Focus Gaza-Israël

Cette étrange lueur morte dans les yeux d’un jeune Gazaoui

Comment évoquer le conflit israélo-palestinien sans tomber dans les clichés, notamment en renvoyant dos à dos l’occupant et l’occupé ? Dans un texte aux tonalités littéraires, l’essayiste Camille Bogedone met en lumière l’injustice structurelle subie par les Palestiniens et la profonde asymétrie de ce conflit en donnant la parole à des habitants de Gaza et de Cisjordanie.

Un enfant dans les ruines d’une maison bombardée par l’armée israélienne à Rafah (sud de la bande de Gaza), le 18 octobre 2023
Said Khatib/AFP

Quiconque a déjà vu cette étrange lueur morte qui brille dans les yeux d’un adolescent de Gaza, pourtant physiologiquement vivant, sait qu’il ou elle doit y réfléchir à deux fois avant de s’ériger en arbitre des bonnes et mauvaises méthodes de lutte des Palestiniennes.

Quiconque a déjà partagé le quotidien d’oppression, de mépris, de déshumanisation qui est celui des Palestiniennes depuis des décennies sait que l’humilité doit l’emporter sur les certitudes avant de juger de la pertinence et de la légitimité de telle ou telle action violente.

Quiconque a déjà écouté les récits des Palestiniennes, qu’il s’agisse des petites histoires ou de la grande histoire, sait que pour certaines qui sont nées quelque part, la violence armée n’est pas une option qui se discute mais un déjà-là qui façonne les vies, les corps et les esprits.

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Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.

Il n’y a pas de pire hypocrisie que de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue1.

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« Quand on tire des roquettes, vous parlez de nous »

« Où vas-tu comme ça ? Tu sais qu’on va bientôt manger.
– Je vais lancer des pierres sur les soldats, ils sont à côté du terrain de basket.
– Ne rentre pas trop tard… »

« C’est mon deuxième fils, lui aussi est en prison.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est palestinien. »

« Mais pourquoi vous tirez des roquettes ? Vous savez très bien que vous ne gagnerez jamais militairement contre Israël.
– Au moins, quand on tire des roquettes, vous parlez de nous
2  ».

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Cela fait une semaine que tout le monde a un avis sur ce que les Palestiniennes devraient faire — ou ne pas faire. Autant vous le dire, poliment mais fermement : les Palestiniennes se fichent de votre avis.

Ils et elles s’en fichent, déjà, car ils et elles ne l’entendent pas. Vous ne leur parlez pas, vous ne les regardez pas et, surtout, vous ne les écoutez pas. D’ailleurs si vous leur parliez, si vous les regardiez, si vous les écoutiez, vous auriez probablement un autre avis.

Question : es-tu prêt à entendre, considérer, voire suivre l’avis de Palestiniennes sur ce que devrait être la stratégie électorale de la gauche en France, en reconnaissant que leur avis sur cette question n’est pas moins pertinent et légitime que le tien sur leur lutte ?

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Le langage de la force

Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force3.

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« En tout cas demain je n’aurai pas classe.
– À cause du couvre-feu ?
– Non, les soldats ont pris l’école pour y mettre les gens qu’ils arrêtent dans le camp. »

« Et quand tu es sorti de prison, tu as réussi à rattraper le retard à la fac ?
– Même si j’avais continué d’étudier en prison, j’ai dû pas mal travailler en sortant mais oui, j’ai fini par le rattraper. Et là maintenant je prends de l’avance. Pour la prochaine fois où ils m’arrêteront. »

« Avec les roquettes, la vie doit aussi être dure à Sderot, à trois kilomètres en face de Gaza.
– Tu sais que Sderot a été construite sur les terres du village de Najd, d’où tous les Palestiniens ont été chassés en mai 1948 ? Ensuite, ils se sont réfugiés à Gaza, et ils y sont toujours. »

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Cela fait des années que tout le monde a, ponctuellement et sans qu’ils et elles aient rien demandé, un avis sur ce que les Palestiniennes devraient faire — ou ne pas faire. Autant vous le dire, poliment mais fermement : les Palestiniennes se fichent de votre avis.

Ils et elles s’en fichent, aussi, car l’occupation, les checkpoints, les expulsions, la colonisation, le blocus, l’apartheid, les camps, la prison, les assassinats, les foutaises diplomatiques sont leur quotidien tandis que votre avis tombe une fois tous les deux ans, quand ils et elles osent exister.

Question : crois-tu que, lorsqu’une armée te harcèle au quotidien, qu’elle a expulsé tes grands-parents, emprisonné ton père et deux de tes frères, tué ton cousin et mutilé ton meilleur ami, tu es réceptif aux conseils de celui qui t’explique soudain, de loin, que « la violence ne mène à rien » ?

