Yémen-Arabie saoudite

Le calvaire des migrants éthiopiens dans la péninsule Arabique

Les flux de migrants issus d’Afrique de l’Est sont en hausse en mer Rouge. En transit au Yémen, celles et ceux qui traversent la région vers les pays du Golfe sont victimes de violences souvent occultées. Le sort des Éthiopiens à la frontière yéméno-saoudienne, notamment, jette une lumière crue sur les pratiques des autorités saoudiennes, comme le révèlent des organisations de défense des droits humains.

Des réfugiés éthiopiens dans un camp de fortune pour migrants africains à Khormaksar, près d’Aden (Yémen), le 3 mars 2022
Saleh Obaidi/AFP

Évoquer la situation actuelle des Éthiopiens dans la péninsule Arabique revient souvent à se concentrer sur les violences qu’ils subissent en Arabie saoudite et au Yémen. Compte tenu de la géopolitique, la principale voie d’accès au royaume saoudien débute soit par Djibouti et la mer Rouge, soit par la Somalie, la pointe de la Corne de l’Afrique et la mer d’Arabie. Dans les deux cas, il s’agit de longs voyages où il faut traverser le Yémen pour parvenir jusqu’en Arabie saoudite par le sud. La majeure partie de la frontière entre les deux pays étant une région désertique, la principale route empruntée par les Africains et les Yéménites qui visent la même destination passe par les zones montagneuses du Yémen contrôlées par les houthistes.

En août dernier, l’organisation Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport révélant le massacre par les forces saoudiennes de centaines d’Éthiopiens qui tentaient de franchir cette frontière1. Par rapport aux recherches précédentes menées par HRW et d’autres organisations, cette enquête « montre comment le mode opératoire des violences a changé, passant de l’usage présumé d’armes à feu à titre ponctuel et des détentions massives à des massacres généralisés et systématiques, explique l’ONG.

De tels massacres constitueraient des crimes contre l’humanité s’il s’avère qu’ils sont à la fois généralisés et systématiques et s’ils relevaient d’une politique d’État consistant à massacrer une population civile de façon délibérée.

Les violences recensées font froid dans le dos : les gardes-frontières saoudiens utilisent des armes différentes en fonction de leurs cibles et emploient notamment des « projectiles de mortier et d’autres armes explosives  » contre les groupes de migrants dès qu’ils pénètrent sur le territoire saoudien. Des personnes ont déclaré avoir subi des tirs à bout portant et « ont raconté avoir été appréhendées par des gardes-frontières armés qui leur ont demandé dans quelle partie du corps elles préféraient être visées, avant de leur tirer directement dessus ».

Parmi les actes brutaux relatés, « un garçon de 17 ans a décrit comment les gardes-frontières saoudiens l’ont forcé, lui et d’autres survivants, à violer deux filles après qu’ils eurent exécuté un autre survivant qui avait refusé de le faire ». Les rescapés sont détenus dans des conditions abominables pendant des mois, ils sont souvent maltraités, affamés et torturés, avant d’être rapatriés ou renvoyés de force de l’autre côté de cette même frontière. Sur la base de nombreux entretiens, HRW estime que « depuis le début de ses enquêtes en janvier 2023, au moins plusieurs centaines de migrants, en grande partie éthiopiens, ont été tués à la frontière avec l’Arabie saoudite ».

Des violences récurrentes

Cette violation des droits humains a fait l’objet d’une couverture médiatique importante. Libération a fait sa « une » sur ce massacre (22 août 2023), tandis que le Guardian révélait, de son côté, que des experts américains et allemands avaient entraîné les gardes-frontières saoudiens mis en cause2. Les États-Unis fournissant à la fois des armes au Royaume et assurant la formation de ses forces de sécurité, les services américains ont demandé des éclaircissements aux Saoudiens, indique le Washington Post3. En réaction aux révélations faites par HRW, l’Allemagne a suspendu l’encadrement des forces frontalières saoudiennes. La seule réponse fournie par les Saoudiens, selon le quotidien américain, est que « Riyad [dément] formellement ces allégations4 ».

La mise en lumière de ces violences n’est pas nouvelle : l’année dernière, les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme (CDH) des Nations unies avaient écrit aux autorités saoudiennes et houthistes à Sanaa pour réclamer des explications sur des cas similaires. Une précédente étude de HRW réalisée en 2020 montrait que les houthistes avaient forcé des migrants à quitter le Yémen pour se rendre en Arabie saoudite, où les gardes-frontières avaient fait feu contre eux5. En mars 2021, des Éthiopiens détenus dans le centre de rétention de Sanaa sont morts dans un incendie provoqué par des gardes houthistes qui avaient fait usage de gaz lacrymogènes sur des prisonniers protestant contre leurs conditions de détention. Depuis le début de la guerre qui déchire le pays, les houthistes ont également refoulé des Éthiopiens et d’autres migrants venus d’Afrique de l’Est, les repoussant dans les zones du Yémen contrôlées par le gouvernement internationalement reconnu de Rashad Al-Alimi.

