Égypte. Que sont les Frères musulmans devenus ?

Une scission inédite dans l’histoire de l’organisation · Soumis à une répression d’une violence inouïe, les Frères musulmans égyptiens sont entrés en crise après le coup d’État militaire du 3 juillet 2013. C’est toute la stratégie et le rôle de l’organisation qui sont en débat, aussi bien la place de la violence que la séparation entre la prédication religieuse et l’action politique. Et ces affrontements internes ont débouché sur une scission inédite dans l’histoire de la confrérie : désormais il n’existe plus une mais deux organisations revendiquant l’appellation de « Confrérie des Frères musulmans ».

Mohammed Badie, Guide suprême des Frères musulmans, peu avant son arrestation en août 2013.
DR

Le 21 juin 2013, les partisans du président égyptien Mohamed Morsi, membre de l’organisation des Frères musulmans, installent de grands sit-in sur les places Al-Nahda et Rabaa Al-Adawiyya au Caire. Ils anticipent la vague de rassemblements prévue quelques jours plus tard, et préparée depuis des mois par un ensemble hétéroclite d’acteurs politiques pour réclamer la démission de Morsi, élu un an plus tôt. Le 30 juin, des millions de personnes descendent sur les places des centres-villes à travers le pays. L’armée pose alors un ultimatum à Morsi, exigeant sa démission. Le 3 juillet, les officiers le destituent. Arrêté, il est mis au secret pendant plusieurs semaines. C’est le général Abdel Fattah Al-Sissi, alors ministre de la défense, qui prend de facto la tête du pays.

Les partisans de Morsi maintiennent leurs sit-in, jusqu’à ce que, le 14 août, la police et l’armée égyptiennes les dispersent en tirant à balles réelles. En quatre jours, les forces de l’ordre massacrent un millier de personnes. Environ mille autres sont placées en détention, dont des dirigeants de haut rang de la confrérie (Gama’a), l’organisation frériste, notamment son guide suprême Mohamed Badie.

Depuis, une intense répression se poursuit, et l’avenir politique des Frères musulmans égyptiens semble oblitéré. Pourtant, ces années sombres pourraient bien engager un processus d’aggiornamento de l’organisation, longtemps appelé de ses vœux par une poignée de Frères musulmans « réformistes » et désormais soutenu par une partie grandissante de militants de la base. Retour sur les rebondissements qui, depuis le « massacre de Rabaa » ont mené la confrérie sur le chemin d’une scission historique1.

L’émergence d’un leadership contestataire

Après la déposition de Morsi, plusieurs dirigeants de l’appareil organisationnel de la confrérie (tanzim) et de nombreux militants sont arrêtés. Face à cette situation, le « bureau de la guidance » (maktab al-irshad, l’organe décisionnaire de l’organisation, composé de vingt membres) et l’Assemblée consultative (maglis al-choura, qui comprend représentants nationaux et locaux, décident de désigner un « comité de gestion de la crise » pour une durée de six mois. En externe, la confrérie appelle à la fondation d’une « Alliance pour le soutien de la légitimité2 », rejointe par quelques partis islamistes et fera rapidement long feu3. Mais, après la salve d’arrestations liée à la dispersion des sit-in, il ne reste plus à la fin de l’été 2013 que dix membres du bureau de la guidance en liberté.

Plusieurs de ces dirigeants de haut rang prennent le chemin de l’exil. C’est le cas en particulier de ceux qui représentent la « vieille garde » de l’organisation, Mahmoud Hussein, secrétaire général de la confrérie et responsable du comité de gestion de la crise, Mahmoud Ghozlan, porte-parole officiel et Abderrahmane Al-Barr, mufti de l’organisation. Quant à Mahmoud Ezzat, adjoint au Guide suprême considéré comme son « représentant actif » tant que ce dernier est emprisonné, il reste en Égypte mais entre en clandestinité. Demeurent alors au contact du « rang » un membre du bureau de la guidance élu depuis 2008 et fidèle à la vieille garde, Mohamed Abderrahmane (responsable de la région est du Delta) et surtout un membre plus récent, Mohamed Kamal, ancien responsable de la région nord de Haute-Égypte, qui s’est illustré lors du sit-in de Rabaa et qui va progressivement s’opposer à la vieille garde.

