Cinéma

« Dans ma tête un rond-point » : filmer les ouvriers des abattoirs d’Alger

Entretien avec le réalisateur Hassen Ferhani · Dans ma tête un rond-point, qui sort mercredi 24 février sur les écrans, est le premier documentaire long-métrage de Hassen Ferhani. Tourné dans les abattoirs d’Alger, le film met en lumière le travail des ouvriers tout en esquissant l’air de rien un passionnant portrait de groupe des espoirs, des frustrations et des blocages que vivent les Algériens d’aujourd’hui.

Image du film.

La presse généraliste ne manquera pas de relever que Dans ma tête un rond-point parle des abattoirs d’Alger. Un seul plan pourtant traite de boucherie : à la mi-temps du film, un bœuf agonise sur le côté droit de l’écran. Toutefois l’œil, qui en temps normal serait hypnotisé par la violence du spectacle, se déchire et n’a de cesse de se reporter sur la gauche de l’écran, strié par un rayon de lumière qui permet à un vieil homme de lire son journal sans se soucier du bovin. Précision du cadre, invention de la lumière, découpage de l’espace : le spectateur est bien face à du cinéma. Et un cinéma qui a pour sujet non la viande, mais les hommes.

Primé au Festival international de cinéma (FID) Marseille puis au festival Entrevues de Belfort, le film de Ferhani annonce très tôt la couleur, en montrant dans son premier plan un jeune ouvrier hisser à l’aide d’une manivelle un objet lourd resté hors cadre (on devine la vache se débattant au crochet), sans jamais nous montrer l’objet en contre-champ : seul compte le geste humain. Et si ce jeune travailleur n’est plus revu, c’est à un duo formé par Youssef et Hossein (surnommé « le Kabyle » par ses collègues arabes) que s’attachera Ferhani, avant que n’émerge aussi la figure d’Amou, vieux sage dont la ressemblance avec Saddam Hussein donne lieu à d’occasionnelles railleries.

Firassi rond-point - Bande Annonce - YouTube

Partageant avec les ouvriers leur quotidien et les moments de stase (pause cigarette, attente de chargement, soirées au réfectoire…) qui ponctuent leur travail, le réalisateur parvient à tirer de cette intimité conquise des fulgurances sur la situation de l’Algérie moderne et la façon dont elle est interprétée par ses classes populaires. Une discussion sur la carrière de Zinédine Zidane donne lieu à une analyse des différences en termes d’opportunités entre la France et l’Algérie, tandis qu’un oiseau rescapé d’un navire en provenance de l’Europe servira de fil rouge à une analyse blagueuse des flux migratoires. Une séquence montre Youssef, Hossein et d’autres débattant des insurrections dans le monde arabe, tandis que plus loin Youssef affirme, désespéré, que la jeunesse algérienne n’a le choix qu’entre trois options : le crime, l’exil ou le suicide.

Filmés dans une palette de couleurs toujours en équilibre précaire entre chaleur et sécheresse, dominée par les murs ocres, les carrelages jaunis et les lumières rougeoyantes, les personnages respirent l’énergie frustrée de la jeunesse ou la lassitude tempérée par le partage communautaire. Une révélation, qui nous a donné envie de nous entretenir avec son réalisateur lors du festival de Belfort, lequel, avant d’être transformé en multiplex était... un abattoir !

Nathan Letoré. Peut-être pourrait-on commencer en évoquant les origines du projet et votre rencontre avec le lieu ?

Hassen Ferhani. — J’avais l’idée en tête depuis un bout de temps. Le quartier où j’habite quand je suis à Alger n’est pas loin des abattoirs ; ceux-ci sont situés près du centre, dans un lieu qui est traversé par un oued connu, l’oued Kniss. C’est une zone avec des brocantes, des monts de piété : toute une vie qui s’est créée depuis le début du XXe siècle. C’est un monde ouvrier, avec des gens qui très souvent sont de passage. Je m’y intéressais depuis un bout de temps. J’avais fait un court-métrage dans le quartier Cervantès qui est à côté, où Cervantès a habité et où le premier film de Tarzan a été tourné. Il s’agissait d’un film avec les gens du quartier.

