En 1993, disparaît en Tunisie le plus ancien parti communiste du monde arabe, qui change cette année-là de nom pour devenir Ettajdid (le Renouveau), et inclure en son sein des personnalités non communistes affiliées à la mouvance dite progressiste. Depuis cette date et surtout depuis la révolution de 2011, ce parti a prolongé son existence sous des avatars successifs, mais sans plus peser sur la vie politique tunisienne, ni même sur la recomposition d’une gauche en déshérence.
Certes, le parti communiste n’a jamais été en Tunisie une formation de masse et n’a réuni dans ses moments les plus fastes que quelques milliers de militants sous sa bannière. Mais il a eu, à de nombreux moments de l’histoire du pays, une influence allant au-delà de l’engagement de ses seuls membres, malgré les contradictions et les ambigüités de ses positionnements politiques, dus en grande partie à sa dépendance vis-à-vis du Parti communiste français.
Né dans le sillage du PCF
Dès le lendemain du Congrès de Tours est créée en 1921 une Section fédérale de l’Internationale communiste de Tunis (SFIC de Tunis). Bien que cette première mouture du parti ait vu le jour à l’initiative de militants français, elle souscrit pleinement à la huitième condition de l’adhésion à la IIIe Internationale : le soutien à tout mouvement d’émancipation dans les colonies et la lutte contre toute oppression des peuples coloniaux. Car la Régence de Tunis est un protectorat français depuis 1881, où la puissance occupante s’est arrogé tous les pouvoirs, s’appropriant les ressources agricoles et minières du pays.
La longue histoire du PCT peut être divisée en deux périodes : de sa création à l’indépendance en 1956 où les principaux clivages en son sein résident dans le positionnement par rapport à la lutte de libération nationale et l’alignement sur la politique soviétique, puis de l’indépendance à sa disparition progressive après 2011.
Tout au long des années 1920, le PC travaille à sa « tunisification », selon le terme de l’époque, et donc à renforcer son implantation dans les milieux indigènes. Jusqu’à l’indépendance, un de ses grands problèmes - exploité par le mouvement nationaliste afin de le délégitimer - aura été en effet d’effacer son image de formation, où les Français de la colonie et les Tunisiens juifs occupent une place prépondérante sans être pour autant majoritaires en nombre.
En 1924, le parti participe à la création du premier syndicat tunisien, la CGTT (Confédération générale des travailleurs tunisiens), à laquelle sont hostiles à la fois le Destour, parti nationaliste créé en 1920, qui craint un éparpillement du mouvement national, et l’Union départementale de la CGT (UD-CGT) qui accuse la nouvelle centrale de diviser les rangs ouvriers. La CGTT est rapidement interdite par les autorités du protectorat, son principal dirigeant Mohamed Ali El Hammi condamné au bannissement avec Jean-Paul Finidori, son camarade à la tête de la formation communiste. Jusqu’à la crise de 1929 qui a des répercussions sociales catastrophiques dans la régence, le PC est cantonné à une relative léthargie du fait de la répression dont il est l’objet. C’est avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire en mai 1936 qu’il retrouve de la vigueur et prend la tête de nombreux mouvements de grève qui agitent alors le pays.
Tunisification et division
L’année 1936 est également l’année où le parti parvient à s’affranchir partiellement du PCF et prend le nom de Parti communiste tunisien. Il nomme à sa tête Ali Jrad, un de ses principaux dirigeants. Dès lors, deux tendances vont s’y affronter jusqu’au début des années 1950 : l’une attachée à suivre en tous points les positions du PCF dont on sait l’ambigüité et les retournements successifs sur la question coloniale, et l’autre voulant donner la priorité à la libération nationale, quitte à s’allier pour ce faire à certaines tendances du Néo-Destour, parti créé par Habib Bourguiba en 1934. La ligne « nationale » se renforce à partir de 1936 avec l’arrivée en Tunisie de dirigeants communistes italiens ayant fui le régime mussolinien et plus sensibles que leurs homologues français aux ravages causés par l’oppression coloniale.
