De l’Italie fasciste au régime de Mouammar Kadhafi

Pourquoi la Libye ne compte plus un seul juif

Alors que les juifs libyens ont accueilli à bras ouverts l’occupant italien en 1911, espérant en finir avec les discriminations, l’arrivée de Benito Mussolini au pouvoir à Rome a changé la donne. Si au début, ils ont été traités à l’égal des musulmans, et même mieux que leur coreligionnaires italiens, ce répit n’a pas duré. Pas plus que la joie de l’indépendance. Récit d’une éradication.

Des survivants juifs de l’Holocauste retournent en Libye depuis le camp de concentration de Bergen-Belsen, 1945.
Wikimedia Commons

Il n’existe plus une seule personne juive en Libye. La dernière, Esmeralda Meghani, s’est éteinte à Tripoli en février 2002, selon Mitchell Bard, dirigeant de l’American-Israeli Cooperative Enterprise. Traditionnellement implantés en Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan, les juifs, dont le nombre est estimé à plus de 30 000 au moment de la colonisation italienne en 1911, ont connu des vagues de répression allant de l’Italie fasciste au régime de Mouammar Kadhafi. Si une grande partie de ceux qui ont échappé aux massacres commis durant la seconde guerre mondiale, ils se sont installés en Israël après 1948, d’autres ont fui en Europe, notamment.

Pourtant, leur présence est attestée dès le IVe siècle avant notre ère. Les fouilles des vestiges romains laissent apparaître des restes de synagogues. « En 115, des communautés juives parfaitement organisées sont ancrées à Apollonia, à Ptolémaïs, au nord de Bérénice, non loin de la frontière égyptienne » , explique l’écrivain Moïse Rahmani1. À partir du VIIe siècle, ils vivent comme tous leurs coreligionnaires du monde arabo-musulman sous le statut de la dhimma qui les oblige à s’acquitter d’une taxe, la djizya, en échange d’une protection du pouvoir central islamique. À la fin de cette période, alors que les Ottomans étendent leur pouvoir, la communauté semble plutôt prospérer, surtout à partir du XVIIe siècle avec l’arrivée des Livournais, ces négociants juifs italiens. Mais les autochtones, comparés aux juifs venus d’Europe, vivent le plus souvent dans la misère. « Dans toutes les villes libyennes, les juifs vivent dans des quartiers réservés : la hara. À Jebel Garian et à Tigridie qui comptent trois cent juifs, ils sont confinés dans des caves2 jusqu’à leur exode pour Israël en 1951 ».

Le XIXe siècle est source de changements dans un Empire ottoman sous les coups de butoir des puissances occidentales. Au terme de deux grandes réformes en 1839 et 1856, les juifs obtiennent le statut de communauté religieuse (millet) « qui se substitue à la dhimma. Chaque communauté dispose de son droit religieux, de ses juges, de son système social et scolaire dans le cadre d’une organisation pragmatique la plus libérale de son temps » , selon l’historien Georges Bensoussan3, toutefois sans réel impact sur la vie quotidienne car l’état d’infériorité demeure.

L’Italie, un espoir d’émancipation

Quand les Italiens occupent la Libye, ils découvrent les juifs qui les accueillent à bras ouvert : 20 000 vivent alors à Tripoli, 6 000 à Benghazi, et 4 000 dans le reste du pays. « Des juifs réfugiés sur des navires italiens, orientent les tirs puis guident les unités débarquées. D’autres servent aussitôt d’interprètes et de fournisseurs », explique le géopoliticien André Martel4. Cette collaboration avec l’occupant va susciter durablement le ressentiment des musulmans.

Certes, les juifs tripolitains avaient commencé à s’« italianiser » à la charnière du XXe siècle. Pour preuve L’Echo di Tripoli, premier journal en langue italienne créé par l’un d’entre eux en 1909, inaugurant ainsi la presse colonialiste. Il est vrai que « l’Italie de 1861 à 1938 a offert un des exemples les plus achevés d’intégration des juifs. (…) Ces derniers ont approuvé la conquête de la Libye par solidarité avec leurs coreligionnaires dont ils souhaitent l’émancipation »5. Reste qu’entre le juif colonial et le juif colonisé il y a un abîme culturel, le premier ayant un sentiment de supériorité intellectuelle quand le second est surtout attaché à ses traditions. La solidarité demeure superficielle. L’« occidentalisation » ne touche d’ailleurs qu’une infime partie de ceux qui vivent en Libye, à peine quelques centaines, alors que la majorité demeure très conservatrice de son identité rabbinique.

