De l’Égypte à l’Algérie

Ismaÿl Urbain ou le colonisateur malgré lui

Roland Laffitte et Naïma Lefkir-Laffitte consacrent une somme érudite à Ismaÿl Urbain (1812-1884), acteur hors du commun des relations passionnelles entre la France et le monde islamique au XIXe siècle, et à son étrange évolution vers le soutien à l’aventure coloniale française en Algérie.

Ismayl Urbain (1812-1884), 1868
In Gabriel Esquer, Iconographie historique de l’Algérie depuis le XVIe siècle jusqu’à 1871, Paris, Plon, 1929

Les auteurs entendent répondre à une question qu’ils posent en introduction :

Comment se fait-il que, quelques années seulement après avoir cherché à vivre en Égypte le rêve, insensé pour l’époque, d’une paix universelle en rupture avec l’atmosphère guerrière dominante et ses exacerbations bellicistes, les saint-simoniens1 en viennent à participer, en Algérie, à une des aventures militaires les plus controversées ?

Ceci vaut en particulier pour l’un d’entre eux, Ismaÿl Urbain, fils d’une mère guyanaise née esclave et d’un père blanc armateur originaire de La Ciotat, devenu musulman et arabophone en Égypte, « poète, écrivain, journaliste et commentateur politique, mais également militaire contraint d’exécuter des ordres contraires à sa pensée ».

Naufrage du messianisme révolutionnaire français

Comment en est-il arrivé là ou plutôt pourquoi un intellectuel français si bien disposé vis-à-vis de l’Orient est-il devenu artisan de son asservissement ? Par quel biais un ami sincère des Arabes et de l’islam devient-il leur ennemi à son corps défendant ? L’intérêt du livre dépasse, en effet, le seul parcours d’Urbain. Les auteurs remontent avec pertinence au détournement de l’esprit des Lumières après 1789 au profit d’appétits de pouvoir provoquant le déchaînement de violences que l’on sait, d’abord en France puis à l’étranger où celle-ci se fait conquérante. Exploitant une documentation remarquable, ils retracent d’abord l’essor du saint-simonisme en France, puis en Égypte, dans le contexte des conséquences du messianisme révolutionnaire de la France sur sa vision de l’Orient. Les auteurs replacent, en effet, la colonisation de l’Algérie à partir de 1830 dans une expansion française commencée avec ce banc d’essai que fut l’expédition d’Égypte, dès 1798. Comme celle-ci se termina rapidement par un fiasco, ce pays échappa en partie aux ravages napoléoniens, qui firent cependant le lit des exactions de l’armée française en Algérie.

Éclos dans les années 1820, le saint-simonisme s’exporte avec nombre de ses adeptes après 1832 en Égypte, qu’il abandonne en 1836 pour s’investir dans une utopie coloniale algérienne où il perdra son âme. Son utopie de fraternité dans le progrès s’y abîme dans la violence. Urbain arrive en 1837 en Algérie, où il mourra 47 ans plus tard. Suivre son parcours avec les auteurs permet donc de retracer pas à pas cinquante ans de conquête française de ce pays, avec ses « centaines de milliers de victimes de canonnades, d’enfumades, d’emmurages et de massacres délibérés, mais aussi de famine et de maladies consécutives aux razzias et aux refoulements », organisés et pleinement assumés par les pouvoirs français successifs. Ces massacres à tendance génocidaire, la destruction du patrimoine de l’Algérie et la dépossession de son identité répondent en effet à une politique qui, même si elle a évolué sans plan prédéfini, obéit au principe général d’asservir en prétendant civiliser. Les auteurs exposent en détail l’évolution des positions en France vis-à-vis de la conquête de l’Algérie, y compris l’aveuglement du messianisme ethnocentrique saint-simonien basé sur une conviction de la supériorité européenne pourtant antinomique de son universalisme.

L’illusion du colonialisme à visage humain

Urbain s’attelle à la tâche impossible de donner un visage humain à la conquête et à la colonisation. Il prône tout d’abord un sultanat arabe associé à la France en Algérie, qui serait confié à l’émir Abd El-Kader et couvrirait la majorité du territoire, Alger, Bône et Oran devenant en quelque sorte des présides. Mais il change d’avis et veut l’éliminer après être devenu en mai 1837 interprète du général Bugeaud de sinistre mémoire. Il se rallie en 1841 au passage de la stratégie d’occupation restreinte à la conquête de tout le territoire, qui contredit le pacifisme saint-simonien. Il épouse pourtant une Algérienne en 1840 et continue à s’indigner des exactions françaises. Mais sa naïveté initiale tourne à l’acceptation du fait accompli.

