Escalade contenue entre Washington et Téhéran

Bruits de guerre au Proche-Orient · Les nouvelles inquiétantes se multiplient ces dernières semaines au Proche-Orient, les États-Unis aggravant leurs sanctions contre l’Iran et déployant de nouveaux moyens militaires dans la région. Cette escalade pourrait déraper, mais elle reste — pour combien de temps encore ? — contenue.

Tzogia Kappatou

D’une seule voix et sur un ton ferme, l’équipe tripartite de l’administration américaine (Patrick M. Shanahan, secrétaire d’État à la défense, Mike Pompeo aux affaires étrangères et le conseiller à la sécurité nationale John R. Bolton) a mis en garde l’Iran contre toute menace concernant les intérêts américains dans le Golfe. Des avertissements accompagnés d’un renforcement de la présence militaire américaine dans les eaux du Golfe avec le déploiement de forces navales stratégiques, dont le porte-avions Abraham Lincoln et des bombardiers B-52 placés en position de répondre immédiatement et avec une « grande puissance » à toute menace iranienne.

L’Iran avait anticipé la posture américaine en haussant également le ton et en menaçant à nouveau de fermer le détroit stratégique d’Ormuz. Une menace lancée en réponse à une série de mesures américaines durcissant les sanctions contre Téhéran, avec notamment la fin des dispenses exceptionnelles de sanctions accordées à certains importateurs de pétrole iranien. Cette nouvelle mesure est de nature à réduire les exportations iraniennes à néant.

Escalade sans guerre

En dépit d’une escalade dans les positions des deux parties, les préparatifs de guerre restent en dessous du niveau critique au regard de plusieurs indicateurs. Le schéma de déploiement militaire actuel, même s’il semble plus important que d’habitude, n’est pas exceptionnel. Dans le cas où les États-Unis décideraient d’engager une guerre contre l’Iran, ils auront besoin de multiplier par trois le déploiement de leurs forces au Proche-Orient, en mer Rouge et en mer d’Oman. Il faudra y ajouter un renforcement des dispositifs défensifs des alliés régionaux, notamment des pays qui sont à portée des premières frappes iraniennes. Cela suppose le déploiement de nouvelles batteries de missiles Patriot et la mise en place d’un système de défense semblable à celui opérant ces derniers mois en Israël.

On peut dire par conséquent, au stade actuel, qu’en raison de la nature de l’équilibre stratégique dans le Golfe, il est dans l’intérêt des deux parties de s’abstenir de recourir à l’option militaire. Mais un tel scénario reste possible en cas de poursuite de l’escalade. Quoi qu’il en soit, ce dernier développement est le prélude à un été chaud entre Téhéran et Washington, qui pourrait déboucher, dans le pire des cas, sur un affrontement limité.

La présence d’un porte-avions américain dans les eaux du Golfe n’a rien de surprenant, au regard de l’agenda du commandement central américain (Centcom) au Proche-Orient. Mais la nouveauté, dans ce contexte, réside dans le fait d’avoir dérouté le porte-avions Abraham Lincoln de la Méditerranée orientale, où il était censé naviguer en direction de la mer Noire en raison de la situation liée aux rapports entre l’OTAN et la Russie.

Dans ce contexte, l’administration américaine a évoqué des craintes au sujet de menaces iraniennes visant les intérêts américains, sur la base d’informations précises qui confirment selon elle l’existence de telles intentions de la part de l’Iran. Les articles de presse américains traitant de l’affaire se sont succédé dans ce sens.

Le Wall Street Journal a cité des responsables affirmant que le déploiement américain est intervenu à la suite de rapports de renseignement inhabituellement précis au sujet des plans d’attaque iraniens. Ces sources ont indiqué au journal que les informations étaient sûres, au point de préciser le lieu d’une attaque éventuelle contre la présence américaine en Syrie et la partie qui allait la mener.