Le lieu m’avait toujours fasciné. Et je voulais faire un film avec des ouvriers. La question du monde ouvrier n’est pas abordée dans le cinéma algérien. Ni de façon historique, ni de manière générale. Un jour, j’ai décidé d’entrer dans les abattoirs, pour voir. J’ai vu des images, des atmosphères, des lumières, j’ai entendu des musiques… Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. Mais j’ai décidé de ne pas faire de repérages. Ensuite, il y a eu trois ans entre le déclenchement de l’envie et le moment où j’ai posé la caméra pour la première fois : le temps de trouver une production, d’avoir les autorisations…

N. L.Ce qui est fort dans votre film ce sont les portraits, le rapport que vous nouez avec vos personnages. Comment le tournage s’est-il déroulé avec eux ?

H. F. — Je suis arrivé avec ma caméra. L’objet caméra devient un objet de discussion, de curiosité. Ils croyaient que nous étions des journalistes. Nous nous sommes installés dans la durée, à discuter avec eux. Nous leur expliquions notre démarche. Nous avions une équipe de deux personnes, moi à la caméra et un ingénieur du son ; ça a permis un rapport plus simple. La caméra était souvent par terre et nous discutions. Nous n’étions pas dans l’image à outrance, dans la recherche de la quantité.

Et très vite, les personnages se sont détachés. Youssef et Hossein ont très rapidement été curieux et ont eu envie de faire le film avec nous. Nous n’étions pas là pour faire un film sur eux mais avec eux. Et Amou, dont une personne dit qu’il ressemble à Saddam Hussein — une autre m’a dit qu’elle lui trouvait une ressemblance avec Tommy Lee Jones ! — est un philosophe. Il a un vrai regard sur le réel, sur ce qu’est le réel. Ce sont des questions qui recoupent les interrogations du documentaire que se pose tout réalisateur. Des questions sans résolution, et c’est tant mieux. Sa phrase : « Je ne mens pas mais je ne tombe pas dans la vérité » nous a accompagnés tout au long du tournage, nous a servi d’épitaphe. Et puis le personnage du fou, que l’on voit lire le journal alors que la vache meurt, est quelqu’un qui a travaillé dans l’abattoir et est devenu fou. C’est un lieu très dur psychologiquement : côtoyer la mort, ça pèse. Et ils sont tous précaires. Comme il a toujours travaillé, il est toujours respecté par les autres. Ils l’ont connu avant qu’il ne soit dans cet état.

De manière générale, l’image où ils tirent le taureau résume bien l’ambiance : c’est un milieu très solidaire, où ils s’entraident beaucoup. Toutefois avec aussi des animosités, des régionalismes. C’est un microcosme qui résume bien l‘Algérie de l’intérieur, pas seulement celle des Algérois.

N. L.Vous avez dit que la caméra devait être vue comme un outil, et qu’il fallait que vous soyez vu comme travaillant.

H. F. — Oui, et que ce soit un travail physique. Il fallait que et nous et eux ayons un travail physique. Que ça devienne un travail d’artisan. Dans les dernières semaines de tournage, nous avions un rapport d’artisan à artisan. Nous arrivions, nous demandions combien de bœufs ils avaient fait, ils demandaient ce que nous avions filmé. Nous faisions partie de leur quotidien. Un jour, nous ne pouvions pas être là, ils se sont inquiétés et nous ont demandé. Nous laissions notre caméra chez quelqu’un quand nous allions manger. Le challenge était d’être accepté dans ce monde-là, qui est hermétique. Ca a été le plus dur. De gagner leur amitié, leur complicité.

N. L.Le montage est plutôt chronologique. Tous ces plans au début, derrière des grilles, à travers des portes…

H. F. — Oui, c’était le début du tournage, nous étions encore en retrait. Il fallait être patient ; choisir son cadre, poser la caméra, et attendre le surgissement ; attendre qu’il se passe quelque chose, la vie qui s’immisce dans le plan. Je n’ai pas voulu partir avec des partis pris. C’est un film-essai, mon premier long-métrage. J’ai voulu essayer des choses que je n’avais pas tentées dans mes courts-métrages : me laisser porter par des rythmes, des atmosphères… Et nous avions le temps. Il n’y avait pas d’horaires imposés, nous pouvions travailler un cadre qui m’avait obnubilé pendant la nuit.