En février 2014, l’Assemblée consultative (ou plutôt ce qu’il en reste) convoque de nouvelles élections. Le mandat du comité de gestion de la crise touche à son terme, et il s’agit de le réélire pour inclure des représentants de toutes les régions. Un renouvellement des cadres se produit à tous les échelons, en raison de l’emprisonnement massif des anciens responsables — mais aussi d’une crise de confiance dans les leaders de la vieille garde. Un leadership contestataire se forme alors autour de Mohamed Kamal qui prend la tête du nouveau comité, appelé « comité de février ». Un autre personnage emblématique de ce nouveau leadership se fait connaître sous le pseudonyme de Mohamed Montasser : très actif sur les réseaux sociaux, il gagne en popularité auprès des militants par ses prises de position critiques vis-à-vis de la vieille garde et est bientôt désigné porte-parole officiel de la confrérie par le comité de février4.

Les débats internes ont une dimension publique importante car les conditions répressives restreignent les possibilités de réunions physiques et font de Facebook le support privilégié des discussions et disputes. La presse, égyptienne et régionale, et surtout les chaînes de télévision proches des Frères musulmans — Al-Jazira en tête — s’en font souvent l’écho. Ces débats se structurent autour de deux questions : la réforme organisationnelle et la stratégie à adopter face au régime de Sissi.

Une critique qui vient de loin

Le chaos provoqué par les arrestations multiples, l’éparpillement des dirigeants entre la Turquie, le Qatar, la Malaisie, le Soudan et l’Europe, la création de comités de gestion ad hoc et la multiplication des fuites médiatiques rendent très difficile l’interprétation de la situation organisationnelle. « Nouvelle » et « vieille » gardes s’opposent sur la question de savoir qui décide et qui est habilité à prendre la parole au nom de l’organisation.

Le comité de février dirigé par Mohamed Kamal reconnaît l’autorité du Guide mais se considère comme le nouveau bureau de la guidance, étant donné que ce dernier, élu début 2010, a théoriquement vu son mandat se terminer fin 2013 et que le comité a été régulièrement élu par l’assemblée consultative, faisant de Kamal le « représentant actif » du Guide. Le leadership traditionnel conteste cette vision, soutenant que le comité n’a été désigné que pour gérer certains aspects de la crise et n’a pas qualité d’organe exécutif suprême. Il soutient aussi que le quorum de l’assemblée consultative autorisant l’élection d’un nouveau bureau de la guidance ne peut pas être réuni. Par conséquent c’est l’ancien bureau qui est toujours en place et Ezzat demeure le représentant actif du Guide en tant que vice-Guide.

À ces facteurs conjoncturels liés au contexte chaotique post-2013, il faut ajouter des dynamiques de long terme pour comprendre l’ampleur du débat. Ces querelles renvoient en fait à une critique portée depuis longtemps par un très petit, mais symboliquement très significatif, « courant réformiste » au sein de la confrérie. Il est apparu timidement au milieu des années 1990, à travers la tentative de création d’un parti politique sans l’aval de l’appareil organisationnel de la confrérie. Cette initiative était portée par une poignée de cadres politiques, issus de la génération militante dite « intermédiaire », recrutée sur les campus universitaires au moment de la réémergence de la confrérie dans les années 1970, sous les auspices d’Anouar El-Sadate. Cette génération a fourni les personnalités les plus médiatiques du mouvement (Essam Al-Arian, Abdel Moneim Aboul Fotouh, Khairat Al-Chater, Helmi Al-Gazzar, Gamal Hechmat...), qui ont accédé à des positions politiques (dans les syndicats professionnels, au Parlement). Mais elles ont très souvent été tenues à l’écart des positions hiérarchiques — à l’exception très notable de Khairat Al-Chater. Cet homme d’affaires, qui acquiert une aura de martyr auprès des militant du fait de ses nombreux emprisonnements, forme un duo influent avec Mahmoud Ezzat5. Ensemble, ils prennent la tête du courant dit des « organisationnistes » (ou tanzimiyin) qui donne priorité absolue à la préservation de l’appareil organisationnel (tanzim).