Informations israéliennes

Le New York Times aurait révélé les tenants et aboutissants des déclarations de l’administration américaine, selon des sources dont l’identité n’a pas été révélée. Celles-ci auraient indiqué au journal que la Maison Blanche et le Pentagone avaient pris la décision de mettre leurs forces en état d’alerte suite à des informations des services de renseignement faisant état d’activités nouvelles de la part des forces alliées à l’Iran, et ce dès le vendredi 3 mai.

De son côté, le site américain Axios, citant un responsable israélien, a révélé que c’étaient les Israéliens — le Mossad plus précisément — qui étaient à l’origine de ces rapports de renseignement évoquant l’existence d’un complot iranien en cours de préparation contre les intérêts américains et leurs alliés dans le Golfe.

Ces rapports ont été transmis il y a deux semaines, à l’occasion d’entretiens à la Maison Blanche entre une délégation israélienne conduite par Meir Ben-Shabbat, conseiller à la sécurité nationale et une délégation américaine dirigée par John Bolton. Il semble à la lecture des articles du New York Times et du Wall Street Journal que les États-Unis ont cherché à s’assurer de la véracité de ces rapports, surtout avec la mention que c’est le Centcom dans le Golfe qui aurait demandé des renforts supplémentaires.

Changement dans les règles d’engagement

Les États-Unis ont acquis la conviction que les alliés de l’Iran constituent désormais une menace pour la présence et les intérêts américains dans la région. Il s’agit d’un changement dans la stratégie américaine qui établissait jusque-là une distinction entre l’Iran et ses agents régionaux. Mais avec le transfert de capacités et d’expertises iraniennes à ses alliés, il est devenu particulièrement difficile de maintenir cette distinction ; les milices en Irak, au Yémen et au Liban détiennent désormais des capacités non traditionnelles en matière d’armement, comme des missiles balistiques et des drones.

Le changement des règles d’engagement a ainsi pour but de rendre l’Iran responsable des actions de ses affidés. Dans le cas où des milices en Irak attaqueraient la base américaine, la riposte pourrait cibler en même temps ces milices et l’Iran. Il en est de même en cas d’attaque contre les alliés : si le Hezbollah lance des attaques contre Israël, l’Iran en sera tenu responsable.

C’est ce que souligne Ephraïm Kam, du programme Défense à l’Institut pour les études sur la sécurité nationale (Institute for National Security Studies, INSS) en estimant que l’Iran préfère ne pas être celui qui lance le premier tir contre les États-Unis et ses alliés, et pourrait par conséquent charger ses agents de le faire (notamment le Hezbollah) contre Israël. Aussi, la nouvelle stratégie américaine ne fait-elle plus de distinction entre une attaque iranienne directe contre des intérêts américains et l’actionnement de ses agents dans la région pour assumer ce rôle par procuration. Dans les deux cas, les États-Unis considéreraient que l’Iran a tiré le premier coup.

L’atout russe et turc de l’Iran

Les alliances régionales de l’Iran — notamment avec la Russie en Syrie — et le renforcement de la présence russe en Méditerranée orientale constituent une nouvelle donne au niveau de la région. La Russie aura sans aucun doute le désir de faire une démonstration de force parallèle, au moins dans l’est de la Méditerranée. Moscou a déjà accru le nombre de ses bâtiments après le réaménagement du port de Tartous.

De même, toutes les guerres menées par les États-Unis se sont appuyées clairement sur une logistique turque à travers la base d’Incirlik ; ce n’est désormais plus possible. Bien au contraire, la Turquie défend des intérêts propres face aux États-Unis et non plus des intérêts communs comme par le passé. Cela signifie que la variable de la nouvelle carte des alliances ne sera pas en faveur de Washington en cas de guerre contre l’Iran, ce qui constitue un nouveau défi.

