Escalade de la violence au Bahreïn

À l’ombre des conflits au sein du Conseil de coopération du Golfe · Alors que le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) se déchire avec la mise au pilori très médiatisée du Qatar par trois de ses membres, la crise au Bahreïn s’amplifie. Les premiers signes d’un passage à une révolte armée apparaissent.

Barricade en feu pendant une manifestation à Manama.
Al Jazeera English sur Flickr, 13 février 2011.

Le 3 mars 2014, une bombe explosait dans le village de Daih, situé sur l’axe principal qui, depuis Manama, traverse d’est en ouest la périphérie des villages en proie à une agitation continue depuis 2011. Trois policiers des forces spéciales de sécurité y perdaient la vie, sept autres étaient blessés. D’après le ministre de l’intérieur, les policiers anti-émeutes venaient de disperser « un groupe qui avait quitté le cortège de funérailles à Daih1 pour venir chercher l’affrontement » quand l’incident s’est produit. Cette explosion marque une nouvelle étape dans la détérioration de la situation et l’exacerbation du conflit, dont les chances de solution négociée semblent toujours plus minces — les tentatives du prince héritier pour ranimer un dialogue moribond à la mi-janvier 2014 n’ayant été suivies d’aucune mesure concrète.

L’attaque préméditée, sous la forme d’une explosion déclenchée par un détonateur à distance témoigne d’une plus grande sophistication2, et d’une plus grande précision dans le maniement des engins explosifs et dans le mode opératoire des partisans d’une opposition violente. L’absence de résolution, autre que rhétorique, du conflit politique est en train de produire les conditions d’une possible révolte armée. Une révolte que le gouvernement avait dénoncée dès le début du mouvement de protestation, mettant en avant l’aide de l’Iran3 et qui ne semblait pas décrire de façon adéquate le type de violence urbaine qui prévaut au Bahreïn. De façon significative, le rapport de suivi des recommandations de la commission Bassiouni paru la veille de l’explosion notait qu’en 2013, le nombre de « véritables » engins explosifs improvisés (EEI) avait désormais dépassé celui des « faux » apparus dans les mois suivant l’éviction du Rond-point, qui avaient pour seul but de tourner en ridicule la police occupée à désamorcer de fausses bombes, prenant parfois, par provocation, la forme de petit monument de la Perle.

Cette escalade progressive se produit dans un contexte de grandes dissensions au sein des pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) où le Bahreïn, en choisissant son camp aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (EAU), s’assure un soutien régional à sa gestion sécuritaire de la crise. Second fait inédit de l’explosion de Daih, l’une des trois victimes était un lieutenant de nationalité émirienne, les deux autres étant pakistanais et yéménite4 comme le reste des blessés5.

Le deuil des « martyrs » de la défense

La mort de Tariq Al-Chehi de l’émirat de Ras al-Khaima a causé un émoi particulier : ce qui aurait pu constituer un camouflet au sein du CCG pour le Bahreïn, sommé de mettre un peu d’ordre dans ses affaires intérieures, a au contraire donné lieu à un renforcement des liens autour du deuil de ce « martyr ». Le cheikh de Dubaï Mohammed ben Rachid Al-Maktoum a immédiatement regretté la mort du « père de quatre enfants, tombé en martyr à Bahreïn pour remplir son devoir ». Le ministre de l’intérieur bahreïnien, le lieutenant-général cheikh Rachid ben Abdullah Al-Khalifa, est allé présenter en personne ses condoléances à la famille de la victime à qui, d’après ce qu’on peut lire sur les réseaux sociaux, le cheikh Mohammed Ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi et ministre de la défense, aurait octroyé des compensations financières et l’effacement de ses dettes. Outre une rue6 à Ras al-Khaima, une mosquée7 portera son nom dans la cité Zayed (madinat Zayid), en référence au premier président des Émirats arabes unis, à 10 kilomètres au sud de Manama. Plus que pour les précédents policiers morts dans l’exercice de leurs fonctions, le culte des héros tombés pour la défense du pays (shuhada, « martyrs »), semble s’emballer, dangereuse réponse à la célébration des martyrs de la lutte contre le régime par l’opposition.

CCG : un accord de sécurité contesté

Cette effusion a fait passer au second plan la question de la présence d’un Émirien parmi les policiers anti-émeutes au Bahreïn. En effet, les forces du « Bouclier de la péninsule » entrées sur l’île le 14 mars 2011 avaient pour seul mandat la protection des installations « stratégiques » du pays. Le Bahreïn a toujours nié leur implication dans les confrontations avec les manifestants. Le chef de la sécurité publique, le major-général Tareq Al-Hassan a indiqué, pour dissiper les interrogations : « Il [Tariq Al-Chehi] n’était ni un officier de l’armée, ni un membre des forces de contrôle aux frontières. Il appartenait aux forces d’Amwaj al-Khaleej qui font partie de l’accord entre les pays du CCG et par là même des forces de police bahreïnies »8.

