Agriculture

Algérie. Au pays du mouton, les petits éleveurs sont pénalisés

Dans un sud algérien malmené par la désertification, la concurrence entre éleveurs de moutons devient plus intense. Alors que la nourriture des animaux est en partie gérée par l’État et souvent détournée par la corruption, le gouvernement permet aux grands propriétaires d’accaparer les steppes et parfois de les clôturer. Conséquence : les prix s’envolent et les éleveurs modestes s’estiment lésés.

Élevage de moutons dans la wilaya de Khenchela en Algérie, le 1er juillet 2014
Wikimedia Commons

En Algérie, la viande de mouton est devenue hors de prix pour de nombreux ménages. Selon l’office national des statistiques, en 20 ans son prix a quintuplé, passant de 500 à 2 500 dinars algériens (DA) le kilo (environ 17 euros) soit 10 % du salaire minimum. La consommation est tirée par l’augmentation de la population qui croît en moyenne d’un million par an. La région frontalière avec le sud marocain est souvent appelée le pays du mouton. Avec 25 millions d’hectares de parcours steppiques, elle représente à elle seule 4 fois les superficies cultivées du pays et compte à peine 200 000 habitants. Mais la pluviométrie y est réduite et les sols arides. Dans ce milieu hostile, la seule forme d’exploitation a de tout temps été le nomadisme pastoral, aujourd’hui bouleversé par les politiques publiques.

Dans l’élevage traditionnel, les troupeaux se déplacent en quête de nourriture. Mais dans les années 1970, le camion s’est imposé sur les pistes pour le transport des animaux, des tentes, de l’eau et de l’orge, un complément alimentaire pour le bétail. Cette mobilité nouvelle des troupeaux a facilité la diversification des stratégies face à des ressources fourragères aléatoires. Grâce au camion, les gros éleveurs peuvent déplacer leurs troupeaux d’une wilaya (ou département) à l’autre. Les plus modestes se contentent de déplacements pédestres dans les communes voisines voire, pour les plus démunis, aux alentours de leur bergerie, surexploitant ainsi leurs maigres pâturages. En octobre dernier, la chaîne d’information algérienne Ennahar TV témoignait qu’à El Bayadh, dans un paysage rocailleux, les brebis erraient d’un buisson desséché à un autre. En moins de 40 ans, la végétation du sud oranais a régressé de 50 à 80 %.

Pression accrue sur les pâturages

À la fin des années 1980, la multiplication des tracteurs a encouragé la culture de l’orge dans les dayat, des dépressions steppiques où la terre est plus fertile. Depuis 1968, les surfaces dédiées à l’orge ont ainsi doublé. Ailleurs, l’extension des labours se traduit par l’élimination des touffes d’alfa et d’armoise. Pour faire face aux périodes de soudure, à partir des années 1970, les pouvoirs publics ont importé l’orge vendue à des prix subventionnés aux éleveurs. 570 000 tonnes importées en 2022 n’ont permis aux éleveurs de recevoir que 300 grammes d’orge par brebis. La distribution s’effectue à partir d’un recensement officiel souvent détourné avec des attestations frauduleuses. Face aux protestations des éleveurs floués, un nouveau recensement a révélé que le cheptel comprenait 19 millions de têtes et non 29, comme estimé auparavant.

Loin de soulager les pâturages, ces ventes d’orge ont favorisé un surpâturage des parcours, début d’un processus de désertification. Les opérations de réhabilitation lancées dès 1983 par le Haut Commissariat au développement de la steppe (HCDS) ont permis la mise en pause de trois millions d’hectares et la plantation d’arbustes fourragers sur 300 000 hectares. Prisés par les éleveurs, les mahmiyat, des parcours protégés, leur sont aujourd’hui loués de novembre à décembre, puis d’avril à juin. Un éleveur témoigne : « la location de 100 à 200 hectares de parcours nous revient entre 100 000 et 200 000 DA (entre 685 et 1370 euros). Quand les parcours sont fermés, tous les 10 à 15 jours, on dépense l’équivalent de ces sommes en orge ».