Dans la seconde moitié des années 2000, alors que les organisationnistes tiennent fermement le tanzim, de nouvelles velléités réformatrices éclatent au grand jour. Elles sont portées par des militants âgés de 20 à 30 ans qui, dans ces années d’effervescence, ont été plongés dans les multiples mobilisations transversales, en particulier sur les campus avec des groupes libéraux ou de gauche et d’extrême gauche. À travers l’usage des blogs puis de Facebook, en pleine ouverture du champ médiatique égyptien, ces militants en dissidence ont cherché à rompre avec la tradition d’opacité de la confrérie et à l’ouvrir aux influences extérieures pour la réformer de l’intérieur. Leurs principales critiques portaient sur la stagnation organisationnelle, politique et intellectuelle de la confrérie. Selon eux, la cause de cette inertie est, d’une part, la logique « administrative », qui donne la priorité à la discipline et entretient la culture du repli, et d’autre part, la non-séparation des activités religieuses et politiques, qui empêche la spécialisation des compétences, l’efficacité de l’action et l’évolution des idées politiques.

Ces jeunes dissidents ont entretenu des connexions particulières avec une petite frange de la « génération intermédiaire » — notamment avec Aboul Fotouh et Al-Gazzar — pour former ce « courant des réformistes » (tayyar al-islahiyyin). Avec la Révolution du 25 janvier et les dissensions causées par la création d’un « parti de la confrérie » (le Parti de la liberté et de la justice) plusieurs figures de ce courant ont quitté l’organisation ou en ont été exclues par la vieille garde.

De façon tout à fait inattendue, cette critique réformiste a trouvé un nouvel écho auprès des jeunes militants restés dans le rang durant la décennie précédente. La confiance qu’ils avaient placée dans l’appareil s’est évanouie avec la chute de Morsi et leur déception n’en a été que plus brutale. Ils se sont alors retrouvés, au terme d’un tout autre chemin, dans cette dénonciation des dysfonctionnements internes de la confrérie comme cause de sa stagnation politique et de son incapacité à choisir les bonnes options stratégiques. Cest précisément sur cette question du choix stratégique que porte le second grand débat.

Résistance civile et violence

Les deux tendances s’affrontent sur la définition de la stratégie à adopter et sur l’interprétation de la notion de pacifisme silmiyya que le Guide a mise en avant pendant le sit-in de Rabaa, par le célèbre slogan « Notre pacifisme est plus fort que les balles » (Silmiyyetna aqwa min al-rasas). La vieille garde assimile le pacifisme au rejet total de toute forme de violence physique. Or le slogan sonne faux pour de nombreux militants qui ont vécu les massacres. Le leadership contestataire autour de Kamal considère qu’il importe, dans le contexte de l’oppression violente diligentée par le régime, de redéfinir une approche autorisant l’usage de la violence physique contre des installations militaires et policières ou des infrastructures stratégiques (stations électriques, voies de communication…) dans la limite où cela n’entraîne pas la mort d’êtres humains. Les partisans de cette approche distinguent la « voie révolutionnaire » de résistance civile contre un régime dictatorial de la stratégie « terroriste » visant un régime qualifié d’« impie ». Cependant la frontière est parfois floue, notamment du fait de l’usage de la rhétorique religieuse. Certains partisans de la « voie révolutionnaire » considéreraient aussi qu’il serait légitime d’attaquer les officiers de police ou d’armée.

