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Dossier

Histoires d’eau au Maghreb et au Proche-Orient

Dès qu’on s’intéresse à la question de l’eau au Proche-Orient et au Maghreb, la « rareté » de la ressource fait consensus. Les journalistes du réseau Médias indépendants sur le monde arabe ont voulu enquêter sur la perception et les enjeux hydrauliques dans la région. Ils proposent une série d’articles visant à interroger les choix politiques de gestion de l’eau et à montrer leurs impacts sur les populations.

Les faibles disponibilités de l’eau dans le monde arabe et la démographie croissante sont les facteurs sur lesquels repose cette notion de rareté. Parmi les outils utilisés pour rendre compte de la pénurie hydrique figurent d’abord les indices de stress hydrique. Le seuil de pauvreté hydrique est fixé à 1 000 m3 par an et par habitant, et le seuil de pénurie hydrique est à 500 m3 par an et par habitant. Ces indicateurs à vocation universelle ne prennent pas en compte les variations des demandes en eau par habitant selon les pays et les régions à l’intérieur d’un pays, qu’il s’agisse d’espaces urbains ou ruraux.

Aux États-Unis, la consommation journalière moyenne d’eau par habitant est de 225 litres. En Jordanie, pour un ménage à bas revenu, elle est de 34 litres1.

Dans ces calculs, la consommation d’eau utilisée pour l’agriculture et l’industrie est prise en compte. Mais dans des pays peu industrialisés comme la Tunisie ou l’Égypte, les besoins ne sont pas les mêmes. La consommation d’eau varie selon les orientations économiques de chaque État et les industries qu’il développe, et ces politiques ne sont pas forcément déclinables d’un pays à l’autre. Avant de s’interroger sur le manque de la ressource, il faut d’abord questionner son usage.

Plus de 70 % des ressources hydrauliques disponibles au Proche-Orient sont utlisées par l’agriculture (plus de 80 % en Égypte et en Syrie, 55 % en Palestine, 70 % au Liban). Ici comme ailleurs, les agricultures ont été transformées pour s’insérer dans un marché mondial dont les prix et les besoins sont définis par les pays du Nord. Les institutions internationales et les gouvernants arabes ont encouragé les agriculteurs à se spécialiser dans des cultures industrielles dédiées à l’exportation qui répondent à la demande des consommateurs occidentaux. C’est ainsi qu’on a vu apparaitre de plus en plus de projets agricoles visant à développer des productions de primeurs (fraises ou tomates) dans les déserts pendant la période hivernale.

L’agriculture en milieu désertique est problématique, car elle nécessite de grandes quantités d’eau qui ne sont pas disponibles directement, et le volume d’évaporation peut atteindre 40 %. Ce modèle de libéralisme prévu pour permettre des rendements financiers rapides a remplacé l’agriculture traditionnelle destinée à nourrir les populations locales. Or, la forte dépendance des pays arabes à l’égard des marchés internationaux expose dangereusement la région aux rapides fluctuations de prix des produits agricoles. Et accélère la disparition de la souveraineté alimentaire.

Avant la colonisation française de la Tunisie, le pays produisait du blé dur et était autosuffisant. Afin de répondre aux besoins de la France, les colons ont remplacé cette production par du blé souple qui a besoin de plus d’eau et s’accommode mal aux sols en Tunisie. Autre inconvénient, il n’est pas adapté à la production de semoule, produit alimentaire de base des populations locales. Ainsi la Tunisie exporte une variété de blé qui accapare 50 % des ressources hydriques du nord du pays et importe 50 % de ses stocks de semoule. En Égypte, 80 % des productions de terres agricoles du nord du pays sont exportées vers les pays occidentaux. Se pose alors la notion de l’« eau virtuelle » qui correspond à la quantité d’eau contenue dans les produits importés ou exportés. Les ressources hydriques de ces pays sont ainsi détournées par des choix de politiques agricoles auxquels les citoyens ne participent pas.

Un droit qui n’est pas respecté

L’eau est pourtant la condition de la vie sur terre. Un être humain ne peut pas survivre plus de cinq jours sans boire. Elle est essentielle pour l’hygiène personnelle (avoir une vie sociale, être en bonne santé) et l’hygiène collective (avoir des espaces publics propres). Le droit à l’eau est un droit sacré. Mais il n’est pas respecté.

Le discours sur la rareté de l’eau tend à masquer la question de l’inégalité de l’accès à l’eau. Les travaux du chercheur Habib Ayeb2 invitent à interroger les chiffres officiels en observant les multiples réalités quotidiennes que vivent les populations. En Égypte, le taux officiel d’accès à l’eau est de 96 %, mais on ne compte la présence d’un robinet dans un domicile que dans 65 % des foyers3, et le taux d’accès à l’eau en milieu rural est d’environ 40 %. De plus, les chiffres officiels ne tiennent compte ni de l’accessibilité réelle à un point d’eau, ni de la qualité de l’eau, ni de son temps d’accessibilité (un quart d’heure !)

D’autre part, ces indicateurs ne permettent pas de prendre en compte les difficultés de mobilité temporaires. Peut-on considérer qu’une femme enceinte a accès à l’eau lorsque le point d’eau le plus proche est à 15 minutes de marche ? Autre question : l’eau disponible n’est souvent pas potable, elle est même souvent polluée, ce qui constitue un enjeu majeur de santé publique. Les familles doivent trouver d’autres solutions pour boire (achat de bouteilles d’eau minérale, la faire bouillir…) alors que ce service est tarifé. C’est un réel problème pour les familles aux revenus modestes, car si elles ne peuvent plus payer leurs factures d’eau, l’accès leur en sera coupé. L’eau devient ainsi une marchandise et non un droit.

