Cinéma

Liban. Sur les traces des disparus de la guerre civile

Comment filmer la disparition ? Traduire par l’image ce qui n’est plus ? C’est un travail de remémoration contre l’amnésie officielle et collective, et donc un travail pour l’histoire, que propose l’équipe du film The Soil and the Sea La terre et la mer »), qui sillonne le Liban sur les traces des charniers de la guerre civile.

Vue du front de mer de Beyrouth extraite de « The Soil and the Sea », réalisé par Daniele Rugo.
DR

Image trouble, son étranglé, vagues menaçantes… The Soil and the Sea La terre et la mer ») commence littéralement à contre-courant, la caméra submergée dans une lutte contre les vagues, dont nous tire la voix de l’écrivain libanais Elias Khoury lisant en arabe son poème « La mer blanche ». Ce sauvetage n’est pourtant qu’une illusion : c’est bien une noyade longue d’un peu plus d’une heure qui commence avec le film réalisé par Daniele Rugo, véritable plongée cinématographique dans la violence de la guerre civile libanaise.

Partant de la côte beyrouthine, le film nous fait entrer au Liban par le charnier méditerranéen qui le borde, cette mer dans laquelle la guerre a souvent dégurgité ses cadavres. The Soil and the Sea interroge les disparitions, exhume les histoires des victimes et de leurs familles, creuse les bas-fonds de près de quinze années de guerre civile.

Un pays amnésique et imprégné de violence

Au Liban, 17 415 personnes auraient disparu de 1975 à 1990, pendant la guerre civile qui a opposé de très nombreuses factions locales et internationales, mais dont les victimes ont été en majorité libanaises, palestiniennes et syriennes. Ce chiffre est tiré de la recherche constituée par le Lebanon Memory Archive, un projet piloté par l’équipe du film qui met en lumière cinq sites libanais abritant des fosses communes datant de la guerre1. Massacres délibérés, emprisonnements, torture, enlèvements, assassinats arbitraires ou ciblés, des lieux tels que Damour, Chatila, Beit Mery, Aita Al-Foukhar ou Tripoli, sont emblématiques de toutes les facettes de la violence devenue routinière dans le Liban des années 1980. Leurs noms seuls suffisent à réveiller le souvenir d’une opération militaire, d’une prison ou d’une hécatombe dont les histoires sont tues dans un pays qui s’est remis de la guerre civile en instaurant un fragile statu quo.

Afin de saisir la force de The Soil and the Sea, il faut comprendre la portée politique du simple geste de prise de parole proposé par le film. Dans les années 1990, la principale barrière mise en place pour éviter de retomber dans les méandres d’un affrontement civil a été le silence. Aucune politique mémorielle n’a été mise en place à l’échelle du pays, les programmes scolaires s’arrêtent notoirement à la veille de la guerre civile, et la guerre est un arrière-plan anecdotique dans les conversations des Libanaises. Des organisations de la société civile plaident pourtant depuis longtemps en défense des familles des personnes disparues, et une loi de 2018 promettait même d’éclaircir leur sort, mais le silence reste de mise pour la majorité de la société libanaise. La faute en revient surtout à l’absence de politiques publiques et d’institutions dédiées : il n’existe pas au Liban d’histoire « objective » de la guerre, scientifiquement constituée, et admise par l’État et la population. The Soil and the Sea donne un exemple saisissant de cette amnésie collective avec l’anecdote d’une mère qui pose une plaque et plante un olivier en mémoire de son fils Maher, disparu devant la faculté des sciences dans la banlieue sud de la capitale. Alors que cette faculté relève du seul établissement supérieur public du pays - l’Université libanaise -, les étudiantes et les professeures rencontrées par la mère de Maher sont effarées d’apprendre qu’une fosse commune « de trente mètres de long » a été enfouie sous les dalles de leur campus à la suite d’une bataille entre des factions libanaises et l’armée israélienne pénétrant dans Beyrouth en 1982.

