Livre

Ces juifs partisans d’une vision universaliste

La guerre contre Gaza a relancé le débat sur le sionisme, l’antisionisme et l’antisémitisme. Il est d’autant plus nécessaire de rappeler, comme le fait un livre qui vient de paraître, que c’est parmi les juifs qu’a émergé la première opposition au sionisme.

Theodor Hertzl, fondateur du mouvement sioniste, au Congrès sioniste de 1901 en Suisse
Wikimedia Commons

Si vous avez prévu d’offrir un cadeau de Noël à Emmanuel Macron, voici une bonne idée : un excellent livre intitulé Antisionisme, une histoire juive (Syllepse, Paris, 2023). À peine élu à la présidence, il innova en effet, dans son discours pour le 75e anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’, le 16 juillet 2017, en assurant : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Sur cette lancée, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) exigea que cette phrase se transforme en une loi. La polémique qui s’ensuivit dura jusqu’à ce que, le 19 février 2019, le président renonce à cette législation.

Si Macron dut rétropédaler, c’est, expliquai-je alors1, pour deux raisons principales. La première, sans doute décisive, est qu’une telle législation aurait introduit un délit d’opinion dans le droit français, qui n’en connaît pas. Ce qui fit tousser bien des juristes, y compris macronistes. La seconde choqua surtout les historiens : comment dénoncer comme « antisémite » l’« antisionisme » qui est, comme le titre joliment le livre en question, « une histoire juive » ?

Qu’un Soral ou un Dieudonné aient parfois drapé leur antisémitisme dans un charabia antisioniste n’y change rien : c’est bien de l’opposition au projet d’« État des juifs » de Theodor Herzl qu’est né l’antisionisme, courant amplement majoritaire parmi les juifs jusqu’à la seconde guerre mondiale. Après la naissance d’Israël, les antisionistes se fixèrent progressivement pour but de le transformer en « État de tous ses citoyens », comme la plupart des États du monde…

C’est de cette pensée et de ses cheminements que témoignent Béatrice Orès, Michèle Sibony et Sonia Fayman : elles ont choisi une cinquantaine d’extraits de textes d’auteurs juifs représentatifs de ce courant dans sa diversité, de Hannah Arendt à Ella Shohat, de Karl Kraus à Michel Warschawski, de Martin Buber à Abraham Serfaty, de Léon Trotski à Daniel Bensaïd…

Sur le plan chronologique attendu dans ce genre d’ouvrage, les autrices ont préféré une présentation transversale autour de cinq problématiques : sionisme et judaïsme ; sionisme et question nationale ; sionisme et antisémitisme ; sionisme, impérialisme et colonialisme ; sionisme… et après ? Ces chapitres permettent au lecteur de mesurer combien l’opprobre jeté par Emmanuel Macron sur l’antisionisme révèle en fait sa propre méconnaissance du sujet. Pas un « argument » ne résiste à la lecture.

Antisémite, l’antisionisme ? Et si c’était au contraire le sionisme qui convergeait avec la vision anti-juive, par sa définition ethnique des juifs et l’appel qu’il leur lance à quitter leur pays ? Dirigeant du Bund, le mouvement créé en 1897 sous le nom de l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie2, Henryk Ehrlich rappelle, dans un article de 1938 « la règle en vigueur » depuis les origines du mouvement : « Plus il fait sombre dans le monde, plus la demeure du sionisme est lumineuse : plus les choses vont mal pour les juifs, mieux elles se portent pour le sionisme. »

De même, le slogan « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » : signifie-t-il que les leaders sionistes ont ignoré l’existence des Arabes de Palestine ou bien fait mine de ne pas les voir ? David Ben Gourion n’a pas de ces pudeurs : « Ne nous racontons pas d’histoires, déclare-t-il en 1936. Politiquement, c’est nous les agresseurs et ils se défendent… C’est leur pays parce qu’ils y habitent alors que nous voulons venir ici et coloniser. »

Que le sionisme se soit présenté comme libérateur pour les masses juives misérables de l’Empire tsariste l’empêche-t-il de constituer un projet colonial du point de vue des Palestiniens ? Dans son fameux article des Temps modernes de juin 1967, Maxime Rodinson décrivait Israël comme « l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres ».

Détruire l’État d’Israël ?

Comment prétendre que l’objectif des antisionistes serait, au début du XXIe comme à la fin du XIXe, de détruire l’État d’Israël, alors qu’ils cherchent à transformer ce dernier en un « État de tous ses citoyens » ? Quant à la définition d’Israël comme « juif et démocratique », ne devient-elle pas un oxymore, à partir du moment où les Arabes deviennent plus nombreux que les Juifs sur le territoire de l’ex-mandat britannique ?

Hans Kohn fut un des fondateurs du mouvement binationaliste Brit Shalom. En 1929, au lendemain des premières grandes émeutes, il écrivit ces lignes prémonitoires :

Il est possible qu’avec l’aide de l’Angleterre et, plus tard, avec celle de nos propres baïonnettes […] nous puissions nous maintenir et croître encore longtemps en Palestine. Mais alors nous ne pourrons plus jamais nous passer des baïonnettes. Les moyens auront déterminé la fin. La Palestine juive n’aura rien de la Sion que j’ai défendue. Nous pouvons encore aujourd’hui parvenir avec les Arabes à un équilibre qui garantisse une paix véritable.

1Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, Montreuil, 2018.

2Il concurrencera le sionisme jusque dans les années 1930. Il se veut nationaliste et socialiste, se fonde sur des principes de classe, prône le yiddish comme langue nationale et une autonomie politico-culturelle.

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