Les locations se font sous l’égide des collectivités locales qui perçoivent 70 % des recettes, le reste étant versé au Trésor public. Certaines mairies emploient jusqu’à 40 gardiens chargés de faire respecter les périodes de location des parcours. L’attribution des lots fait aujourd’hui l’objet d’une concurrence féroce entre éleveurs.

Engraissement des agneaux pour l’Aïd

Face à la pression sur les parcours, les éleveurs se sont spécialisés. Aux naisseurs sont venus s’ajouter les engraisseurs. L’engraissement des agneaux vise les périodes religieuses comme le mois de ramadan ou l’Aïd. Le choix des animaux se porte alors sur ceux qui ont des cornes, une toison blanche, ou une plus grande hauteur au garrot. Les riches éleveurs achètent des agneaux quand les cours sont au plus bas alors que les naisseurs ne peuvent plus nourrir leur cheptel et décapitalisent pour acheter des fourrages. Période qu’ils résument par l’expression : « la brebis mange sa sœur ». Seuls les maquignons tirent leur épingle du jeu : « Les revendeurs s’en sortent mieux que nous. Ils prennent entre 10 000 et 15 000 DA (entre 68 et 103 euros) de bénéfice sur un seul mouton, alors qu’il nous arrive de vendre à perte », témoigne Mohamed, éleveur à Djelfa1.

Le déficit de fourrages pousse les engraisseurs à diversifier leurs approvisionnements : aliments concentrés industriels, orge, son, et même blé destiné à la fabrication de pain détourné frauduleusement. En deux ans, les prix ont augmenté en moyenne de 40 % et le quintal d’orge atteint 5 000 DA (34 euros), celui du son 7 000 DA (48 euros) et celui à base de soja plus de 10 000 DA (68 euros).

À la diversité des modes d’élevage s’ajoute une diversité d’éleveurs : chômeur dont le troupeau d’une trentaine de têtes assure l’essentiel du revenu, éleveur absentéiste (fonctionnaire, commerçant, profession libérale) confiant 300 brebis par berger rémunéré au prorata de 1/5 des naissances, ou gros éleveurs possédant jusqu’à 6 000 têtes. Les éleveurs absentéistes côtoient les investisseurs : commerçants ou entrepreneurs dotés d’importants moyens (motorisation, bergeries, terres de parcours). Ils ont souvent recours à des techniques modernes de production et à l’élevage intensif. Ces investisseurs n’hésitent pas à s’associer à des vétérinaires ou à des agronomes. Récemment à Tiaret, un investisseur a confié la direction de son exploitation à un jeune retraité autrefois directeur des Services agricoles de la wilaya.

Propriété privée favorisée

À l’appropriation des ressources fourragères s’ajoute l’appropriation de la terre favorisée par les politiques publiques, en particulier la loi relative à l’accession à la propriété foncière agricole de 1983, qui tend à remplacer les droits d’usage traditionnels par la propriété privée. «  Les clôtures des terres mises en valeur, ou en attente d’une régularisation, se multiplient et peuvent bloquer le passage des troupeaux. Elles concernent parfois des zones épargnées par la mise en valeur, faisant ainsi valoir le fait accompli », écrit Mohamed Hadeid, co-auteur d’une étude sur le sujet2. À plusieurs reprises, des éleveurs ont dénoncé les restrictions qui leur interdisent l’accès aux parcours communautaires. En 2020, brandissant des touffes d’alfa et d’armoise arrachées après le passage de charrues, ils dénoncent face aux caméras d’Ennahar TV, le labour des terres de parcours : « Il n’y a plus de parcours pour nourrir les bêtes, on a recours à l’orge en grain qui est cher ». Les clôtures, souvent précédées d’une simple bande de terre labourée, interdisent le passage des troupeaux.

La loi relative à l’accession à la propriété foncière agricole a été suivie en 2000 du Plan national de développement agricole (PNDA) doté de plus de 500 millions de dollars, soit dix fois les montants alloués au cours des années 1990. Ce plan permet d’allouer aux investisseurs des subventions de l’ordre de 60 % pour l’acquisition de matériel d’irrigation, le forage de puits et l’aménagement de bassines. Ce coup de pouce renforce la concurrence sur la terre. Au trait de labour servant à marquer une limite de propriété, viennent s’ajouter des murets édifiés avec des pierres retirées du sol suite au défoncement par bulldozer du sol calcaire. Une opération indispensable pour planter oliviers et arbres fruitiers. À Djelfa, des Algérois ont acquis des terres et produisent aujourd’hui olives, pistaches, pommes, grenades et nectarines.