Pris en étau entre gangs et factions

De précédents rapports de HRW et d’autres organisations ont retracé les itinéraires empruntés par les migrants et décrit les abus dont ils sont victimes de la part des passeurs pendant leur séjour au Yémen. Ces derniers forment le plus souvent des équipes mixtes composées de Yéménites et d’Éthiopiens issus de divers groupes ethniques. Ils opèrent le long de la côte de la mer Rouge et à l’intérieur du pays, sous l’autorité ou avec la complicité de différentes autorités yéménites.

Toutes les factions sont ainsi impliquées dans la perpétration de ces atrocités. Le personnel de sécurité affilié au gouvernement internationalement reconnu torture, viole, vole et menace la plupart des demandeurs d’asile éthiopiens, avant de leur faire reprendre clandestinement la mer à bord de petites embarcations de fortune. Les migrants sont également détenus en divers endroits de la côte, entre Aden et Bab Al-Mandab, dans des centres de rétention dont la gestion relève parfois des autorités occupantes émiraties plutôt que yéménites.

Lorsqu’ils ne sont pas la proie de gangs criminels, les Éthiopiens se frayent un chemin à travers le Yémen, trouvant au fil de leur voyage des emplois occasionnels ou saisonniers faiblement rémunérés. Les hommes travaillent dans l’agriculture, la pêche et le nettoyage de voitures, tandis que les femmes sont principalement employées à des tâches domestiques. Certains restent au Yémen pendant de longues périodes. C’est dans ce contexte qu’un conflit intraethnique a récemment éclaté entre des Éthiopiens à Aden, faisant dix morts et de nombreux blessés6. D’autres migrants, conscients des dangers qu’ils encourent, ont accepté les offres de rapatriement de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et quelques centaines d’entre eux ont été renvoyés dans leur pays au cours des dernières années.

La version des houthistes

Contrairement aux Saoudiens, les houthistes ont répondu en détail au rapport de HRW publié en août dernier : sans surprise, ils nient toute implication dans des actes de violence et affirment avoir eux-mêmes enquêté sur « les crimes (…) commis par les gardes-frontières saoudiens contre les migrants africains, y compris le massacre de migrants7  ». Ils font état de cas identiques à ceux évoqués par l’ONG américaine. Les houthistes déplorent également l’inaction des Nations unies, de l’OIM et d’autres organisations qui, selon eux, sont libres de poursuivre leurs activités dans les zones qu’ils contrôlent. Une telle affirmation est pourtant largement contredite par la plupart des agences de l’ONU qui soulignent les difficultés qu’elles rencontrent pour obtenir des laissez-passer et d’autres autorisations administratives, liées notamment aux délais interminables.

En revanche, les houthistes se montrent plus convaincants lorsqu’ils déclarent que les migrants africains arrivent « par la mer sur [leurs] côtes, alors que les mers sont sous le contrôle des occupants saoudiens et émiratis et de leurs milices »8, mettant en doute la capacité de la coalition arabe à contrôler effectivement les eaux yéménites. De fait, des bateaux y coulent, des personnes s’y noient et des passeurs y jettent même des passagers par-dessus bord.

L’Arabie saoudite, eldorado ou enfer ?

Le projet Migrants disparus de l’OIM indique que sur les quelque 7 000 décès recensés sur les routes migratoires en 2022, la frontière saoudienne occupe une place prépondérante :

« Sur les 867 décès enregistrés sur la route reliant la Corne de l’Afrique au Yémen, au moins 795 personnes, dont la plupart seraient des Éthiopiens, ont perdu la vie entre le Yémen et l’Arabie saoudite, principalement dans le gouvernorat de Saada, à la frontière nord du Yémen9.

Au vu de ce constat, pourquoi les Éthiopiens continuent-ils à prendre des risques aussi grands pour rejoindre l’Arabie saoudite ? Une fois sur place, ils travaillent en outre illégalement pour de maigres salaires et restent sous la menace d’une arrestation et d’une expulsion du territoire. Parmi les migrants éthiopiens interrogés par l’OIM au deuxième trimestre 2023, 98 % ont déclaré être disposés à occuper « n’importe quel type d’emploi » une fois parvenus dans le royaume10.

Les conflits récurrents dans leur pays d’origine expliquent certainement en partie la permanence de tels flux migratoires, mais comment peut-on croire que la vie en Arabie saoudite vaille la peine pour les travailleurs peu qualifiés ? Il y a relativement peu d’Éthiopiens dans le Royaume : les estimations varient entre 160 000 selon les chiffres officiels du recensement de 2022 et près d’un million d’après des sources officieuses — HRW estime pour sa part à 750 000 le nombre d’Éthiopiens résidant et travaillant en Arabie saoudite en 202311. La présence légale dans le pays des Éthiopiennes, recrutées principalement comme domestiques, pourrait notamment inciter les hommes à vouloir venir s’y installer et y trouver un emploi.