De multiples motivations

Des motivations stratégiques expliquent les derniers mouvements américains ; certaines sont d’ordre politique, d’autres d’ordre opérationnel. Les premières peuvent être évaluées directement aujourd’hui ; les secondes nécessitent d’être évaluées à plus long terme en ce qui concerne la présence américaine au Proche-Orient :

—  des avertissements directs : à travers la démonstration de sa force militaire dans le Golfe, Washington entend signifier que sa capacité de dissuasion est déployée pour faire face à toute action éventuelle de Téhéran. Et que la riposte ne se contentera pas de cibler les alliés régionaux de l’Iran en cas de menace contre les intérêts de Washington et de ses alliés régionaux, mais que Téhéran en paiera directement la facture. Ce message est le dénominateur commun des discours des différents pôles de l’administration américaine visant à expliquer le sens des derniers mouvements. Message déjà signifié par le conseiller à la sécurité nationale américain, John Bolton, qui a souligné que le déploiement dans le Golfe du porte-avions USS Abraham Lincoln était « un message clair et sans équivoque au régime iranien : nous répondrons de manière implacable à toute attaque contre les intérêts des États-Unis ou de nos alliés ». Il a ajouté : « Les États-Unis ne cherchent pas la guerre avec le régime iranien, mais nous sommes totalement préparés à répondre à toute attaque, qu’elle soit menée par procuration, par le corps des Gardiens de la Révolution islamique ou par les forces régulières iraniennes. »

— la sécurisation des choix américains dans les autres dossiers régionaux où l’Iran pourrait constituer un obstacle pour Washington, ainsi que l’a souligné Mike Pompeo au cours de sa tournée en Europe en mai. Parmi ces choix, on peut citer à titre d’exemple le fait que les États-Unis et Israël conviennent qu’une présence permanente de l’Iran en Syrie et la poursuite du renforcement de cette présence sous la forme d’une structure militaire indépendante de l’armée syrienne constituerait une menace pour Israël, de même que pour les forces américaines dans la région, notamment sur la base militaire d’Al-Tanf, sur la frontière syro-irakienne.

C’est le cas aussi pour l’Irak avec les forces américaines qui se déplacent de Syrie vers la base d’Ain Al-Assad alors que des milices irakiennes menaçaient de les y attaquer. Ainsi des milices d’Assaïb Ahl Al-Haq (La Ligue des vertueux) ont réagi immédiatement après la déclaration du président américain, affirmant que les forces américaines se positionnent en Irak pour surveiller l’Iran.

Les observateurs s’attendaient par ailleurs à voir l’Iran reprendre ses activités nucléaires. Ces craintes pourraient être justifiées avec l’annonce le 8 mai par l’Iran qu’il cessait d’appliquer « certains » de ses engagements pris dans le cadre de l’accord international sur son programme nucléaire ;

— l’accroissement de la présence militaire : c’est la dimension la plus importante en raison de ses répercussions sur le terrain. Il est remarquable, à cet effet, de relever que le discours du secrétaire d’État à la défense par intérim évoque un « repositionnement » américain. La 5e flotte étant déjà un commandement central dans le Golfe, les propos de Shanahan sont dès lors un indicateur d’un schéma de déploiement nouveau et durable. Les États-Unis entendent accroître cette présence pour faire face aux menaces iraniennes dans la région, avec un niveau à la hauteur des escalades éventuelles de la part de l’Iran ou de ses relais régionaux.

Endiguement possible... ou non

Sur la dimension politique de l’actuel mouvement américain, les observateurs notent un changement dans la stratégie américaine. La question qui se pose est la suivante : si le président estime que le renforcement des sanctions américaines comme moyen de pression sur le régime iranien pour le contraindre à changer d’attitude et à plier est efficace, pourquoi agiter la menace militaire ? À cette question, deux réponses sont possibles selon deux points de vue différents.

