Portrait

Joseph Andras. Contre l’esprit colonial au Kurdistan

Livre après livre, Joseph Andras explore les trous noirs de la mémoire collective occidentale. Alors qu’il s’était jusque-là concentré sur la trajectoire de figures historiques aujourd’hui disparues, il retrace le combat, dans son dernier ouvrage, d’une prisonnière politique kurde incarcérée en Turquie, la chanteuse Nûdem Durak. À travers elle, l’écrivain met à l’honneur la cause de tout un peuple.

Nûdem Durak, fresque de Mahn Kloix à Marseille

C’est avec le roman De nos frères blessés, publié en 2016, que Joseph Andras entre en littérature. Il y relate la vie de Fernand Iveton, ouvrier, militant communiste, pied-noir, qui s’est engagé en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Arrêté à la fin d’octobre 1956 après une tentative ratée d’attentat à l’explosif contre l’usine où il travaillait, il est torturé, puis jugé par un tribunal militaire. Il est condamné à la peine capitale bien qu’il ait affirmé à maintes reprises que son acte ne visait pas des civils, mais relevait du sabotage. Fernand Iveton sera guillotiné en novembre 1956. Accueilli très positivement, De nos frères blessés lui vaudra le prix Goncourt du premier roman. Mais Andras le décline, se refusant à jouer le jeu de la compétition et du spectacle littéraires.

Tout est déjà contenu dans ce double geste inaugural — l’adoption d’un positionnement littéraire du côté de l’engagement et de la discrétion médiatique. Mais il y a surtout l’annonce d’un travail d’écriture et de recherche au long cours sur l’histoire qu’Andras définit de cette manière : « L’Histoire n’est jamais qu’une façon pour les puissants de continuer à faire les poches aux morts. » Il s’agit donc pour l’écrivain de faire parler les morts, surtout ceux dont on détrousse l’héritage.

En 2018, Andras signe l’ouvrage Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou, dans lequel il revient sur le parcours de l’indépendantiste kanak. Musicien, formé à la prêtrise, Alphonse Dianou fut assassiné en 1984 par l’armée française dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, lors d’une prise d’otage qui se termina dans un bain de sang. Au loin le ciel du sud (2021) évoque les jeunes années parisiennes d’une figure importante et complexe de la lutte anticoloniale, le Vietnamien Hô Chi Minh.

Au travers de ces ouvrages, liés à l’histoire impériale et au passé colonial, Andras entend ainsi creuser la terre pour en sortir non pas des morts, mais des silences malheureux : « Lettre après lettre, phrase après phrase, page après page, ceux-là, humains ou animaux, ont formé une colonne de marcheurs », écrit-il. Cette procession de personnages tente de conjurer les silences de l’histoire et des discours officiels.

« Une brindille dans les rouages de la Nation »

Nûdem Durak. Sur la terre du Kurdistan, paru en mai dernier, s’inscrit donc dans la continuité de ce travail au long cours que Joseph Andras a entrepris sur les silences de l’Occident et sur un passé dont tous les crimes n’ont été ni assumés ni expiés. Mais cette fois, ce passé est gravé dans le présent et dans la peau d’une figure bel et bien vivante, Nûdem Durak : « Une chanteuse kurde de nationalité turque, née dans un village du Bakûr. Officiellement, le 1er janvier 1988. Elle se trouve en prison depuis 2015 ; elle est condamnée à y demeurer jusqu’en 2034. Soit une peine de dix-neuf années. » Le lecteur apprendra au fil des pages qu’elle est en réalité née en 1993, qu’elle fut d’abord condamnée à dix ans et demi de détention, convertis en 19 ans pour propagande terroriste et appartenance au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Andras a découvert l’existence de Nûdem Durak à travers un reportage réalisé pour la chaîne Al-Jazira par la journaliste turque Eylem Kaftan. Son esprit ne peut plus connaître la tranquillité et une immense douleur l’habite désormais. Quiconque a ressenti la peine physique et morale d’une personne incarcérée et condamnée injustement connaît cet élan irrépressible qui, pour ne pas tourner à l’obsession stérile, doit passer à l’action. Le militant mobilise ses réseaux et connaissances, signe des pétitions, contacte des personnalités publiques, l’écrivain prend la plume. Joseph Andras est tout cela à la fois et il le prouve en lançant conjointement la rédaction du livre et une campagne de solidarité internationale en faveur de Durak.