L’apparition de groupes multipliant les attaques à armes à feu ou à explosifs contre les forces de l’ordre — en augmentation flagrante en 2015 — donne une portée considérable à ce débat. L’enjeu est celui de la participation de militants Frères à ces groupes et de la responsabilité de la hiérarchie dans leur contrôle. Il y a tout d’abord, en 2014, l’apparition de groupuscules que le ministère de l’intérieur qualifie de « comités spéciaux » des Frères musulmans. Ils proviendraient des comités d’ordre mis en place par l’organisation au moment des sit-in de 201, afin de protéger les manifestants pro-Morsi des attaques de police ou de nervis. Une partie se seraient armés et autonomisés de la hiérarchie pour organiser leurs propres actions, visant la destruction d’infrastructures et l’assassinat d’officiers. Certains analystes considèrent que ces groupuscules sont le fait de jeunes militants déçus de la confrérie et en rupture avec elle6]]. D’autres avancent, en se fondant notamment sur les interrogatoires menés par le Parquet avec des leaders de la vieille garde, que ces comités auraient été soutenus par la « nouvelle garde » favorable à l’utilisation de la violence, voire coordonnés par Kamal7.

Mais la nature des liens entre la confrérie et ces comités reste très controversée, tout comme ceux qu’elle entretiendrait avec quatre autres groupes violents plus structurés, qui apparaissent entre 2014 et 2016 : le Mouvement de résistance populaire » (harakat al-moqawama al-sha’biyya) ; Châtiment révolutionnaire (al-aqab al-thawri), Brigade de la Révolution (liwa al-thawra) et Détermination (Hasm)8.

L’extension de la crise en exil

C’est aussi la dispersion des cadres et militants en exil qui renforce l’ampleur de la crise. Au cours des années 2014-2016, deux pôles entrent en concurrence, l’un à Londres, l’autre à Istanbul. La capitale britannique héberge, depuis 2010 au moins, le secrétaire de la Ligue internationale des Frères musulmans (aussi appelé al-tanzim al-dawli), Ibrahim Mounir, proche de la vieille garde. Il gagne en puissance avec l’arrivée de plusieurs de ses pairs sur le sol européen. Toutefois à partir d’avril 2014, il est aussi soumis aux pressions exercées par le gouvernement de David Cameron qui s’inquiète de la présence de Frères musulmans au Royaume-Uni et lance une enquête parlementaire pour déterminer leur « degré d’extrémisme », enquête dans laquelle Mounir comparait directement. La défaite de la ligne « révolutionnaire » de la confrérie est donc, à Londres, un enjeu important afin de donner des gages de la non-violence du mouvement.

À Istanbul, un pôle de soutien à Kamal est formé par des cadres politiques : issus de la génération intermédiaire, ils le rejoignent dans la critique du fonctionnement interne. Ils mènent une fronde face à Mahmoud Hussein, présent sur le territoire turc : avec l’appui du comité de février basé au Caire, ils prennent l’initiative de créer en janvier 2015 un Bureau des Frères musulmans à l’étranger. À sa tête, Ahmed Abderrahmane (médecin, ancien parlementaire et ancien secrétaire régional du Parti de la liberté et de la justice dans la région du Fayoum). Avec lui, Gamal Hechmat (ancien parlementaire, ancien leader important du syndicat des médecins), Amr Darrag (ancien ministre de la coopération internationale sous Morsi) et Yehya Hamed (ancien ministre de l’investissement).

Dans un premier temps, le bureau inclut quelques membres proches de la vieille garde, dans une tentative de rapprochement des deux mouvances. Or la tentative échoue largement, le conflit s’aggravant en Égypte comme en exil. En mai 2015, Ezzat (qui réapparaît brièvement au Caire) et des membres de l’ancien Bureau de la Guidance ordonnent la dissolution du comité de février et la convocation disciplinaire de Kamal. Le comité, qui refuse sa dissolution, réplique par médias interposés en accusant Mahmoud Hussein de malversations financières dans sa gestion des affaires organisationnelles en Turquie et le démet de ses fonctions, transférées au Bureau des Frères musulmans à l’étranger. Alors que Hussein publie un communiqué niant la décision et réaffirmant l’autorité seule de Ezzat, Mohamed Montasser, le porte-parole officiel de la nouvelle garde, déclare que seuls les membres élus du comité de février sont habilités à parler et soutient que Kamal est le représentant actif du Guide. La lutte se traduit aussi par l’accaparement des outils médiatiques (chaînes de télévision, sites web) : le site internet historique de l’organisation ne publie plus les déclarations du leadership traditionnel. Un deuxième site officiel est alors créé.

