Disparus au Liban. Une loi et un frêle espoir

Des dizaines de milliers de Libanais ont disparu durant la longue guerre civile. Une nouvelle loi adoptée après bien des débats redonne espoir aux familles qui espèrent découvrir ce que sont devenus leurs proches.

C’est avec satisfaction qu’après 36 ans de lutte, les familles des personnes disparues ou enlevées durant la guerre civile au Liban (1975-1990) ont accueilli l’adoption par le Parlement de la loi sur « les personnes disparues ou séquestrées par la force » (publiée le 6 décembre 2018 au Journal officiel no 521). Composée de 38 articles — dont l’un a été à l’origine d’un débat national —, la loi 105 a pour objectif de faire la lumière sur le sort de quelque 17 000 personnes1 disparues après avoir été enlevées aux barrages dressés par les belligérants ou à leurs domiciles, en raison de leur obédience confessionnelle ou politique ou tout simplement parce qu’elles ont eu le malheur de se retrouver prises dans la guerre civile.

Une amnistie de 27 ans

Pour autant, ce texte, qui instaure pour la première fois le droit à l’information, ouvre-t-il la voie à une société réconciliée avec son terrible passé, qui aurait fait le travail de reconnaissance indispensable pour permettre le pardon et donner le droit de participer à l’édification de l’avenir ? Le seul fait de connaître le sort de leurs proches apaisera-t-il les victimes d’une guerre qui, pour beaucoup, persiste sous une forme larvée, et cela si la loi est appliquée de façon à contraindre les responsables d’enlèvements à parler ? La justice est-elle possible dans un pays gouverné jusqu’à aujourd’hui par un certain nombre de criminels de guerre, et où l’on ignore toujours ce qu’ont enduré tant de citoyens déplacés, enlevés, disparus ou rendus infirmes ?

La réponse à ces questions ne va pas de soi. De nombreux Libanais ne voient pas, en effet, comment cette loi, basée sur des arrangements périlleux, pourrait corriger les incohérences de l’édification de l’État de l’après-Taëf (ou « seconde République », comme on dit). Pourtant, bien des familles de disparus sont soulagées à l’idée qu’elle leur permettra, si elle est effectivement appliquée, de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches, s’ils sont vivants ou morts, et peut-être de connaître l’endroit où ils ont été séquestrés ou enterrés.

D’autres restent sceptiques, y compris au sein des familles. Car rien ne garantit que les auteurs d’enlèvements communiqueront leurs informations, pour la simple raison que l’amnistie des criminels de guerre ne dépend ni de leurs aveux ni de la fourniture de renseignements (comme dans le cas des expériences sud-africaine et bosniaque, par exemple), l’amnistie générale ayant été décrétée voilà… 27 ans !

Le 26 août 1991, à la suite de l’accord de Taëf du 22 octobre 1989, qui mettait un terme au conflit armé, les chefs des milices belligérantes décrétaient à leur propre bénéfice une amnistie générale excluant les crimes perpétrés contre des chefs politiques ou religieux. Par cette mesure, ils instauraient une justice de classe à la libanaise qui consacrait la domination des chefs confessionnels religieux ou temporels sur le peuple.

Alors, quel est l’intérêt de cette loi ? Quel est son rôle ? Un communiqué de la présidente du Comité des familles des personnes disparues ou enlevées2 Wadad Halouani saluant ce texte contient peut-être des éléments de réponse.

« Papa est en voyage d’affaires »

Wadad Halouani est une icône nationale, l’incarnation de la douleur des familles des disparus. Aujourd’hui grand-mère, elle sait très bien quoi dire à ses petits-enfants à propos de leur grand-père disparu. Comme dans le film d’Émir Kusturica Papa est en voyage d’affaires, elle avait fait croire à ses enfants que leur père était en voyage. « Pas question de commettre la même erreur », assure Wadad. « Ils savaient pertinemment que je leur mentais, comme je l’ai découvert par la suite. Alors, on a décidé de dire la vérité à mes petits-enfants, malgré leur jeune âge : que les méchants ont enlevé leur grand-père pendant la guerre ». Adnan Halouani, membre du comité central de l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), a été enlevé le 24 septembre 1982 par certains éléments des services de renseignements d’une armée alors divisée.