Européaniser et fasciser

Fin 1922, le pouvoir fasciste qui s’installe à Rome prend la relève et transforme la colonie en Quarta Sponda, le quatrième rivage. L’italianisation à marche forcée des juifs libyens commence. Première mesure coercitive : l’obligation d’ouvrir leurs écoles et leurs magasins le jour du shabbat et de fermer le dimanche. Un coup dur pour cette communauté très religieuse. Les contrevenants risquent de fortes amendes, la résiliation de leur licence commerciale, voire l’emprisonnement. C’est la « crise du shabbat » qui se traduira par l’exil en direction de la Tunisie sous protectorat français. Les choses sont loin de s’arranger par la suite.

Alors que les tensions entre juifs et Arabes s’exacerbent en Palestine, le gouverneur en Libye Pietro Badoglio fait fouetter les fauteurs de trouble des deux communautés sur la place publique à Tripoli. Nonobstant, nouveau changement de cap en 1934. Devenu trop encombrant, Italo Balbo, l’un des quadrumvirs (les quatre instigateurs de la marche sur Rome ayant conduit au pouvoir Benito Mussolini), est envoyé à Tripoli.

Nommé gouverneur en Libye, il n’a pas la même perception négative de la judaïcité que le Duce. Sous son administration, la condition juive s’améliore. Italo Balbo entreprend de grands travaux afin de mener tambour battant la modernisation du pays. « Un réseau routier est créé de toutes pièces, avec pour colonne vertébrale la fameuse strada litoranea, destinée à unir la frontière tunisienne et la frontière égyptienne, et qui fut inaugurée par Mussolini en 1937 »6. Le Duce profite de sa venue pour rendre également visite à la hara de Tripoli. À cette occasion, il fait la promesse solennelle de protéger la communauté. Si le Grand conseil du fascisme, la plus haute autorité du Parti national fasciste (PNF), a donné le feu vert à la ségrégation des 51 000 juifs7 en Italie, la communauté en Libye n’est pas touchée et elle est traitée à l’égal des musulmans. Un étrange deux poids, deux mesures qui ne va pas durer.

Dès le 14 juillet 1938, la machine infernale du racisme se met en marche. À peine sept mois plus tard, en janvier 1939, Rome décide par décret que les quatre districts de la Libye font partie intégrante de la péninsule. Subséquemment, l’État définit une nationalité italienne spéciale pour les musulmans, les juifs en sont exclus. Ils sont systématiquement bannis de tous les corps constitués, du secteur public, etc. Dans le privé, la réglementation devient de plus en plus stricte. Comme l’écrit Marie-Anne Matard-Bonucci, « le fascisme brûla les étapes accomplissant en cinq mois ce que l’allié germanique avait opéré en cinq ans » . Bref, l’année 1938 est une année noire pour la judaïcité italo-libyenne. Mais Balbo retarde l’application des lois raciales arguant que leur adoption serait un obstacle à la modernisation. Cela ne durera pas longtemps. En juin 1940, Balbo disparaît tragiquement.

De l’antisémitisme à la déportation

Du jour au lendemain, les juifs de Libye sont sous la coupe du droit antisémite fasciste. Ils tombent sous la loi de « limitation de capacité des personnes de race juive en Libye » datant du 17 décembre 1940. L’entrée en guerre de Mussolini aux côtés d’Hitler détériore encore un peu plus la situation. Les camps d’internement font leur apparition : trois au total, situés dans le désert. Les juifs non-libyens sont expulsés vers la Tunisie ou internés en métropole. Le travail obligatoire, instauré en mai 1942 en Italie, entre en vigueur un mois plus tard en Libye. Entre 4 000 et 5 000 juifs sont envoyés dans les camps de travail aux conditions sordides. D’autres seront déportés en Italie où pèse l’épée de Damoclès de la solution finale.