Dans la foulée, Mahmoud Ghozlan et Abderrahmane Al-Barr, membres clés de la vieille garde, sont arrêtés, affaiblissant sa position mais menant aussi à la recherche d’une seconde tentative de compromis devant l’intensification de la répression. Un peu plus tôt en mai, en effet, la condamnation à mort d’une centaine de leaders (dont Morsi et le Guide suprême) avait été confirmée et le 1er juillet, treize Frères musulmans étaient tués par un raid policier dans un appartement. Un nouveau « haut comité administratif » est alors formé en remplacement du comité de février, réunissant notamment Mohamed Kamal (« voie révolutionnaire ») et Mohamed Abderrahmane (vieille garde). À l’étranger, les deux représentants Ibrahim Mounir à Londres et Ahmed Abderrahmane à Istanbul, sont officiellement reconnus. Mais, de nouveau, le rapprochement fait long feu : Kamal et Abderrahmane se disputent le leadership et chaque tendance réaffirme ses positions.

Excommunications

En décembre 2015, un nouvel épisode public de dispute entre Hussein et Montasser éclate à l’occasion d’une interview du premier sur Al-Jazira durant laquelle il dénie la légitimité du second. Mohamed Abderrahmane annonce que Montasser est officiellement démis de ses fonctions de porte-parole et son appartenance à la confrérie suspendue, tout comme celle de Kamal. Le haut comité éclate entre partisans des deux hommes. La vieille garde déclare la dissolution du bureau des Frères musulmans à l’étranger basé à Istanbul et décrète la seule autorité de Mounir, tandis que le bureau réaffirme son entière responsabilité sur les affaires des exilés, niant l’existence d’un organe à Londres et maintenant ses accusations visant Hussein.

En Égypte, les bureaux régionaux se divisent, chacun annonçant sa position sur sa page Facebook : ceux du Caire, Alexandrie, Fayoum, Bani Soueif et Qalyoubiya déclarent rejeter les décisions de la vieille garde. Les divisions touchent les échelons locaux jusqu’au niveau de la section (shuba), prenant donc une réalité très concrète sur le terrain. Les médias fréristes sont définitivement scindés : tandis que la vieille garde parvient à reprendre le site historique, leurs rivaux fondent un nouveau site, qui revendique le statut de site officiel.

En mai 2016, la mouvance de Kamal lance une campagne qui propose une feuille de route pour une « troisième refondation » de la confrérie, grâce à la démission de tous les cadres en fonction, la tenue d’élections générales, ainsi que la rédaction d’une nouvelle charte et d’un nouveau règlement intérieur. Le 10 mai 2016, Kamal annonce sa démission et invite ses pairs à en faire de même. En réaction, Mounir déclare l’annulation de cette campagne et annonce l’exclusion de ses promoteurs, dont Ahmed Abderrahmane, Amr Darrag, Yehya Hamed et Gamal Hechmat9. Il est néanmoins manifeste que la campagne est soutenue parune partie importante des militants de la base en Égypte.