Après le vote de la loi, Wadad Halouani a opté pour un credo pragmatique : « Information contre pardon, voilà notre choix stratégique. » Mais pourquoi les criminels auraient-ils besoin d’être pardonnés puisqu’ils bénéficient depuis longtemps de la loi d’amnistie ? « Pour nous, la justice ne se limite pas au châtiment, rétorque la militante. Elle sera faite, ne serait-ce que partiellement, si nous avons connaissance de ce qui est arrivé à nos disparus. Nous avons adopté le principe de justice de réconciliation ».

Mais la justice de réconciliation repose avant tout sur la reconnaissance du crime et la communication des informations. Or, qu’est-ce qui pourrait contraindre le criminel à avouer ce qu’il a infligé à ses victimes ?

« Si le Liban avait effectivement appliqué la loi d’amnistie générale », déclare Wadad en faisant allusion à un article de la nouvelle loi, « les seigneurs de guerre ne seraient toujours pas amnistiés aujourd’hui, car l’enlèvement a un caractère continu, échappe à la prescription et est exclu des dispositions de cette loi tant que le sort du disparu n’est pas connu. Autrement dit, si un criminel a reconnu avoir tué la personne qu’il est accusé d’avoir enlevée, ou l’avoir livrée à une partie tierce — comme Israël, par exemple — avant la promulgation de l’amnistie, alors cette loi s’applique effectivement à lui. Mais s’il n’avoue pas ou s’il dissimule ses informations, cela signifie que le crime continue d’être perpétré et est punissable des peines prévues par le Code pénal libanais ».

Mais qu’est-ce qui pousserait le criminel à plaider coupable, puisqu’il a été amnistié en 1991 ? Qui va porter les accusations ? Et qui va le juger ?

À ces questions, Wadad Halouani répond par une autre question : « À quoi sert la commission nationale3 dont la création est prévue par la loi ? Nous, en tant que familles, nous avons fourni des informations. Chaque disparu doit avoir un dossier qui sera soigneusement étudié, et la commission devra ensuite convoquer les accusés pour les interroger. Elle a toutes compétences pour le faire, à l’étranger comme au Liban, et peut faire appel à tous les organes de l’État (renseignement, justice, archives) ». L’instance est composée de magistrats, médecins et médecins légistes, juristes, délégués des comités des familles et représentants de la société civile. « Dix personnes seront choisies par le conseil des ministres parmi plusieurs candidats proposés par les parties concernées », précise Wadad Halouani.

Bataille pour un État civil

Le conseil des ministres ? C’est-à-dire celui dont la plupart des membres appartiennent aux formations ayant pris part à la guerre civile et restées depuis lors aux commandes de l’État ? Serions-nous donc revenus au point de départ ?

« C’est comme ça, dit Wadad avec un petit sourire triste. On sait qu’il va falloir désormais livrer bataille pour faire appliquer la loi. L’essentiel de notre action consiste à nous concerter sur les critères de sélection avec les parties qui proposeront les candidatures, en fonction des compétences et à l’écart des pressions du pouvoir et des quotas confessionnels et partisans. Je ne sais pas si on y arrivera, mais en tout cas, nous ferons tout pour cela. C’est notre contribution à l’édification de l’État civil ». Et d’ajouter : « La nouvelle loi est importante parce qu’en permettant de connaître le sort de nos disparus, de savoir où ils se trouvent s’ils sont encore en vie et de faire notre deuil s’ils ont été tués, elle va mettre fin à une attente insupportable. Nous voulons que leurs restes soient retrouvés et identifiés au moyen de l’ADN (il est prévu de créer une banque d’ADN) pour pouvoir les inhumer et leur donner des sépultures sur lesquelles nous recueillir. C’est extrêmement important, aussi bien pour eux que pour nous. Savoir, c’est actuellement la priorité parce que cela fait partie de la justice. Solder les comptes pour les crimes de guerre, c’est la responsabilité de toute une société, et pas des familles qui souffrent déjà de ne pas savoir ce que sont devenus les leurs. Pour ma part, je vois qu’en 2000, par exemple, notre comité a réussi à obtenir du pouvoir qu’il reconnaisse l’existence de charniers, dont 4 ont été localisés. On pouvait avancer à partir de là. C’est donc la société libanaise tout entière qui a la charge de réclamer des comptes aux criminels de guerre, en refusant par exemple qu’ils briguent et obtiennent des postes publics ou des fonctions importantes. Si l’un d’eux est candidat à la présidence de la République (comme Samir Geagea, le commandant des Forces libanaises responsables d’enlèvements et d’assassinats de Libanais ainsi que des massacres de Sabra et Chatila, qui s’est présenté à la dernière élection présidentielle), ce n’est pas aux familles des disparus qu’il revient de l’empêcher, mais à tous les Libanais ».