Puis parfois au contraire cela se faisait dans l’urgence, comme quand ils parlent de la révolution. C’est le seul plan tourné à l’épaule : nous sommes à cinq mètres, la conversation se lance, on n’a pas le temps de placer la caméra donc on y va à la main.

N. L.Justement, il y a une séquence qui est très révélatrice de la manière dont vous travaillez le cadre. C’est celle avec Youssef, quand il parle du futur des jeunes Algériens, dans sa chambre. Il est cadré de très près, à un moment il baisse la tête et on voit que vous êtes obligés de réajuster et de faire un panoramique vers le bas… Vous auriez pu vous donner plus de liberté en filmant à l’épaule, mais le cadre n’aurait pas été pareil.

H. F. — En effet, il n’y avait pas de filmage à l’épaule. Nous avions une focale fixe, c’était une contrainte économique devenue une contrainte artistique : une focale de 50 mm, ouverte à 0,9, qui convient à un lieu avec peu de lumière. La focale nous imposait la distance par rapport aux protagonistes, aux lieux. Elle permet des plans larges, des plans moyens et également des plans très serrés. Dans cette scène dans la chambre, nous filmions dans un lieu très petit, il n’y avait aucun recul. Ce jour-là, Youssef n’allait pas bien, l’ambiance était assez noire. Lui vivait des pics, et nous aussi, ce n’est pas facile de passer du temps dans ce lieu quand on n’a pas l’habitude. Je lui ai demandé si je pouvais allumer la caméra pour qu’il raconte son état. Je ne pouvais pas prendre de recul, ça devait être du chuchotement, il ne racontait qu’à nous. C’est la focale et la situation qui ont fait que je ne pouvais être ni plus loin ni plus proche.

N. L.Il y a un seul plan d’ensemble, celui de l’abattoir vu de l’extérieur, et on s’attendrait à ce qu’il apparaisse au début, pour donner le contexte pourtant il arrive après environ dix minutes de film.

H. F. — Oui, c’est un plan du contexte, complètement différent des autres parce que c’est un plan d’informations. C’est la seule information géographique et spatiale que je donne, après on rentre dans le vif de ces ouvriers, dans leur imaginaire. C’est un plan pour dire : il n’y aura que ça comme information. Et dans le même temps pour appuyer l’idée de l’immersion, du huis-clos : on voit l’architecture différente, le petit village comme celui d’Astérix, entouré de nouvelles bâtisses, le tramway qui passe. Ca donne une idée de la reconfiguration urbaine du lieu. Comme l’idée d’un village d’Astérix qui risque de disparaître.

Comme les abattoirs sont situés au centre, il y a des enjeux fonciers importants, des tractations entre l’État et des lobbies financiers. Il y a des rumeurs qui courent. Les abattoirs ne vont pas être éternellement là-bas. C’est comme la Villette à Paris. Le quartier est situé à côté des champs de manœuvre ; les usines Citroën étaient juste en face des abattoirs durant la période coloniale. C’est le dernier témoin d’une époque de manufactures, d’usines qui ont disparu. En même temps, c’est l’Algérie d’aujourd’hui. Je n’avais pas le désir de témoigner de quelque chose qui disparaît mais de raconter l’Algérie d’aujourd’hui à travers ses ouvriers.

N. L.Vous ne filmez que les ouvriers, on ne voit jamais l’institution au sens large, la hiérarchie ou les cadres supérieurs.

H. F. — Oui, il s’agissait d’une décision consciente. C’était voulu parce que plus on a du pouvoir, plus on est riche, plus on perd de la poésie. Ce n’est pas une règle générale… Il fallait aller gratter au-delà de ces filtres, des traditions. Quand on passe du temps avec les personnes, on peut avoir une parole libre, comme Youssef qui dit « je verrai avec Dieu ». J’ai plus de mal avec les gens établis, qui ont une fonction ; c’est plus dur de chercher la poésie en eux. De les amener à une forme de sincérité, peut-être — mais je n’aime pas ce mot. De les amener à se révéler autrement.

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