Développement des forages et des bassines

À l’appropriation de la terre s’est ajoutée celle de l’eau, indispensable à l’arboriculture et au développement de la production de fourrages. Les subventions ont permis l’extension des fourrages irrigués. Jusqu’à 40 000 hectares dans la région de Msila, quinze ans après le lancement du PNDA. Il s’agit le plus souvent de fourrages cultivés par des éleveurs détenant des troupeaux de 200 à 400 têtes et produisant sur une vingtaine d’hectares de l’orge, de l’avoine ou de la luzerne. À El-Bayadh et Naâma, les surfaces irriguées sont passées de 3 000 hectares en 1984 à plus de 24 000 en 2008. D’abord cantonné à l’agriculture saharienne, le maïs fourrager a rapidement conquis les éleveurs. Il leur a permis d’accéder à une autonomie fourragère inespérée mais aussi à dégager des excédents dont la vente leur procure aujourd’hui une importante source de revenus, d’autant plus que l’eau des nappes est gratuite.

L’essor du maïs fourrage a été rendu possible grâce à la gratuité des terres et de l’eau mais aussi par une plus grande disponibilité en matériel agricole et d’irrigation. Pour les éleveurs, disposer de fourrages est une question de survie. À El Bayadh, selon un représentant syndical local, sur 1 300 éleveurs recensés ces cinq dernières années, un tiers ont cessé leur activité.

Précarisation foncière des éleveurs

Traditionnellement, l’utilisation des parcours steppiques mettait en compétition des tribus ou des familles élargies. L’accession à la propriété foncière a eu pour corolaire de la ramener au niveau des individus. Aujourd’hui, la multiplication des forages structure l’espace. Ce nouvel environnement technique associé à une demande croissante en produits agricoles et à un accès gratuit à la terre a attiré de nouveaux investisseurs. La compétition concerne non seulement les natifs mais également les investisseurs venus du nord du pays.

Les protagonistes se sont diversifiés et on assiste à une course pour l’appropriation des ressources naturelles relate Mohamed Hadeid : « Sur les plans spatial et fonctionnel, cette politique s’est soldée par un morcellement de la steppe en une multitude de propriétés privées dans une région où l’usage collectif des parcours est ancestral et a, toujours, caractérisé les sociétés pastorales locales »3. Loin d’Alger, les décisions des autorités font l’objet d’interprétations divergentes. « L’ambiguïté de l’aspect foncier et la crise du pastoralisme tendent à détourner l’opération de mise en valeur vers une appropriation progressive des terres pastorales », relèvent ces universitaires. Le plus souvent « Le statut de concessionnaire est de fait assimilé, par les bénéficiaires, à celui de propriétaire, la reprise des terres concédées par l’État, n’étant pas envisagée », comme l’indique une étude réalisée dans la région d’Aflou. On est passé d’un pastoralisme exclusif à des productions fourragères ou maraîchères ainsi qu’à une arboriculture fruitière et oléicole.

Ces mutations majeures ont conduit à une précarisation foncière des éleveurs associée à un sentiment d’insécurité juridique. Une situation que devraient méditer les autorités algériennes. En décembre 2010, dans la Tunisie voisine, le jeune marchand de légumes de Sidi Bouzid Mohamed Bouazizi qui s’est immolé faisait partie d’une famille tout juste dépossédée de ses terres.

1« L’élevage ovin victime de la sécheresse dans la steppe de Djelfa », El Watan, 8 juin 2023.

2« Impact du foncier agricole sur une région pastorale, » Études rurales, 2018.

3« Le marché du faire-valoir indirect vecteur de nouvelles formes d’exploitation dans la néo-agriculture saharienne (Algérie) », Géographie, Économie, Société, 2017.

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