Les chefs de guerre sont toujours là

La guerre civile est-elle terminée ? « Tant qu’on ne sait pas ce que sont devenus des milliers de Libanais, et tant que les chefs de guerre sont parmi nous et continuent de nous gouverner4, bien sûr que la guerre n’est pas finie », répond Wadad Halouani avec amertume.

Lors de la « guerre de la montagne » à l’automne 1983 qui avait éclaté entre la droite chrétienne et la gauche multiconfessionnelle, puis avait dérapé en affrontement confessionnel dans lequel les milices druzes conduites par Walid Joumblatt avaient commis des massacres au sein de la communauté maronite, la journaliste May Layyane a perdu dix de ses proches enlevés en raison de leur obédience. Elle ne cache pas sa satisfaction de voir publier la loi à l’adoption de laquelle elle a contribué en tant que volontaire. « Je ne nie pas que j’ai eu un sentiment de victoire le jour où la loi a été votée », reconnaît May, issue d’une famille foncièrement laïque et habituée aux mariages mixtes depuis quatre générations . « J’ai pensé à ma cousine disparue, mon amie d’enfance, je l’ai vue comme si elle était là devant moi, souriante. Et même si son affaire, notre affaire, s’est heurtée aux tergiversations, en définitive nous l’avons fait ».

Mais encore une fois, à quoi bon une telle loi alors que les criminels ont été amnistiés ? « C’est un premier pas, répond-elle. C’est vrai que d’une façon générale, je ne suis pas vraiment optimiste, car je sais qu’il sera très laborieux de faire appliquer la loi, mais nous sommes prêts. Nous ne voulons pas dissuader les anciens belligérants de révéler leurs informations en leur faisant peur. Au contraire, nous voulons les encourager. En résumé, s’il ne nous appartient pas de rassurer les auteurs d’enlèvements, nous faisons toutefois savoir à tous ceux qui cherchent à étouffer les faits que nous n’abandonnerons pas nos disparus. Nous avons des petits-enfants qui poursuivront notre action par le biais de la loi et par des voies pacifiques, en totale coordination avec la Croix-Rouge internationale, qui a réussi dans plusieurs pays à surmonter les écueils de ce dossier épineux et sensible, de façon à préserver les droits de tous et à établir la paix civile ».

Très bien, mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? « Nous allons travailler avec l’ensemble des chefs des partis qui sont actuellement au pouvoir et qui ont pris part à la guerre. Nous allons faire l’impossible pour les convaincre de la nécessité de traiter le dossier des disparus d’un point de vue purement humanitaire. Les clés du ‟secret” des disparus sont en grande partie détenues par les directions de ces partis, ainsi que par d’ex-miliciens qui ont pris leurs distances avec ces directions. Nous n’aurons pas attendu en vain cette loi, d’autant que celle-ci prévoit la mise en place d’une instance chargée d’instaurer, sur le plan pratique et sur le plan national, un climat propice à la révélation d’informations sensibles. Il s’agit de ne pas perturber la paix civile et d’empêcher toute instrumentalisation par une quelconque partie politique qui chercherait à donner une charge confessionnelle à la démarche ».