En octobre 2016, Kamal est tué par la police. Loin d’être stoppée, sa mouvance lance deux mois plus tard une refondation des structures dirigeantes de la confrérie. Sur son site « officiel » (ikhwanonline.info), elle annonce les 19 et 20 décembre la réunion extraordinaire, au Caire, de l’Assemblée consultative — réélue quelques jours plus tôt. L’assemblée décide, à la majorité, de la « séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif » à tous les échelons de l’organisation, afin de permettre le contrôle du second sur le premier. Un nouveau bureau de la guidance temporaire, appelé « bureau général » est élu, dans lequel, aux côtés des nouveaux représentants, seuls les membres emprisonnés (dont le Guide et Khairat Al-Chater) conservent leurs postes. Ce qui signifie de facto l’exclusion de toute la vieille garde encore en liberté — en particulier Mahmoud Ezzat, Mahmoud Hussein et Ibrahim Mounir. Le communiqué déclare vouloir « enraciner les valeurs de l’institutionnalisation, de la transparence et de la responsabilité » au sein de l’organisation.

Ainsi, actuellement, il n’existe plus une, mais deux organisations, se revendiquant comme « confrérie des Frères musulmans » Gama’et al-ikhwan al-muslimin »). Autrement dit, il existe deux appareils (tanzim) faisant allégeance à deux bureaux de la guidance distincts. Selon les régions, l’un prédomine sur l’autre. Cette rupture, inédite et historique, est une conséquence à la fois de la répression (suppression des cadres traditionnels permettant un renouvellement, intensité de la violence conduisant à réviser les options stratégiques, dispersion du leadership en exil qui permet l’expression des désaccords et accroit la déconnexion avec la base), mais aussi d’une remise en question de long terme sur le fonctionnement, l’identité et les buts poursuivis par le mouvement. C’est pourquoi cet aggiornamento débouche non seulement sur le discours « révolutionnaire », prônant une résistance plus ou moins violente, mais aussi, parfois, sur un discours de dissociation de la prédication religieuse et du travail politique10, en tant que processus de spécialisation des tâches et des compétences. Si, face à la vieille garde, une alliance de circonstance a pu se former entre la tendance « révolutionnaire » et les héritiers du « courant réformiste », il n’en reste pas moins que l’hétérogénéité des positions sur la question de la violence est patente. D’autres scissions menacent donc également la toute nouvelle confrérie.

1S’il est difficile d’obtenir des informations fiables sur ce sujet, les spéculations allant bon train dans la presse et les rapports d’experts, et les sources sûres se faisant rares, il est possible de reconstituer les étapes et facteurs de cette fragmentation, en recoupant plusieurs analyses, publiées en anglais et en arabe, ainsi que des déclarations publiées sur les différents sites et comptes Facebook officiels des Frères musulmans. Ce qui suit en constitue une synthèse chronologique, nécessairement simplifiée et hypothétique, étant donné la complexité de la situation et la prolifération de versions. Voir par exemple cet article qui montre bien les multiples lectures possibles du conflit interne : Omar Said, « After state crackdown and rumors of rifts, Brotherhood faces identity crisis », Madamasr, 14 août 2015.

2du président élu Morsi

3La plupart des partis qui l’avaient rejoint s’en désolidarisent très vite, rejetant l’appel au retour de Morsi. L’Alliance est officiellement dissoute par décision judiciaire et décret à l’automne 2014.

4Mohamed Hamama « Comment la pieuvre de la confrérie s’étrangle elle-même ? » (c’est nous qui traduisons, Madamasr, 10 février 2017.

5Mohamed Morsi doit son ascension dans l’appareil organisationnel à sa proximité avec ce duo.

6Mohamed Hamama, « The hidden world of militant ‘special committees’ », Madamasr, 22 décembre 2015.

7Mokhtar Awad, « The Rise of the Violent Muslim Brotherhood », Current Trends in Islamist Ideology, Hudson Institute, 27 juillet 2017.

8Voir les rapports du Tahrir Institute for Middle East Policy ainsi que les pages consacrées aux différents groupes cités ici.

9Selon Mohamed Hamama, « June 30, 3 years on : The Muslim Brotherhood at breaking point », Madamasr, 28 juin 2016.

10Amr Darrag par exemple propose de dissocier totalement l’action politique et religieuse, cf. « Révisions politiques… entre l’action prédicative et l’action partisane » (c’est nous qui traduisons de l’arabe), Arabi 21, 12 mars 2016.

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