Mis en sommeil par la Seconde guerre mondiale, l’affrontement entre ces deux lignes reprend toutefois dès son achèvement. Durant cette période, le PCT a été la seule formation politique à mener une lutte clandestine, d’abord sous le régime de Vichy, puis sous l’occupation allemande du pays de novembre 1942 à mai 1943. La divergence devient si profonde qu’Ali Jrad, soucieux de donner la priorité au combat pour l’indépendance, est exclu en 1948 au profit d’une mainmise sur l’appareil de la tendance inféodée au PCF.
Plus généralement, à partir de 1947, les nationalistes et les communistes se retrouvent dans les deux camps opposés de la guerre froide. Farouchement anticommuniste, Bourguiba a choisi d’arrimer son mouvement à l’Occident, tandis que les seconds privilégient la lutte contre l’impérialisme américain, seule cible de leur propagande jusqu’en 1950. Mais la lutte pour l’indépendance ayant connu une accélération depuis 1945 et avec l’évolution du contexte international, les communistes sont contraints à partir de cette date de s’y rallier enfin sans réserve et subissent, comme les destouriens, les foudres de l’autorité coloniale.
Avec les femmes et les syndicalistes
Paradoxalement, c’est durant cette période que le PCT connaît son apogée. Bien implanté dans quelques bastions ouvriers, en particulier chez les mineurs et les dockers, il participe à toutes les revendications qui prennent de l’ampleur à cette époque. Depuis la transformation de l’UD-CGT en Union syndicale des travailleurs tunisiens (USTT) passée sous le contrôle des communistes, ce syndicat mène de nombreuses actions communes avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pourtant située dans le camp opposé, puisqu’elle est une composante centrale du mouvement national, mais sans oublier pour autant sa dimension syndicale. Cette collaboration dure jusqu’en décembre 1952, date de l’assassinat du leader de l’UGTT, Farhat Hached, par un commando affilié à la Résidence française. Ce dernier disparu, la centrale nationale passe en effet sous le contrôle direct du Néo-Destour, peu disposé à collaborer avec les communistes. Affaiblie, l’USTT parvient à exister jusqu’en 1956 mais décide après l’indépendance de s’autodissoudre et d’intégrer ses militants à l’UGTT.
Durant sa période faste, le PCT se dote également d’organisations de masse. Grâce à la création de L’Union des femmes de Tunisie et de L’Union des jeunes filles de Tunisie, il pénètre les milieux féminins. Mais, dans ce domaine aussi, la forte présence de femmes françaises et tunisiennes juives dont seul un petit nombre maîtrise la langue arabe, et la réputation sulfureuse du PC dans les milieux musulmans, ne leur permettent pas d’étendre leur influence. Les associations de femmes musulmanes proches du mouvement nationaliste demeurent hégémoniques dans la population féminine de la Régence.
Ce n’est qu’en 1957, un an après l’indépendance, que le PCT fait l’autocritique de ses positions antérieures. Il écarte de sa direction les derniers Français qui en faisaient partie et y intègre une jeune génération de militants, recrutés principalement dans les milieux intellectuels.
Commence alors une nouvelle phase de son histoire, marquée par sa marginalisation progressive. Le premier facteur de cette mise à l’écart est l’instauration dès 1956 d’un régime autoritaire sous la houlette de son chef Habib Bourguiba, décidé à réprimer toute contestation de sa pratique du pouvoir. En janvier 1963, le PCT est interdit, ce qui fait de la Tunisie un pays à parti unique de fait. Mais il est également contesté par une jeune génération d’étudiants plus radicaux vis-à-vis du régime, qui créent en 1963 le Groupe d’études et d’action socialiste tunisien (GEAST), plus connu par le nom de sa revue Perspectives.
« Soutien critique » d’un côté, anti-impérialisme de l’autre
Le PCT hésite alors sur la conduite à tenir. Depuis 1962, la Tunisie tente une expérience « socialiste » sous la direction du puissant ministre Ahmed Ben Salah qui procède à une collectivisation massive des terres agricoles et de l’ensemble de l’économie sous couvert de leur mise en coopératives, au point que le Néo-Destour prend en 1964 le nom de Parti socialiste destourien. Entrés dans une « semi-clandestinité » selon leur propre formule, les communistes apportent leur « soutien critique » à l’expérience en se définissant comme « une opposition constructive ». La planification et la création des coopératives seraient à mettre à l’actif du régime qui aurait ainsi choisi « une voie non capitaliste » de développement. Le parti la soutient jusqu’au bout malgré l’opposition générale qu’elle suscite et qui conduit Bourguiba à y mettre brutalement fin en septembre 1969.
