée dans ce pays ».

« Violation des droits digitaux privés »

Bien que la campagne d’outing se poursuive, plusieurs personnalités publiques ont dénoncé un manquement au respect du droit des personnes, comme Abdellah Taïa. « Je voudrais envoyer, à travers ce message, tout tout tout mon amour à la communauté LGBTQ+ marocaine : je suis avec vous, avec vous et j’entends vos tremblements intérieurs, votre peur. S’il vous plaît, protégez-vous, "cachez-vous", ne les laissez pas vous attraper… », déclare-t-il dans un post Facebook. L’écrivain Hicham Tahir a également réagi :« Un ami vient de m’annoncer le décès de son ami. Ses photos ont été partagées. Par désespoir, il s’est suicidé (…) L’État est complice de ce décès. Ainsi que des autres qui ont eu lieu depuis des décennies. Et ceux qui vont avoir lieu ».

Le combat des victimes et de la communauté LGBTQAI+ se heurte au Code pénal que brandissent certains comme légitimation de la campagne actuelle d’outing et de lynchage. L’organisation Equality Morocco s’indigne « de la sérieuse violation des droits digitaux privés » et appelle à la solidarité locale et internationale. Ce n’est pas la seule, le Collectif 490 hors la loi fondé par Leïla Slimani et Sonia Terrab, lauréates du prix Simone de Beauvoir 2020, a publié sur sa page Instagram plusieurs vidéos en direct consacrées à ce sujet. Khalid Mona, sociologue marocain, invité de l’une d’entre elles, rappelle que la question des droits des LGBTQAI+ est autant politique que sociale : politique, car elle dépend d’une intervention étatique, et sociale parce que c’est au niveau de la société civile qu’un autre modèle de valeurs peut se créer.

État silencieux et médiatisation limitée

« Comment ça se fait que je dois me mettre en danger pour défendre le droit d’un humain à ne pas se faire brutaliser ou lyncher à tel point que cette personne en vienne à se suicider ? » s’interroge Imeddine, influenceur et chanteur marocain qui intervient sur les différentes plateformes créées en réponse à la campagne de haine. « Où sont les avocats des droits humains ? Où est le respect ? Ne me faites pas croire que l’islam préconise la haine des autres », ajoute-t-il.

Depuis le début de cette triste affaire, c’est bien le gouvernement qui est mis en cause, et plus particulièrement les élus sont appelés à réagir face à l’ampleur de cette « chasse aux sorcières ». Beaucoup déplorent le silence de la classe politique en raison de discours religieux se voulant des remparts face à une « déviance », argument porté par le camp du PJD autant que par les journaux arabophones conservateurs.

Au sein de la communauté marocaine LGBTQAI+, l’absence d’engagement de personnalités publiques est pointée comme responsable de l’immobilisme persistant sur la question des identités. En effet la médiatisation de cette campagne d’outing, tardive et limitée à des journaux essentiellement français et espagnols, souligne l’absence des luttes de cette minorité marocaine dans un discours plus global. Beaucoup de militants comme Faty El-Jaouahari, réalisatrice et activiste LGBTQAI+, déplorent « le manque d’écho et de réponses » de personnalités se présentant comme défenseuses des droits humains et « absentes aujourd’hui ».

À ce jour, les autorités marocaines ne se sont pas exprimées sur le sujet, alors que l’état d’urgence sanitaire et le confinement ont été reconduits jusqu’à mi-mai, prolongeant les possibilités de cas de violence contre des homosexuels dans les cercles familiaux confinés.

1NDLR. Lesbiennes, gais, bisexuels, transsexuels, queers, intersexes, asexuels… et tous les autres (« + »).

2Jasbir K. Puar, « Homonationalisme et biopolitique », Cahiers du Genre, vol. 54, no. 1, 2013 ; p. 151-185.

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