➞ L’article de Mohamed Rami Abdelmoula (Assafir Al-Arabi) débat de l’idée selon laquelle la Tunisie fait face à une pénurie d’eau. Il dresse d’abord un inventaire des ressources, infrastructures et acteurs en présence. Il met en cause l’idée de « rareté » qui ne repose pas sur une réalité tangible, mais contribue à faire de l’eau une marchandise. Des mouvements de protestation revendiquent un meilleur accès à l’eau pour l’usage domestique, mais l’enjeu est moins la disponibilité que la gestion et la répartition des ressources. L’auteur évoque les problèmes liés au modèle agricole promu, qui revient à exporter de l’eau, ou à l’industrie et au tourisme qui polluent et consomment les ressources, ou aux infrastructures vieillissantes et dégradées qui causent du gaspillage… Il critique la vision trop simpliste des organisations internationales et des bailleurs de fonds qui poussent vers une privatisation de l’eau dans l’idée que « l’ajustement des prix » (leur hausse) réduira le gaspillage.

➞ L’article de Helen Lackner (Orient XXI) traite de la crise de l’eau au Yémen qui va au-delà de la guerre en cours. La pénurie est liée à la croissance démographique, au réchauffement climatique et à la surexploitation des ressources en eau du fait de l’usage de pompes électriques pour l’agriculture. Elle tient aussi aux orientations en matière de politiques économiques, avec une convergence entre les institutions internationales promouvant l’insertion dans la mondialisation et les élites locales désireuses de s’enrichir vite grâce à l’exportation de produits agricoles à forte valeur ajoutée. L’autrice plaide en faveur d’une gestion plus durable et équitable des ressources en eau, en donnant la priorité à la consommation domestique sur l’agriculture, et pour éviter que l’eau ne devienne la source de nouvelles tensions politiques dans le futur.

➞ Manel Derbali (Nawaat) rend compte du débat en Tunisie autour de la ratification par le Parlement d’un nouveau Code des eaux. Le débat a été lancé en 2009 sous l’impulsion de la Banque mondiale qui prônait la privatisation du secteur. Plusieurs projets de code, en 2014 et 2017, ont été mal accueillis par la société civile en raison de la logique économique qui primait sur la logique des droits humains et la justice sociale. La question de l’eau mobilise le débat public en Tunisie avec des mouvements de protestation réguliers liés aux problèmes d’accès à une eau potable ou au gaspillage. Les réserves exprimées par les experts et représentants de syndicat interviewés par Nawaat concernent l’accent mis sur la valeur économique de l’eau. La tarification de l’eau et la privatisation de sa gestion laissent envisager que l’investissement dans des infrastructures puisse se faire en fonction de la rentabilité (laissant les zones rurales sous-équipées) et que l’accès à l’eau dépendra du revenu des ménages.

➞ Nada Arafat et Omaïma Ismaïl (Mada Masr) proposent un reportage à Al-Qara, un village du sud égyptien où l’activité économique principale des habitants est l’agriculture. Dans cette région où l’accès à l’eau est difficile, les agriculteurs ont recours à des pompes à eau électriques pour arroser leurs champs. La décision prise par les autorités égyptiennes il y a quelques années (encouragées par le FMI) de réduire progressivement les subventions à la consommation du diesel a entrainé une hausse du prix de l’énergie, et les agriculteurs ont été nombreux à abandonner leur activité faute de pouvoir couvrir les frais de production croissants liés à l’extraction de l’eau. Après avoir changé d’activité et parfois quitté le village, certains habitants d’Al-Qara sont finalement revenus à l’agriculture en recourant à des panneaux solaires pour produire l’énergie nécessaire à l’extraction de l’eau des puits. Il s’agit d’un investissement parfois supporté par plusieurs familles en fonction de la taille du champ. Cette solution trouvée sans intervention des autorités a permis à ces villageois de retrouver leur autonomie financière. L’article explique comment des orientations économiques plus générales ont un impact sur l’accès à l’eau pour les agriculteurs.

➞ Autre reportage, celui de Dana Gibreel (7iber) qui s’intéresse au projet de concentration en eau de Dis, en Jordanie. Qu’a-t-il apporté à la population locale dans le sud, et comment aurait-il pu être utilisé comme une opportunité pour le développement du sud marginalisé ? Le travail s’appuie sur les données disant que le projet basé sur le puisage de l’eau des pauvres gouvernorats du sud vers la capitale, Amman, n’a pas bénéficié à la communauté locale du bassin de Disi, dont certains membres attaquent le projet dans l’objectif de récupérer l’eau pour l’agriculture et l’irrigation du bétail.

1Darmame Khadija, Potter Rob. B., «  Gestion de la rareté de l’eau à Amman : rationnement de l’offre et pratiques des usagers  », Espaces et sociétés, 2009/4 (no. 139), p. 71-89.

2Habib Ayeb est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment L’eau au Proche-Orient. La guerre n’aura pas lieu, Karthala-Cedej, 1998 et avec Ray Bush, Food Insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa : Agrarian Questions in Egypt and Tunisia, Anthem Press, 2019.

3Habib Ayeb, «  De la pauvreté hydraulique en méditerranée : le cas de l’Égypte  », Confluences Méditerranée, 2006/3, no. 58, p. 21-38.

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