Cette force Amwaj al-Khaleej (« Vagues du Golfe »), inconnue jusqu’alors, révèle les modalités opératoires secrètes du nouvel accord de sécurité du CCG : approuvé en décembre 2012, il ne cesse de faire débat au parlement koweïtien qui a décidé de repousser le vote au 3 avril 20149 et est mentionné à plusieurs reprises dans le communiqué conjoint entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Bahreïn comme une des règles de base, ignorées par le Qatar, justifiant ainsi le retrait, le 5 mars, de leurs ambassadeurs respectifs de Doha. Contrairement à ses deux voisins, le Bahreïn ne pèse pas beaucoup dans la géopolitique de la région, mais son poids compte dans le conflit intra-CCG. En dépit du fait que le Minbar islami - la plate-forme politique des Frères musulmans, comptent parmi les soutiens du gouvernement bahreïnien, celui-ci a un intérêt manifeste à s’aligner sur la politique régionale émiro-saoudienne « anti-frériste » en échange de leur soutien sur la scène intérieure.

Tentative de régionalisation de la politique sécuritaire

Ainsi, la stratégie du régime bahreïnien de régionaliser le conflit au niveau du Golfe apparaît indéniablement. À cette nouvelle échelle, le Wefaq, principale force d’opposition qui commande la majorité de l’opinion chiite dans le pays, devient une force minoritaire. De fait, la possibilité d’une solution négociée par le « dialogue » — le mot a été vidé de son sens au cours des deux dernières années — est morte et enterrée ; et la perspective d’un règlement interbahreïnien quasi impossible. Certes, le Wefaq et les chefs spirituels du mouvement, dont Issa Qassem se sont empressés de condamner, dans des termes vifs, la perte de vies humaines, mais ils semblent de plus en plus relégués à un rôle de spectateurs. En dépit de l’amalgame fait par les farouches adversaires de l’opposition entre la stratégie pacifique du Wefaq et la tentation de la violence, le Wefaq ne semble plus être en mesure de produire ce que le gouvernement recherche avant tout : contrôler la rue et mettre un terme à cette violence, ce qui continue de le marginaliser dans la résolution du conflit.

En attendant, à l’ombre des dissensions au sein du CCG, c’est la solution sécuritaire qui prime, et avec elle le risque de confrontation confessionnelle. En l’espace de 24 heures, le gouvernement annonçait avoir arrêté 25 personnes en relation avec l’attentat (rejoints par quatre autres le jour suivant) et avoir ajouté sur la liste des organisations terroristes le Mouvement du 14 février, très suivi parmi les jeunes des villages, les Brigades de la résistance (Saraya al-Muqawama) et les Brigades al-Ashtar (Saraya al-Ashtar) qui auraient revendiqué l’explosion. D’après le ministère de l’intérieur, l’implication des personnes détenues allait de la fabrication d’explosifs et à la prise de photos au fait d’avoir attiré les policiers dans un guet-apens10. Quatre d’entre elles encouraient la peine de mort11 alors que sur son site, le Wefaq dénonçait la réapparition de « milices », faisant craindre que la violence qui a caractérisé les relations entre forces de l’ordre et manifestants puisse se propager.

1Il s’agissait des funérailles d’un manifestant mort en détention des suites d’une forme d’anémie. [L’opposition dénonce le manque d’attention médicale de la part des autorités carcérales pour ce genre de maladie qui a déjà conduit à plusieurs décès.

2Simeon Kerr, Explosion in Bahrain raises tension in Gulf, Financial times, 4 mars 2013.

3Le rapport de la commission d’enquête indépendante sur le Bahreïn dirigé par Chérif Bassiouni avait conclu en novembre 2011 à l’absence de preuve tangible pour établir une quelconque interférence de l’Iran.

4Si la nationalité pakistanaise de la seconde victime est établie puisque le corps a été rapatrié au Pakistan, un certain flou existe autour du Yéménite, qui pourrait avoir été parmi les naturalisés, contre lesquels l’opposition s’insurge.

5Bahrain loses three braves sons, Daily Tribune News, 4 mars 2014.

6RAK street named after Tarek Al Shehi, Gulfnews.com, 5 mars 2014.

7Habib Toumi, Bahrain mosque named after UAE martyr, Gulfnews.com, 6 mars 2014.

8« Deceased Emirati officer part of Bahrain police », Daily Tribune News, 6 mars 2014.

9Habib Toumi, Kuwait committee postpones vote on GCC security pact to April, Gulfnews.com, 3 mars 2014.

11Bahrainis could be executed over deadly blast, Gulfnews.com, 9 mars 2014.

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