Pourquoi donc ? Y entre une dose de carriérisme chez un homme vu par beaucoup comme un renégat pour avoir embrassé l’islam et aspirant donc à se laver de tout soupçon. Il doit donner des gages de sa loyauté et la réalité brise son ambition d’améliorer le système de l’intérieur.

Il reste pourtant lucide. Alors qu’il aspirait à faire aimer l’Orient en Occident, il avoue : « J’oublie qu’il n’y a qu’un petit nombre d’hommes éclairés qui ne regardent pas les Arabes comme de détestables barbares ». Mais il se refuse à dénoncer la barbarie dans son propre camp. Ce contexte explique pour beaucoup sa dérive, mais ne l’excuse pas, car il aurait pu suivre la voie d’Auguste Comte (1797-1857), secrétaire du comte de Saint-Simon, puis fondateur de l’école positiviste, qui écrivait : « Que les Arabes expulsent énergiquement les Français d’Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement »2, et qui prônait l’évacuation de l’Algérie. Malgré son dégoût pour les violences coloniales, il finit par s’en accommoder, à l’instar de beaucoup d’autres esprits libéraux et ce jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.

Face aux massacres de l’armée française et au déni de civilisation des Algériens, il appelle alors avec les saint-simoniens à une « colonisation moderne ». Il oublie l’intérêt manifesté en Égypte pour les progrès réalisés de façon interne par l’Orient. Imbu de paternalisme colonial, il ne comprend pas que c’est la France qui a bloqué la marche de l’Algérie vers la Renaissance arabe (Nahdha) et, plus généralement, qu’on ne peut pas « civiliser » les gens malgré eux. Saint-simonien éminent, Gustave d’Eichthal (1804-1886) écrivait en 1838 :

Il s’agit maintenant d’arriver à la conciliation de doctrines, de races, de civilisations opposées, il s’agit de vaincre soit par la force morale, soit par la force matérielle, l’orgueil musulman et de porter en Afrique le grand sentiment religieux de notre époque : la tolérance.

L’arrogance débouche là sur un aveuglement odieux…

Une implacable perversion

Et les auteurs de poursuivre : « Urbain se retrouve ainsi, sous l’effet d’une hubris de puissance, déporté vers la position qu’il dénonçait hier, » celle des partisans de la civilisation forcée des indigènes. Il faudra attendre la défaite d’Abd El-Kader et qu’advienne la rencontre avec ce dernier pour que se produise ce qui apparaît comme un mea culpa : pour lui, les personnes « qui ont pu entretenir des relations suivies » avec les Algériens « ont compris que le patriotisme avait, bien plus que le fanatisme, inspiré la résistance des Arabes ». Mais cela va plus loin :

La religion était le seul drapeau autour duquel la nationalité pût se rallier pour coordonner ses efforts : il est incontestable qu’elle a été pour eux un puissant stimulant pour affronter les dangers d’une lutte disproportionnée, pour supporter les maux de la guerre, la ruine, l’exil, la misère. Nous n’avons pas seulement là, en effet, un éloge de la résistance nationale algérienne, mais la reconnaissance de la nécessité de sa forme religieuse.

Un constat qui ne vaut évidemment pas que pour l’Algérie.

Sur le plan de la philosophie de l’histoire, retracer comme le font les auteurs les épisodes de la conquête illustre l’engrenage dans lequel la logique de la domination, puis de la colonisation, place ses acteurs et s’impose à eux, quels que soient leur idéologie et leurs principes moraux. Le constat n’est pas neuf, mais il prend tout son relief à travers le parcours d’Urbain, musulman colonisateur malgré lui et illustration de l’adage selon lequel l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ce n’est certes pas l’absoudre de ses responsabilités que de constater que le système l’a broyé, lui aussi. Cette histoire exemplaire contée ici dans un style alerte et de manière nuancée sur la base de références impressionnantes livre donc une leçon universelle, déjà tirée en son temps par Frantz Fanon de son expérience algérienne : en Algérie comme ailleurs, le fait colonial pervertit l’occupant. Nul ne peut prétendre y échapper. La seule solution est la fin de l’occupation.

1Ce courant idéologique reposant sur la pensée du comte de Saint-Simon (1760-1825) exerce une influence déterminante sur la France du XIXe siècle. Son idéal universaliste se brise sur son aventure coloniale.

2Catéchisme positiviste, 1852, treizième entretien, p. 379).

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