Pour recomposer l’histoire d’un pays amnésique, The Soil and the Sea choisit d’enchaîner les témoignages, comme celui de la mère de Maher. Les récits sont racontés en « voix off », superposés à des images montrant les lieux banals, gris, bétonnés, où les Libanaises foulent souvent sans s’en douter - ou sans y penser - les corps de centaines de leurs semblables. Les voix des proches ou des survivantes qui témoignent sont anonymes. Seuls ces lieux du quotidien incarnent la violence. Le film offre l’image d’un Liban pâle et quasi désert, où l’immobilier aussi bien que la végétation ont recouvert les plaies mal cicatrisées de la guerre. Des silhouettes lointaines parcourent ruines antiques et bâtiments modernes, gravats et pousses verdoyantes, mais on ne verra jamais les visages des voix qui racontent, par-dessus des plans savamment composés, les disparitions des proches, l’angoisse des familles, parfois de précieuses retrouvailles, plus souvent des vies passées dans l’errance et la nostalgie. Filmant le présent pour illustrer les récits du passé, The Soil and the Sea met au défi l’expérience libanaise contemporaine en montrant des lieux imprégnés jusque dans leurs fondations par une violence rarement nommée, qui prend enfin corps à l’écran dans les récits des familles laissées pour compte. Le travail de mise en scène du témoignage oral est aussi soigné du point de vue de l’image que du son, les mots crus des proches étant délicatement accompagnés par les arrangements légers et angoissants de Yara Asmar au synthétiseur.

Géographie de l’oubli

Faut-il déterrer les cadavres ? Serait-ce rendre justice aux familles que de retourner aujourd’hui la terre, et risquer ainsi de raviver les blessures d’un pays jamais guéri de la violence ? Ces questions, posées par un survivant du massacre commis par les milices palestiniennes à Damour en 19762, reçoivent plus tard une réponse indirecte de la part de la mère de Maher : « S’ils exhument des restes, où est-ce que je les mettrais ? » Juxtaposant des témoignages qui se font écho, The Soil and the Sea devient un jeu de questions et réponses qui exprime le paradoxe de l’amnésie libanaise. Aux dépens de nombreuses victimes et de leurs familles, l’oubli a été un geste d’amnistie qui a permis à la société libanaise de se reconstruire, d’élever des banques et de déployer des champs sur une terre ravagée par le conflit. Beaucoup de victimes ont aussi été acteurrices de la violence, à commencer par Maher, mort au service d’une milice, dont le récit de la disparition entame et conclut le film. En exhumant leurs corps, on risquerait de raviver des colères enfouies avec eux. Au lieu de prendre un tel risque, et outre l’impossibilité matérielle et politique d’une telle entreprise, le documentaire et le projet de recherche auquel il s’adosse se contentent de recueillir des souvenirs sans les commenter autrement que par des images du quotidien, familières à toustes les Libanaises.

L’absence de protagonistes à l’écran, le choix de filmer les lieux représentés à des moments où ils sont inhabituellement déserts, illustrent d’abord la disparition, thème principal de l’œuvre. Nous, spectateurs et spectatrices, sommes invitées dans ces espaces comme dans des arènes cinématographiques qui réverbèrent les récits de la violence et abattent le quatrième mur, nous mettant au centre d’un récit oral, musical et visuel. Nous qui foulons le sol libanais, nous qui partageons sa mer et contemplons ses espaces, sommes responsables de constater la violence gravée en eux, nous dit le film. Si on ne peut résoudre les disparitions sans raviver la violence qui les a causées, si on ne peut déterrer les cadavres sans risquer d’exhumer la guerre qui les a tués, on peut au moins admettre l’amnésie, s’en reconnaître responsable, et apaiser par des actes mémoriels la violence fantôme qui hante le Liban.

The Soil and the Sea apporte sa pierre à l’édifice mémoriel par la constitution d’une géographie qui relève un à un des lieux de l’oubli libanais. Les récits qui permettent l’enquête ne sont jamais exhaustifs. Ils permettent d’incarner cette géographie, lui donnant le relief et la profondeur qui manquent aux images du quotidien libanais contemporain. Par des procédés fins et dépouillés, le film de Daniele Rugo nomme l’innommable, montre ce qui ne peut être montré, et parvient ainsi à nous remémorer notre oubli.

1Le projet est mené par le réalisateur et producteur Daniele Rugo, la productrice Carmen Hassoun Abou Jaoudé et l’assistante de production Yara Al Murr.

2NDLR. Ce massacre a été commis par des milices palestiniennes le 20 janvier 1976, en réaction au massacre de plus d’un millier d’habitants du quartier Karantina de Beyrouth par les Phalanges chrétiennes.

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