Ce n’est donc pas un hasard s’il place son texte sous la tutelle de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, dont une phrase extraite de leur livre Djamila Boupacha figure en exergue de celui d’Andras. En 1962, pendant la guerre d’indépendance algérienne, alors que la militante Djamila Boupacha avait été arrêtée puis torturée par l’armée française, Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi s’étaient penchées sur son sort pour « éveiller la révolte ». La filiation est revendiquée par Andras qui considère la politique turque vis-à-vis des Kurdes comme relevant du même esprit qui animait la France en Algérie. Son texte n’est pas seulement une offensive contre le régime du président turc Recep Tayyip Erdoğan, mais aussi une critique de fond de l’esprit colonial qui perdure en Turquie vis-à-vis du peuple kurde — et au-delà, une critique de tous les impérialismes.

Comme l’écrit très justement Andras, Nûdem Durak est « une brindille dans les rouages de la Nation ». La négation du droit des Kurdes à disposer d’eux-mêmes, à préserver leur langue, leur culture et leur territoire a des origines lointaines. L’ouvrage d’Andras se propose de retracer la généalogie de cette politique d’effacement de l’identité d’un peuple. Il remonte ainsi aux accords secrets de Sykes-Picot : signés entre la Grande-Bretagne et la France le 16 mai 1916, en anticipation d’une victoire occidentale sur l’Empire ottoman lors de la première guerre mondiale, ces accords entérinent la négation de la réalité kurde. Le Proche-Orient se voit découpé en nouveaux États-nations que les deux puissances impériales se partagent, sans prendre en considération les particularismes locaux et encore moins la spécificité kurde. La Turquie d’Erdoğan ne fait que perpétuer la longue histoire de l’oppression de tout un peuple.

Pour mieux comprendre la « question kurde », il faut s’intéresser à l’histoire et à la place centrale qu’occupe le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le mouvement anticolonialiste et indépendantiste fondé en Turquie en 1978. D’inspiration marxiste-léniniste, le PKK se donnait pour but de créer un Kurdistan uni sur des bases progressistes et non tribales, scientifiques et non conservatrices. Il faut également revenir sur ses leaders, les idéologues comme Abdullah Öcalan (emprisonné depuis 1999), les erreurs commises, reconnues ou passées sous silence. Il faut également expliquer pourquoi en 1984, le PKK décide de se lancer dans la lutte armée en Turquie, foyer majoritaire du peuple kurde, et rappeler que le conflit se poursuit aujourd’hui encore, tandis que la répression contre les opposants politiques en général et les Kurdes en particulier est particulièrement féroce.

Nûdem Durak n’est qu’un exemple parmi d’autres. Chiffres à l’appui, Andras cite un rapport du département d’État américain qui dénombrait en 2020 90 000 arrestations menées par les services de sécurité turcs après la tentative de putsch contre Erdoğan en juillet 2016. L’ONG Insan Haklari Dernegi a établi de son côté que 15 à 20 % de l’ensemble des détenus en Turquie — soit entre 45 000 et 60 000 personnes pour un total de 300 000 incarcérées — seraient des prisonniers politiques. « C’est banal », rappelle l’exergue tiré du livre sur Djamila Boupacha qui ouvre celui d’Andras.

Mais si en 1962, l’état et le bruit du monde ne couvraient pas totalement la campagne du comité de soutien à Djamila Boupacha, en 2023, les temps ont changé et Andras est conscient de la difficulté de sa tâche. Il a d’abord mis de côté pour cette fois la fiction, car il ne parvient pas à fermer les yeux sur ce qu’elle a d’impudent : « Trop de disparus réclament de faire route, trop de langues ligotées attendent l’heure de parler ». Et c’est dans cet espace entre l’écriture et ses limites que réside la force de l’ouvrage d’Andras : loin d’être un exercice narcissique inutile, il se fait avant tout le porte-voix de celle qu’il défend.

Faire entendre la parole de Nûdem Durak

La grande originalité du livre est de véritablement faire entendre la parole de Nûdem Durak. Au cours de ses recherches, Andras a en effet récupéré une copie d’un manuscrit autobiographique qu’elle a rédigé en prison, et chaque chapitre de l’ouvrage d’Andras se termine sur les mots de la musicienne. C’est elle qui évoque la violence faite au peuple kurde et aux femmes. C’est elle, également, qui dénonce le modèle étatiste turc privant les Kurdes de leur langue et de leur culture, et ce, dès l’école primaire (que Nûdem Durak a quittée avec fracas). C’est elle, encore, qui fait preuve de lucidité sur la condition et la vulnérabilité des femmes kurdes :

Voilà la réalité : la femme kurde est exposée à l’oppression, à la violence, à la culture d’extorsion et de pillage des hommes. Tout ceci a été imposé à notre pays depuis la naissance de l’État, à travers tous les mécanismes qui le fondent. Ses premières victimes ont été les femmes.

