Livre

Parcours maghrébins de la construction étatique

Panorama très complet d’un demi-siècle de transformation, Histoire du Maghreb depuis les indépendances aborde de manière transversale les aspects politiques, économiques et sociétaux de ces pays. Malgré leurs expériences différenciées de la colonisation et la nature distincte de leurs régimes politiques, ils sont traversés par des questionnements communs qui entrent en résonance les uns avec les autres.

Alors que les négociations pour tenter de mettre fin à la guerre d’Algérie battent leur plein au château d’Aulnoy, le 15 mars 1962, on colle dans les rues de Casablanca des affiches à l’effigie d’Ahmed Ben Bella et de ses compagnons toujours emprisonnés, que le Maroc s’apprête à accueillir à leur libération après la conclusion imminente des accords d’Evian
UPI/AFP

Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre, trois historiens du Maghreb, viennent de signer un ouvrage très utile à la compréhension des évolutions politiques et sociétales depuis les indépendances. Écrit selon un ordre chronologique, le livre est structuré en quatre grands moments : la construction des États (1950-1960), le rôle des leaders dans l’éveil des nations (1970-1980), la mutation des sociétés (1980-2010), et enfin le Maghreb depuis 2011.

Affirmation autoritaire

La construction nationale s’est accompagnée de mythes et de récits nationaux qui ont produit des matrices identitaires et idéologiques. Chacun des États a mobilisé à sa manière la notion d’exceptionnalité, produisant ce que les auteurs appellent un « métarécit sacralisé » et une « histoire-mémoire » articulée autour de figures historiques fondatrices (Hannibal, Massinissa, Tariq Ibn Zyad). Mais ces récits se sont aussi construits en référence à des leaders qui ont joué un rôle important dans l’histoire politique du pays, considérés comme les pères de la nation (Habib Bourguiba, l’émir Abdelkader).

Ces récits qui insistent sur l’exceptionnalité nationale éclairent le lecteur sur des différends anciens qui continuent d’opposer les États de la région. En Algérie, cette exceptionnalité s’est construite autour de la notion de résistance, que ce soit à la confiscation de l’identité des Algériens, à la conquête française par le djihad, ou encore aux violences faites à un héros unique : le peuple.

Au Maroc, le sentiment nationaliste et l’appartenance religieuse sont liés au régime monarchique qui a milité pour l’indépendance du pays. Le roi, qui est aussi le Commandeur des croyants (Amir Al-Mou’minin), est garant de l’unité du pays, tout en incarnant le lien entre l’institution monarchique, le peuple et la religion. Ce récit s’accompagne d’un « imaginaire territorial, par lequel la question des frontières est considérée à travers le prisme d’une autre construction : le “Grand Maroc” ».

Ces récits ont été façonnés et portés par des leaders dont la légitimité est issue du combat pour l’indépendance, et qui ont disposé d’outils précieux pour asseoir leur pouvoir : l’armée au Maroc et en Algérie, tandis qu’en Tunisie Habib Bourguiba a choisi d’appuyer son pouvoir sur la police. Mais ces pouvoirs autoritaires se sont aussi affirmés en contrôlant la presse et plus largement l’information. Les auteurs montrent à quel point Hassan II et Bourguiba ont utilisé la radio et surtout la télévision à des fins de propagande, mais aussi pour communiquer directement avec leurs peuples, et faire passer des messages de grande importance.

Durant ces années, les forces d’opposition sont réprimées, et la contestation est assimilée à la fitna (discorde) à l’ordre établi, puisqu’elle remet en cause l’« unanimisme indépendantiste ». Le champ partisan se trouve alors « apolitisé », sauf pour certains mouvements islamistes dont le pouvoir de contestation se durcit proportionnellement à la répression d’État.

Nationalisation de l’islam

Les années 1980-2010 constituent des années de grande mutation, marquées par une ouverture plus grande au monde qui se fait grâce aux nouvelles technologies de la communication et par un développement économique qui transforme ces sociétés en sociétés de consommation. La période est aussi marquée par un vieillissement de la population et un grand accès à l’éducation. Pour les auteurs, ces facteurs ont participé à une transformation sociologique qui pourrait expliquer la structuration des contestations au Maghreb durant les années 2010. Mais c’est aussi durant cette période que les écarts de richesse s’accusent et que le chômage de masse s’affirme. Une nouvelle catégorie apparaît : les chômeurs diplômés, composés de jeunes éduqués, mais sans moyens réels de promotion sociale, ni même d’intégration dans le système économique. Des franges entières de la population sont rejetées à la marge, victimes des modèles de développement post-indépendance. Ces déclassés viennent grossir les rangs des chômeurs et des mécontents. Les États s’emparent alors du religieux pour court-circuiter le mécontentement et l’exaspération des sociétés, mais ils le font aussi pour neutraliser les oppositions de gauche.

Les trois États ont opéré ce que les auteurs appellent une « nationalisation de l’islam ». Il est inscrit comme religion d’État dans les trois Constitutions, les responsables politiques tiennent un discours sur l’islam national et la promotion d’une identité religieuse nationale. Cette instrumentalisation de la religion s’accompagne d’une religiosité exacerbée, d’un grand conservatisme et d’une moralisation de la société.

L’ouvrage montre que si, après les indépendances, les projets politiques ont été portés par des idéologies arabo-musulmanes qui laissaient peu de place à d’autres dimensions religieuses, dans les années 1990-2000, la conversion de Maghrébins au néo-évangélisme pose la question de la citoyenneté nationale non musulmane. Et plus largement, celle de la conversion dans des sociétés qui se doivent de repenser le rapport au religieux.

Une révolte pour la dignité

Le vent de contestation des années 2010 a transformé le rapport au pouvoir central, en offrant un autre visage de la protestation. Les nouveaux acteurs de ces mouvements se sont démarqués des forces politiques en transcendant les appartenances politiques et idéologiques classiques et en fédérant une opposition. C’est le réveil de sociétés que l’on croyait dépolitisées.

Pour les auteurs, ce « supra-consensus » a permis d’échapper à l’instrumentalisation habituelle des régimes autoritaires qui opposaient volontiers les forces d’opposition les unes aux autres. Aux yeux du monde, cette image du citoyen arabe protestataire qui défie ses dirigeants est inhabituelle. C’est aussi la première fois que le monopole de la communication et de la censure a été impuissant face à la cyberdissidence de ceux qu’on a appelé les « générations Facebook ».

Scandé partout, le mot karama (dignité), a été très important, car il renvoie à la reconnaissance d’une citoyenneté politique fondée sur la liberté accordée par un État de droit. Mais il renvoie aussi à une dignité sociale et économique dans une société juste, égalitaire et un État distributeur de richesses.

Les gigantesques mobilisations de cette dernière décennie ont donné à voir la diversité des sociétés du Maghreb, des sociétés qui ont été transformées par des changements silencieux et qui agissent dans des répertoires d’action peu saisis par l’analyse dominante. Paradoxalement, ces transformations ont eu lieu dans un contexte de religiosité et de conservatisme, largement nourris par l’islam d’État, mais qui n’empêche pas pour autant le processus de sécularisation d’avancer.

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