Nouvelle donne migratoire

L’instabilité politique et l’insécurité systémique régnant dans la Corne de l’Afrique expliquent à la fois les demandes de naturalisation déposées par les personnes qui choisissent de partir en Arabie et le fait qu’elles restent nombreuses à vouloir s’y rendre, malgré les conditions précaires d’existence au Yémen et au-delà. Dans les années 1990 et 2000, la majorité des migrants étaient d’origine somalienne, en raison des conflits, des attaques djihadistes et de la famine due à la sécheresse qui ravageaient leur pays : en 2006, 55 % des Africains installés au Yémen venaient de Somalie (contre 65 % deux ans plus tard). Ils y sont reconnus comme réfugiés selon la Convention de Genève de 1951, que le Yémen est le seul pays de la péninsule Arabique à avoir signée, et ils bénéficient à ce titre des services sociaux. Or ceux-ci sont proches de la rupture à l’heure où le pays est entré dans sa neuvième année de guerre.

La guerre civile (2020-2022) en Éthiopie et la nouvelle crise que connaît le pays ont changé la donne migratoire. Aujourd’hui, les Éthiopiens représenteraient 97 % des personnes arrivées au Yémen. En 2022, ils étaient un peu plus de 67 000 à y être recensés et contre plus de 85 000 au premier semestre 202312. Selon les données officielles, au cours de la même période, 77 000 personnes ont quitté l’Arabie saoudite pour rentrer dans le pays, dont 39 000 Éthiopiens et 31 000 Yéménites, ce qui donne une idée du niveau élevé des flux migratoires et de la persistance des expulsions.

Le sort des immigrés yéménites

Si HRW et d’autres organisations internationales s’intéressent de près au sort des migrants éthiopiens, il est important de rappeler que des milliers de Yéménites subissent également des violences, comme le souligne Mwatana, une importante ONG yéménite de défense des droits humains, dans un rapport paru l’année dernière13. Dans la réponse apportée par les houthistes à la suite de l’enquête publiée cet été par HRW, ces derniers racontent que des Yéménites, comme les migrants africains, ont été battus, torturés et tués par les gardes-frontières saoudiens. Le passage illégal en Arabie saoudite est quasi-routinier depuis des décennies pour des milliers de Yéménites à la recherche d’un travail, même informel, et ne cesse de croître en raison de la situation humanitaire désastreuse dans leur pays.

Ainsi, malgré toutes ces difficultés, on compte encore 1,8 million de Yéménites dans le royaume wahhabite, ce qui en fait le quatrième groupe de ressortissants étrangers dans le pays. Ceux qui n’ont pas les moyens de payer les divers frais et taxes liés à la politique de saoudisation et qui séjournent illégalement sur le territoire de la monarchie sont soumis aux mêmes abus que les Éthiopiens : beaucoup de Yéménites ont ainsi été expulsés ou refoulés vers des régions déchirées par la guerre. Pour franchir la frontière, certains ont dû faire face aux forces houthistes ou saoudiennes, et parfois dû s’engager dans la contrebande. Cette situation est de notoriété publique au Yémen et soulève la question de savoir pourquoi les exactions commises à l’encontre les Yéménites ont reçu si peu d’attention de la part de la communauté internationale.

En quête d’une vie meilleure

Cette situation cauchemardesque pointée du doigt par HRW contraste avec les périodes précédentes. Dans le passé, bien que les Éthiopiens aient souvent souffert du racisme au Yémen, les relations entre les populations et les dirigeants des deux côtés de la mer Rouge étaient généralement fondées sur des échanges culturels et commerciaux fructueux et plus équilibrés. Le mythe biblique de l’alliance politique et économique entre la reine de Saba et le roi Salomon reste vivace au Yémen et sert à illustrer les relations entre les deux zones. Au XIXe siècle, des commerçants de toutes les régions du pays se sont installés en Éthiopie. Beaucoup s’y sont mariés et certains de leurs descendants sont retournés au Yémen avec leur famille dans les années 1970 et 1980, encouragés par les autorités yéménites face à la répression menée par le régime communiste d’Addis-Abeba.

Aujourd’hui, l’instabilité qui règne à la fois au Yémen et en Éthiopie recompose les flux migratoires et les rend difficilement lisibles. Cependant, rien ne justifie les horreurs, devenues monnaie courante, constatées à la frontière entre l’Arabie saoudite et le Yémen, dans le gouvernorat de Saada. Il convient dès lors de se rappeler que chaque personne, qu’elle soit yéménite ou éthiopienne, figurant dans les statistiques des organisations internationales et des ONG, et qui a été victime des exactions décrites dans leurs rapports, incarne la tragédie subie par un être humain animé par les rêves et les espoirs d’une vie meilleure.

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