BHL d’Arabie

Une visite à Riyad · Le 15 février 2020, quelques jours avant qu’une série de raids de l’alliance militaire menée par l’Arabie saoudite ne fasse des dizaines de victimes civiles au Yémen où cette coalition poursuit depuis de longues années une guerre atroce, Bernard-Henri Lévy était à Riyad. Non pour dénoncer ces crimes de guerre, mais pour plaider une « alliance » avec le régime.

Le bilan de « BHL » comme réalisateur de cinéma et auteur de théâtre reste contrasté. En 1997, par exemple, son long-métrage Le Jour et la nuit avait été qualifié de « plus mauvais film français depuis des décennies » — ou plus simplement de « navet ». Quelques années plus tard, en novembre 2014, sa pièce Hôtel Europe, qui devait initialement être jouée jusqu’à la toute fin du mois de janvier 2015 était retirée de l’affiche du théâtre parisien de l’Atelier, faute de spectateurs.

Il excelle, en revanche, dans la mise en scène de lui-même : inlassablement, il exhibe sa vie sur Twitter, à grand renfort de photos dont il est presque toujours le personnage central. Et lorsque ses excursions le mènent vers des pays en guerre, d’où il rapporte, depuis quelques mois, des « reportages » pour l’hebdomadaire Paris Match qui appartient à son ami Arnaud Lagardère, il se fait plus prolixe encore. Le 9 janvier 2020, par exemple, il annonce sur Twitter la parution dans ce magazine de son « reportage avec les Kurdes, pris entre Iran et Turquie ». Six jours plus tard, le 15 janvier, il rappelle que le numéro de Paris Match dans lequel a été publié son « reportage sur les Kurdes » qui « ont tenu tête (…) à Erdoğan et à ses tueurs » est toujours disponible, « pour encore quelques heures ».

Silence sur le Yémen

Le mois suivant, rebelote : le 12 février, il annonce dans un tweet la publication dans Paris Match de l’article qu’il a rapporté du « voyage au bout de la nuit sur la ligne de front en Ukraine » durant lequel il a vu, d’un côté, « les soldats impavides d’une République et d’une idée de la liberté européenne », et « de l’autre, un Jurassic Park soviétique et les soudards de Poutine ». Puis, le 14 février, il rappelle : « Je poursuis mes reportages, pour Paris Match, sur les “guerres où se joue notre destin“ […] en Ukraine de l’est, où des Européens d’âme et de cœur tiennent tête à Poutine ».

Pourtant, lorsqu’il se rend à Riyad en ce même mois de février, BHL, pris de discrétion, et au rebours, donc, de son ordinaire, ne mentionne d’abord pas ce déplacement : c’est un tweet du ministère saoudien des affaires étrangères qui révèle que « l’écrivain et intellectuel français Bernard-Henri Lévy » a été reçu par le ministre Adel Al-Joubeir, et que les deux hommes ont procédé à un « échange de vues sur un certain nombre de sujets régionaux et internationaux ».

Il est vrai que durant ce séjour, « Bernard », comme l’appellent, dit-on, ses amis, a quelque peu dérogé à ses habitudes. Car, étonnamment, ce n’est pas du tout dans le cadre d’un reportage sur l’horreur d’une guerre dans laquelle, selon Amnesty International « la coalition emmenée par l’Arabie saoudite (…) a bombardé des infrastructures civiles et mené des attaques aveugles, faisant des centaines de morts et de blessés parmi la population civile » yéménite qu’il a fait ce voyage. Mais pour répondre, comme il le racontera finalement dans l’hebdomadaire Le Point sans mentionner qu’il a également été reçu au ministère des affaires étrangères, à une invitation du King Faisal Center, où il est allé, assure-t-il, « plaider la cause des Kurdes ». Lui-même le précise, toujours dans Le Point : « même pour les Kurdes », il n’aurait pas répondu à cette invitation il y a dix ou même cinq ans.