C’est elle, enfin, qui explique les raisons de son incarcération :

Je suis ici pour avoir chanté. La musique et l’art sont à mes yeux des idéaux, et je ne fais jamais machine arrière avec mes idéaux. La musique est la vie et je dois vivre cette vie.

Et Andras se plie à l’hypothèse qu’elle formule, qui est celle aussi de ses amis : l’arrestation de Nûdem est pour le régime d’Erdoğan une manière d’éteindre une lumière avant qu’elle ne brille trop.

Grâce aux mots de Nûdem Durak et ceux de ses proches, cet ouvrage s’éloigne nettement de la représentation orientaliste et vidée de toute portée idéologique que l’Occident a eue des femmes kurdes engagées dans le combat contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Ceylan, la jeune sœur de Nûdem née en 1996, a disparu au Rojava et reste introuvable à ce jour. Elle avait rejoint Kobané (Syrie) en 2015 pour y intégrer les rangs de la branche féminine des Unités de protection du peuple (YPG) afin de combattre l’OEI et construire la révolution.

Le récit de l’engagement de sa sœur met en pièces l’universalisme narcissique français qui a trop souvent réduit cette lutte armée à celui de la laïcité contre l’islamisme, alors qu’il s’agit d’une lutte révolutionnaire pour la reconnaissance d’un peuple et d’une culture. À travers le parcours et les lectures de Nûdem Durak, des questions capitales sont abordées : celle de l’évolution du PKK, qui a placé les droits des femmes au cœur de ses réflexions, celle de l’écologie sociale telle que l’a développée le philosophe américain Murray Bookchin1, etc.

Andras écrit avec prudence et empathie. Il appartient à une génération qui a appris qu’on ne parle pas pour les autres ou prétendument mieux qu’eux. Il se sent être un membre parmi tant d’autres de cette famille politique qui lutte pour l’égalité :

Entre les lignes d’un livre ou d’un poème, partout où s’énonce l’égalité se dessine sur la Terre une sorte de famille : par-delà les nations instituées, les mémoires singulières et les cultures propres, où se dit le socialisme je sais un frère, je sais une sœur.

Il sait aussi que le travail d’écriture ravive les blessures, comme celles des proches de Nûdem qui souffrent de son absence, mais se livrent à cœur ouvert à l’écrivain. Conscient de son statut d’homme occidental, « étranger » à la cause kurde, Andras, comme il l’avait déjà fait dans son ouvrage Kanaky, exprime, à juste titre, ses craintes et ses scrupules. L’une de ses interlocutrices, une militante féministe prénommée Veroz ne le ménage pas : « Tu ne vas pas décrire les femmes kurdes comme l’Occident le fait si souvent. Tu peux écrire sur notre lutte politique : pour moi, à l’arrivée, ça ne fera aucune différence. »

Mais Andras a raison de surmonter ses hésitations pour dire l’injustice, et tenter de faire connaître une cause. Au mieux peut-il espérer un réveil des consciences en France, où personne ne peut se dire totalement innocent de ce qui se passe dans cette région du monde. Au sujet de la guerre qui oppose l’État turc au PKK, il rappelle le soutien constant des autorités françaises à Ankara et affirme :

En qualité de citoyen français, je ne peux, pas plus qu’aucun de mes compatriotes, me déclarer intégralement étranger à cette guerre.

Son travail sur Nûdem Durak apporte une contribution capitale à l’espérance que nourrissait le poète turc Nâzim Hikmet, auteur des vers qui ont accompagné Joseph Andras lors de son séjour au Kurdistan : « Et jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur terre / un seul pays captif, un seul prisonnier ».

1Figure communiste libertaire, souvent méconnu, Bookchin prône le changement révolutionnaire à travers la la mise en place de communes affranchies du pouvoir central et fédérées entre elles par un organe supérieur démocratique. Ce « communalisme » se veut une alternative au modèle historique de l’État-nation.

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