« J’ai failli tuer celui qui a enlevé mes frères »

Nachaat َAbbas Berri, sapeur-pompier à Beyrouth, a perdu quant à lui ses trois frères, enlevés en 1982 à un barrage dressé par la milice des Phalanges à l’entrée sud de la capitale (Ouzai) suite à l’assassinat du président Bachir Gemayel, élu président à l’époque de l’occupation israélienne. Il ne partage pas l’avis de Wadad Halouani et May Layyane : « Ce que je déplore [dans la bataille menée pour l’adoption de la loi], c’est l’opposition de la chambre des députés à l’article 375 qui incrimine et punit l’auteur d’un enlèvement. Comment veut-on obtenir justice si ces gens-là ne sont pas jugés ? »

Pourtant, de l’avis de nombreux juristes, cet article est sans valeur puisqu’il existe déjà une loi d’amnistie. « C’est justement pour cela que je suis déçu », soupire le jeune homme. « Qu’est-ce qu’ils veulent ? Que nous fassions justice nous-mêmes ? Il y a quelques jours, un homme a été condamné à la prison pour avoir volé une miche de pain. Comment un criminel qui a enlevé et assassiné des innocents peut-il avoir un casier judiciaire vierge, comme vous et moi ? »

Berri n’arrive pas à comprendre cette histoire d’amnistie et de réconciliation. On pourrait s’étonner qu’il ait pu lui-même donner à son fils aîné le prénom du chef du mouvement Amal et président de la chambre des députés Nabih Berri, mouvement qui a également participé aux enlèvements. Mais il faut y voir l’un des signes révélateurs du fait que les seigneurs de la guerre sont toujours au pouvoir, au nom de la peur et de la protection des intérêts de leur communauté de l’attaque des communautés adverses. Il raconte ce qui est arrivé à ses frères et comment sa famille a fait l’objet d’un chantage matériel et psychologique au cours des dernières années : « Ce n’est que des années plus tard que j’ai appris le nom du ravisseur de mon frère, j’avais grandi. Et quand j’ai su qu’il était toujours vivant et qu’il habitait et travaillait tranquillement dans son village, je ne vous cache pas que j’ai pensé à le tuer », lâche-t-il. « Je suis allé chez lui, j’ai frappé à la porte et sa femme m’a ouvert. Elle m’a dit qu’il n’était pas là, alors j’ai fait demi-tour et je suis parti. Mais si je l’avais trouvé, je l’aurais abattu. J’ai pris cela pour un signe du ciel. Dieu ne voulait sans doute pas que je le tue et que je devienne un criminel. Ce jour-là, j’ai compris combien il est difficile de tuer quelqu’un ». Et d’ajouter en tirant sur sa cigarette : « Je me demande comment ces gens-là arrivent à dormir. Moi, tout ce que je veux, c’est savoir ce que sont devenus mes frères et que justice leur soit rendue. Cela soulagerait peut-être un peu ma mère. Elle est malade, rongée par l’attente, car elle croit toujours que ses enfants sont encore vivants quelque part »6.

1Chiffre approximatif fourni par l’État libanais et repris par toutes les parties concernées par le dossier, bien que ne reposant pas sur un recensement précis.

2Fondé le 20 octobre 1982 lors de la vague d’enlèvements et de contre-enlèvements durant la guerre civile, le Comité des familles des personnes enlevées est, pour des considérations juridiques, devenu le Comité des familles des personnes disparues ou kidnappées suite à la libération de détenus libanais intervenue dans le cadre de l’accord sur l’échange de prisonniers signé en 2004 avec Israël (sur médiation allemande), lorsqu’il est apparu que ces prisonniers avaient été remis à Israël par les milices des forces libanaises.

3Chapitre II, articles 9 et 26 de la loi sur les disparus et les personnes séquestrées par la force.

4les formations ayant pris part à la guerre civile et qui sont aujourd’hui au pouvoir sont le Mouvement Amal (Nabih Berri), le Parti socialiste (Walid Joumblatt), le parti des Phalanges (Famille Gemayel), et le parti des Forces libanaises (Samir Geagea).

5L’article 37 a fait l’objet d’un débat national et juridique, car il semble que, lors de la navette entre les commissions et la Chambre des députés, il ait été « rajouté » à la proposition de loi adoptée. Il prévoit des sanctions contre les auteurs d’enlèvements, en contradiction avec la loi d’amnistie. Toutefois, Legal Agenda, qui est l’une des principales instances de la lutte des familles des personnes enlevées, estime qu’il est sans valeur, tandis que, selon Wadad Halouani, il est destiné à effrayer et à dissuader d’adopter la loi.

6Lorsque des Libanais ont quitté les geôles israéliennes suite à l’accord sur l’échange de prisonniers intervenu en 2004, la plupart des familles se sont reprises à espérer que leurs disparus étaient en vie, en Israël ou en Syrie.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.