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Nous avions le sentiment que les Africains ne pourraient pas, sans faire usage de la violence, triompher un jour dans la lutte qu’ils avaient engagée contre le principe de la suprématie des Blancs. On nous avait privés de tous les moyens légaux de lutte. Nous n’avions donc plus que cette alternative : ou bien nous acceptions de demeurer en permanence dans un état d’infériorité, ou bien nous entrions en lutte contre le gouvernement. Nous avons opté pour le second parti. Nous avons commencé par enfreindre la loi sans recourir d’aucune manière à la violence. Mais, lorsque cette action elle-même fut déclarée illégale et que le gouvernement lui-même usa de la force pour réduire au silence ceux qui s’opposaient à sa politique, nous décidâmes de répondre à la violence par la violence4.

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« On ne renoncera pas à lutter pour nos droits »

« Un jour je prendrai une arme et j’irai tirer sur les soldats.
– Tu en toucheras peut-être un ou deux, mais le troisième te tuera.
– Tu préfères que je meure écrasé par le toit de ma maison dans un bombardement ? »

« Et tu en connais, toi, des chrétiens qui ont voté pour le Hamas ?
– Bien sûr. Pour plein de gens, c’est un vote politique, pas religieux. Un vote contre les corrompus de l’Autorité palestinienne, un vote pour dire qu’on ne renoncera pas à lutter pour nos droits. »

« Tu as entendu pour l’explosion à Tel-Aviv ?
– Oui, visiblement c’est assez moche.
– C’est normal que de temps en temps eux aussi ils meurent. »

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Cela fait des décennies que tout le monde a un avis sur ce que les Palestiniennes devraient faire — ou ne pas faire, avant de les oublier et d’avoir un avis sur autre chose. Autant vous le dire, poliment mais fermement : les Palestiniennes se fichent de votre avis.

Ils et elles s’en fichent, enfin, car ils et elles n’ont pas attendu ces avis pour essayer à peu près tous les moyens à leur portée, les grèves, les armes, les manifs, les bombes, le boycott, les détournements d’avion, les négociations, tirer des bilans, débattre, réfléchir, essayer encore.

Question : sur quel — plus ou moins — récent combat social/politique victorieux auquel tu aurais participé comptes-tu t’appuyer pour asseoir la pertinence et la légitimité de tes avis/conseils/recommandations aux Palestiniennes quant aux bonnes et aux mauvaises manières de lutter ?

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Monsieur Ben M’Hidi, ne trouvez-vous pas plutôt lâche d’utiliser les sacs et les couffins de vos femmes pour transporter vos bombes ? Ces bombes qui font tant de victimes innocentes.
– Et vous, ne vous semble-t-il pas bien plus lâche de larguer, sur des villages sans défense, vos bombes au napalm qui tuent mille fois plus d’innocents ? Évidemment, avec des avions, ça aurait été beaucoup plus commode pour nous. Donnez-nous vos bombardiers monsieur, et on vous donnera nos couffins5.

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« Condamner » ?

Quiconque a déjà vu cette étrange lueur morte qui brille dans les yeux d’un adolescent de Gaza, pourtant physiologiquement vivant, sait qu’il ou elle doit y réfléchir à deux fois avant de s’ériger en arbitre des bonnes et mauvaises méthodes de lutte des Palestiniennes.

Le Hamas a commis des crimes de guerre. C’est un fait. Depuis des décennies, Israël commet quotidiennement des crimes de guerre. C’est un fait. Ces faits sont inextricablement liés. Ce sont les seconds crimes qui ont accouché des premiers. Qui ne seront pas les derniers. C’est un fait.

Il est normal d’être choquée, heurtée, sidérée par ces crimes. Mais « condamner » c’est établir une culpabilité, prononcer un jugement, administrer une sentence. Visiblement, beaucoup, ici, se sentent suffisamment assurées, éclairées et légitimes pour le faire. Ce n’est pas mon cas.

1Helder Camara (1909-1999), évêque brésilien, dans La spirale de la violence, 1967.

2Les propos rapportés ici sont tirés de la réalité.

3Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961.

4« Je suis prêt à mourir » (extrait), discours prononcé par Nelson Mandela le 20 avril 1964 devant la Cour suprême de Pretoria (Afrique du Sud), lors du procès de dirigeants du Congrès national africain (ANC).

5La Bataille d’Alger, film de Gillo Pontecorvo, 1966. Figure politico-militaire du Front de libération nationale (FLN) algérien, Larbi Ben M’Hidi fut arrêté puis exécuté par les Français en 1957.

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