Jamal Khasshoggi, un meurtre barbare

De fait, au début du mois de janvier 2016, BHL lançait encore de vigoureuses exhortations à « tenir tête à l’Arabie saoudite », qui venait de procéder à « quarante-sept exécutions capitales en un seul jour », comme pour mieux battre, expliquait-il, le sinistre « record des 153 mises à mort de 2015 et des 87 de l’année précédente ». Puis de préciser :

Lorsque ces mises à mort, au sabre ou à l’arme automatique, s’additionnent à la litanie des apostats décapités, des blogueurs torturés ou qui attendent dans les couloirs de la mort, ou de tel voleur de carte bancaire crucifié dans le nord du pays, on est en droit de donner au roi Salmane, comme à son prédécesseur et comme aux aspirants à sa succession qui n’ont, à ce jour, pas fourni la moindre indication d’une protestation ou d’un regret, le titre macabre, mais mérité de recordmen mondiaux du crime d’État.

Et plus récemment encore, en novembre 2018, il pointait dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi une nouvelle preuve de « l’évidence […] de la barbarie immuable et obstinée, débile et obscurantiste, propre à une dynastie dont le plan de carrière est, depuis le tout début, de refiler au reste de la planète cette maladie de l’islam qui s’appelle le wahhabisme ». Et il assénait : « Entre les tueurs de Kurdes et les assassins de Khashoggi il n’y a, aujourd’hui, pas lieu de choisir. »

« Défendre la cause… des Kurdes »

Dix-huit mois plus tard, BHL a finalement choisi : il plaide la cause des Kurdes auprès de ceux qu’il désignait un an et demi plus tôt comme des « assassins ».

Dans l’intervalle, pourtant : par-delà quelques mesures cosmétiques, rien n’a changé en Arabie saoudite, où plus de 180 personnes — parmi lesquelles se trouvaient des enfants — ont encore été, selon une ONG britannique, exécutées en 2019, année sanglante entre toutes. Les États-Unis eux-mêmes, peu soupçonnables de lui être excessivement hostiles, ont, dans la coulisse, comme l’a rapporté le Time, exhorté leur allié saoudien à se défaire de certaines habitudes, en réformant par exemple ses manuels scolaires. En vain : ces ouvrages, explique le magazine londonien, véhiculent toujours d’épouvantables stéréotypes antisémites et homophobes.

Mais BHL, surmontant l’aversion que lui inspirait jusqu’à présent cette réalité, préfère désormais considérer que « même si la liberté d’expression et le droit sont encore bafoués à Riyad », un « vent de réformes (…), c’est vrai, souffle sur le pays », où il voit « dans les lieux publics » des « femmes nombreuses et dévoilées », et dont il observe avec bienveillance « le rôle joué (…) dans le commencement de dialogue entre Israël et le monde arabe ». Et certes : « au moment du débat », il doit, raconte-t-il, « ferrailler sur la question palestinienne et son supposé parallélisme avec la question kurde ». Mais après tout, ajoute-t-il, il est « là, à Riyad, pour défendre la cause, non des juifs, mais des Kurdes ».

« Lawrence sans mandat »

Pour ce faire, ce héraut du droit d’ingérence, qui s’est tant de fois réjoui de ce que « la morale » l’emporte parfois sur « le calcul politique », se surprend lui-même — et comme on le comprend !— à plaider auprès des Saoudiens pour une realpolitik. Puisque les Kurdes d’Irak et de Syrie sont assaillis par l’Iran et la Turquie, qui se trouvent être « les deux ennemis jurés de l’Arabie », et puisque « les ennemis de vos ennemis sont toujours un peu vos amis », n’y aurait-il pas là, demande-t-il à ses hôtes, « le principe d’une possible alliance » ?

Quand l’armée russe bombarde des Ukrainiens, BHL dénonce les « soudards » de Poutine. Quand l’armée turque bombarde des Kurdes, il dénonce les « tueurs » d’Erdoğan. Mais quand l’armée saoudienne bombarde des civils yéménites, il propose une alliance, et se fait une gloire d’avoir eu l’idée de ce « rapprochement d’opportunité ».

Puis tout de même, lorsqu’arrive le moment de conclure son si complaisant compte-rendu de sa si complaisante visite à Riyad, un petit scrupule lui vient : « Je suis peut-être […] pris, une fois de plus, dans mes rêves de Lawrence sans mandat. »

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