Dossier

Crise des migrants ou crise de l’Occident ?

Des drames humains qui se jouent aux frontières et sur les routes terrestres et maritimes de l’Europe ; des institutions nationales et européennes qui renâclent à s’adapter aux arrivées des migrants ; des forces politiques qui confondent à l’envi réfugiés, migrants, demandeurs d’asile, voire terroristes ; qui laissent entendre qu’émigration et exil sont des termes interchangeables… La mal-nommée « crise des migrants » que ce dossier d’Orient XXI a pour objet d’éclairer est tout autant européenne, occidentale, politique, diplomatique que morale.

Camp informel de réfugiés d’Idomeni, à la frontière greco-macédonienne.
Chad Briggs, 13 mars 2016.

Il est un point sur lequel tout le monde s’accorde : les « printemps » tunisien ou égyptien n’ont pas eu pour conséquence de jeter sur les routes des centaines de milliers de migrants. En revanche, les régimes syrien, yéménite ou libyen qui se sont opposés à leurs populations avides de changement ont provoqué, par leurs violences, des crises humanitaires et engendré des flux massifs de réfugiés.

En 2016, un demi-million de personnes ont été arrêtées aux frontières extérieures de l’Europe pour avoir tenté d’entrer dans l’un des États de l’Union1. Pour les seuls premiers six mois de l’année 2016, 2 859 personnes sont mortes au cours de leur odyssée vers l’Europe, contre 1 838 pour le 1er semestre de 2015. Depuis 2000, entre 25 et 30 000 migrants ont perdu la vie en tentant de rejoindre l’Europe, principalement par la Méditerranée. Contrairement aux États-Unis, l’Europe ne se pense pas comme une terre d’immigration et d’asile, de là probablement sa difficulté à faire face à de tels mouvements de population qu’elle analyse sous l’angle de la sécurité.

Le regard porté sur les migrants est pluriel. Passant en revue la presse algérienne privée et publique, Farida Souiah donne à voir un « brûleur de frontières » (harrag) présenté tour à tour comme un criminel parce qu’il entre, par son choix, dans l’illégalité et la clandestinité ; mais aussi comme un héros qui vit l’aventure de sa vie au péril de sa vie ; qui est victime de son rêve, de son passeur et de la société ; enfin, qui apparaît comme le symbole de l’échec du système politique, économique et social de l’Algérie.

Accès à l’espace Schengen

Le pays européen qui a accueilli le plus grand nombre d’immigrants en 2014 aura été l’Allemagne (884 900), suivie par le Royaume-Uni (632 000), la France (339 900), l’Espagne (305 500) et l’Italie (277 600)2 pour ce qui concerne la France, ces chiffres représentent chaque année 0,3 % de sa population en moyenne, contre 0,6 % pour les pays de l’OCDE. On est loin de l’invasion annoncée par certains, slogan qui a pourtant pris au cours des dernières années une ampleur démesurée. Collectivement, l’Europe n’a pas échappé à ce sentiment d’envahissement, notamment chez ceux de ses membres qui étaient en campagne électorale. Peur et rejet de « l’étranger » se conjuguent pour faciliter l’adoption de mesures restrictives nouvelles.

Catherine Wihtol de Wenden détaille comment l’Europe a fait de la Méditerranée un Rio Grande qui délimite son nord et son sud par des mesures de plus en plus coercitives. Aux frontières extérieures de l’Europe, des barrières ont été érigées, murs ou barbelés. Des camps de rétention, des campements, des zones d’attente, des hotspots3, des prisons, des lieux d’enfermement de toutes sortes ont été créés sur le territoire européen ou hors de ses frontières extérieures pour rassembler ceux qui entraient en Europe ou qui s’y dirigeaient. Des textes toujours plus contraignants ont été adoptés par Bruxelles et par certains de ses États membres. La politique de refoulement des migrants aux frontières s’est durcie.

Une politique en porte-à-faux

L’importance des derniers mouvements migratoires a mis à nu certaines carences de l’UE. Son système migratoire a été mis à l’épreuve. Schengen a montré ses limites. Des États membres ont rouvert des frontières nationales qu’on croyait tombées en désuétude. La gestion de la frontière redevient ici ou là le privilège de l’État-nation. Les « valeurs » européennes sont malmenées. Catherine Wihtol de Wenden fait valoir que la solidarité entre pays européens n’a pas toujours trouvé à s’exprimer. Les droits humains et le droit d’asile ont parfois cédé face aux égoïsmes. Le sécuritaire s’installe. Pourtant, comme le rappelle Mohamed Khachani, migration et mobilité des personnes constituent des atouts reconnus par l’Europe pour faire face au vieillissement de ses populations, au poids financier de ses systèmes sociaux ou au manque de main-d’œuvre pour certains emplois. Si l’Europe souhaite conforter sa politique de voisinage (PEV), elle a tout intérêt à accueillir des migrants dont les transferts de revenus, les nouvelles connaissances comme les relations professionnelles nouées profiteraient aussi à leurs pays d’origine.

L’arme diplomatique

Les migrants constituent une riche monnaie d’échange politique. Bayram Balci détaille avec justesse comment la Turquie a su opportunément faire de la question des réfugiés (3 millions de Syriens sont présents sur son territoire)4 un instrument de politique étrangère à l’égard de l’Europe. Pour qu’elle retienne « ses » réfugiés sur son sol, Bruxelles s’est résolue à passer sous les fourches caudines d’Ankara en acceptant le principe d’un paiement de compensation (6 milliards d’euros), la réouverture de certains chapitres d’adhésion de la Turquie à l’Europe (réouverture qui rencontre de plus en plus d’opposants) et une levée des visas pour les Turcs qui voudraient circuler dans la zone Schengen. C’est aussi dans le cadre d’un échange diplomatique que la question des réfugiés quittant le Maroc pour se rendre en Europe a été « pacifiée », une sorte de « paix migratoire », selon la formule de Mehdi Lahlou, ayant été trouvée en Méditerranée occidentale entre Rabat et Madrid. Plus globalement, comme l’indique Smail Kouttroub, pays du Maghreb et Union européenne profitent de ces nouvelles politiques migratoires pour partager une « rente sécuritaire » aux intérêts croisés.

1Source : Frontex, agence européenne créée en 2004, dont la mission est de coordonner la coopération opérationnelle des États membres aux frontières extérieures de l’Union européenne (UE) en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Il est à noter que les chiffres fournis par Frontex ne font pas la distinction entre une personne contrôlée une fois et la même personne contrôlée plusieurs fois.

3Centres de contrôle ayant vocation à faire le tri entre réfugiés et migrants économiques et, éventuellement, « terroristes ». Il en existe en Italie et en Grèce.

4En 2014, la Turquie a connu une forte demande d’asile présentée par des Afghans, des Irakiens et des Iraniens. Source : UN Refugee Agency (UNHCR) Profil d’opérations 2015 – Turquie.

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