Après le putsch contre Mussolini le 24 juillet 1943 et l’occupation de l’Italie par la Wehrmacht, le sort des Libyens est aligné sur celui des autres juifs européens : déportation et extermination. En octobre de la même année, une centaine d’entre eux est déportée vers le camp de concentration d’Innsbruck. En février 1944, deux cent personnes sont internées à Bergen-Belsen. Entre 1942 et 1943, des centaines de juifs fuient de nouveau vers la Tunisie. C’est la seconde grande vague de déplacement vers le protectorat français.

Les affrontements entre les forces de l’Axe et les Alliés en Cyrénaïque aggravent leurs conditions de vie. Les flux et reflux des forces anglaises déchirent la communauté qui est accusée de collaboration avec l’ennemi et subit nombre d’exactions. La présence d’un bataillon juif intégré aux forces britanniques aggrave le ressentiment. Le calvaire prend fin avec l’arrivée de la 8e armée du général britannique Bernar Montgomery, le vainqueur de la bataille d’El-Alamein qui a porté un coup mortel aux blindés allemands venus porter secours à l’armée italienne, en octobre-novembre 1942. Tripoli est libérée le 23 janvier 1943.

La mémoire éradiquée

Entre la migration des juifs italiens et le retour des exilés de Tunisie, leur nombre va s’élever à 36 000. Mais leur chemin de croix est-il pour autant fini ? Loin de là. Le pogrom de Tripoli de 1945 est le plus violent massacre de Juifs en Afrique du Nord des temps modernes8. La création de l’État d’Israël en 1948 et les conflits qui s’ensuivent accroissent les tensions. Le 12 juin 1948, durant la première guerre israélo-arabe ((1948-1949), de violentes émeutes anti-juives ont lieu à Tripoli et dans les localités environnantes9. Au lendemain de cette guerre, 90 % des juifs libyens feront leur alya. L’hémorragie humaine n’empêche cependant pas l’hebdomadaire local Al-Tali‘a d’écrire au début des années 1960 : « l’ennemi de l’humanité est le juif »10. Avec la guerre israélo-arabe de 1967, près de 3 500 personnes prennent le chemin de l’exil.

Lorsque Kadhafi arrive au pouvoir en septembre 1969, le pays ne compte plus de 500 âmes juives. Le Guide de la révolution décide de les interner. Il nationalise également leurs biens. En 1974, il n’en reste que 20. Et aujourd’hui, ils ont disparu, on a rasé les cimetières et transformé les hara. Éradiquer le patrimoine pour effacer la mémoire juive libyenne... Fidèle à l’intitulé du pays, la République arabe libyenne, Kadhafi a réussi à créer une société mono-culturale amnésique de tout un pan de son passé pluriel.

1Moïse Rahmani, Réfugiés juifs des pays arabes, éditions Luc Pire, Bruxelles, p.115.

2NDLR. Ce sont en réalité des caves troglodytiques, et ce n’était pas l’habitat exclusif des juifs.

3Georges Bensoussan, Juifs en pays arabes, le grand déracinement 1850-1975, Taillandier, 2021, p.61.

4André Martel, La Libye 1835-1990, essai de géopolitique historique, PUF, 1991, p.151.

5Idem, p.150

6François Burgat, André Laronde, La Libye, PUF, Paris, 1996, p.48

7Le recensement démographique de 1931 avance le chiffre de 47 825 juifs. Des sources juives le majorent à 51 950

8Du 5 au 7 novembre 1945, plus de 140 Juifs sont tués et plusieurs autres blessés dans des émeutes à Tripoli et dans les localités environnantes. Les émeutes de Tripoli constituent un tournant dans l’histoire des Juifs en Libye et vont conduire cette communauté à émigrer en masse vers Israël entre 1949 et 1952

9Les émeutes conduisent à la mort de 13 à 14 Juifs et 4 Arabes ainsi qu’à la destruction de 280 maisons juives

10Cité par Maurice Roumani, « The final exodus of the Libyan Jews in 1967 », Jewish Political Studies Review, XIX, 3/4, 2007, p. 84

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