— Le premier point de vue considère que l’endiguement est encore possible. Cette vision s’appuie sur de nombreuses expériences que l’expert iranien Hossein Mousavian énumère dans un article publié sur le site The National Interest. Il y relève que les deux parties ont coopéré en Afghanistan et en Irak dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme » et que jusqu’à une période récente l’Irak assurait à Washington qu’il ne pouvait se passer de l’Iran dans la guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Dans le même temps, le président Donald Trump qui a adopté une politique de non-intervention dans des guerres extérieures coûteuses ne souhaite pas répéter les crises suscitées par les guerres en Afghanistan et en Irak où son pays a dépensé, en vain, des milliards de dollars. Les deux parties semblent tenir à la situation de « ni guerre ni paix », mais ce principe stratégique risque-t-il de changer ? Pour Moussavian, en dépit des difficultés internes, les Iraniens se rangeront derrière le régime pour résister à toute politique économique, militaire ou diplomatique visant à soumettre l’Iran à la volonté américaine. Moussavian a appelé les décideurs politiques internationaux et régionaux à œuvrer ensemble pour une voie diplomatique, favorisant un dialogue à grande échelle et une action commune avec l’Iran pour éviter une guerre éventuelle.

— Le second point de vue estime difficile d’adopter une politique d’endiguement, option déjà testée par les États-Unis sans résultats tangibles. Bien au contraire, le poids de l’Iran s’est étendu dans la région au point de constituer une menace sérieuse pour les États-Unis et leurs alliés régionaux. Ceux qui défendent ce point de vue perçoivent dans le discours de l’administration américaine l’existence de certains indices selon lesquels l’Iran est tactiquement dans une politique d’escalade contre les intérêts et les alliés des États-Unis au Proche-Orient et que cela implique que l’option militaire soit prête. C’est ce qu’a clairement indiqué l’article du New York Times. Ce courant est mené par John Bolton, du moins en ce qui concerne la menace que représente l’Iran pour Israël. Cette tendance est confirmée par de nombreux observateurs occidentaux, notamment l’article d’Axios qui a qualifié la déclaration de Bolton d’hostile à l’Iran.

En réalité les deux points de vue se rejoignent sur l’impossibilité du dialogue, le manque de confiance et les désaccords au sujet des dispositifs relatifs à la sécurité de la région. Cette situation est devenue encore plus complexe avec l’expansion iranienne dans la région et ne se limite pas aux seuls dossiers du nucléaire et des missiles balistiques.

Le rôle nouveau des missiles et des drones

Il semble difficile d’évaluer les options de l’Iran face à la nouvelle attitude américaine, au regard de la rivalité entre l’équipe diplomatique menée par le ministre des affaires étrangères Mohamed Jawad Zarif qui considère que la guerre sera coûteuse et qu’il est possible de l’éviter (c’était l’axe de son discours récemment à l’Asia Forum à l’université de New York) et l’équipe militaire qui estime que le projet iranien dans la région repose davantage sur la force que sur la diplomatie.

Il est intéressant de noter par ailleurs que l’extension du programme de missiles balistiques iranien constitue un danger supérieur à celui des armes nucléaires, d’autant que l’Iran n’hésite plus en matière d’utilisation intense des missiles au Yémen et en Syrie, et continue de développer son programme.

L’Iran continue également à accroître les capacités de ses alliés régionaux. Les milices houthistes ont testé récemment un nouveau missile, « Badr B », tandis que le Djihad islamique à Gaza a fait état, à la suite de la dernière confrontation avec Israël, d’un missile au nom proche, « Badr 3 ». Ceci sans compter de nombreux rapports sur l’arsenal de missiles détenu par le Hezbollah et les milices chiites irakiennes.

On peut dire en conclusion que l’été s’annonce chaud entre l’Iran et les États-Unis, même s’il ne débouche pas sur une guerre. Au-delà des conjectures sur les diverses éventualités, le besoin se fait sentir chez les Américains d’accroître la sécurité de leurs alliés. Pour faire face non seulement à l’Iran, mais également à ses relais régionaux qui semblent faire peser une menace grandissante sur la région. Dans tous les cas, une lecture stratégique rapide des nouveaux rapports de force dans la région s’impose si on veut éviter de se précipiter dans une guerre qui pourrait s’avérer la plus coûteuse de l’histoire moderne de la région.

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