De fait, c’est essentiellement dans le domaine de la politique étrangère que le PC s’oppose durant ces années au régime, dont l’arrimage à l’Occident ne cesse de se consolider. L’impérialisme américain est évidemment dénoncé avec vigueur. L’accent est mis sur la guerre que les États-Unis mènent au Vietnam puis, à partir de la défaite arabe de juin 1967, sur le soutien sans failles qu’ils apportent à Israël. Les communistes dénoncent aussi l’hostilité tunisienne vis-à-vis de l’Égypte de Nasser considérée comme un phare de l’anti-impérialisme au Proche-Orient. L’Égypte, l’Algérie, la Syrie, la Guinée, le Mali, la Tanzanie, Cuba, le Vietnam de Hô Chi Minh sont cités comme d’authentiques pays progressistes. Alors que les communistes critiquent l’autoritarisme bourguibien et réclament l’instauration chez eux d’un régime démocratique, ils ne font jamais mention de la répression des opposants qui caractérisent ces « pays frères ».
Le décalage de plus en plus grand entre les positions du PCT et les préoccupations de la population. Son alignement sur l’URSS alors que les jeunes mouvements étudiants s’en éloignent catégoriquement en font progressivement une formation marginale dans un arc politique qui connaît un début de diversification à partir du début des années 1980. C’est pourtant lui que le pouvoir décide de réautoriser en 1981, voulant atténuer son image autoritaire et estimant sans doute qu’il n’a rien à craindre d’une formation devenue quasiment groupusculaire.
Prenant acte de la disparition du bloc soviétique, le Parti communiste tunisien change de nom en 1993, et devient Ettajdid. Sous cette nouvelle appellation, il retrouve une popularité momentanée en présentant aux élections présidentielles de 2004 un candidat au nom de toute la gauche, face au président Zine El-Abidine Ben Ali. Néanmoins, le truquage du scrutin ne donne à Mohamed Ali Halouani qu’un score ridicule. Cette union de la gauche se fracasse en outre l’année suivante sur la question de l’alliance avec le mouvement islamiste Ennahda, susceptible aux yeux d’une partie de cette mouvance de renforcer la lutte contre la dictature. Ettajdid est le seul parti de gauche à refuser cette alliance scellée en octobre 2005 et tente de fédérer autour de lui des personnalités et des mouvements opposés à tout rapprochement avec les islamistes.
On aurait pu croire que la révolution de 2011 redonnerait un espace politique aux forces de gauche et en particulier aux héritiers du PC, regroupés au sein des nouveaux mouvements Al Qotb (Le Pôle) puis Al Massar (La Voie). Mais la victoire d’Ennahda aux élections de l’Assemblée constituante d’octobre 2011 a douché cet espoir. Le coup de grâce a été donné à ce qui restait du vieux parti quand plusieurs responsables d’Al Massar ont rejoint le parti Nidaa Tounes, fondé par le futur président Béji Caïd Essebsi au nom de la lutte contre les islamistes, ce qui s’est transformé en marché de dupes.
La naissance, la vie et la disparition du Parti communiste tunisien épousent les tribulations de l’ensemble du mouvement communiste international. Avec, comme pour de nombreux partis communistes du Sud, les impasses du communisme en situation coloniale, déchiré entre les injonctions — pas toujours identiques — de Moscou et des partis métropolitains, et les aspirations à la libération nationale des masses locales. S’il n’a eu qu’une influence modeste sur le cours de l’histoire tunisienne, le PCT a fait partie de l’aventure du marxisme en terre arabe et a laissé des traces malgré son effacement du paysage politique. Il est notamment le seul à avoir favorisé la mixité intercommunautaire et la distance par rapport à la norme religieuse, dont il a toujours contesté l’hégémonie. Aux historiens de mesurer ce qu’il en reste de cet héritage chez les Tunisiens d’aujourd’hui.
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