Bilan

Arabie saoudite. Les ratés du pari économique

Après plusieurs années de tâtonnement, la machine économique saoudienne semble désormais corps et âme dévouée à faire sortir de terre la stratégie portée par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman pour diversifier l’économie pétrolière du royaume. Des projets dont la rentabilité économique comme la faisabilité restent à démontrer.

La salle de concert Maraya Concert Hall à Al-Ula.
Visit Saudi.

Le Fonds d’investissement public d’Arabie saoudite (PIF) engloutit peu à peu l’économie du royaume, engagé dans le très ambitieux plan dit Vision 2030. Le fond souverain fondé en 1971 sort de sa torpeur en 2015 pour passer sous la houlette de Mohamed Ben Salman (MBS), alors nouvellement nommé ministre de la défense par son père, le roi Salman. Depuis, le PIF, jugé modérément transparent par l’indice de transparence des fonds souverains Linaburg-Maduell, dépossède progressivement l’État de son pouvoir de supervision sur la dépense d’investissement de long terme. En mars 2024, le gouvernement transfère au PIF et à ses filiales une nouvelle tranche de 8 % du capital de la vache à lait du royaume Saudi Aramco, portant à 16 % la part du producteur de combustibles fossiles détenus par le fonds.

Une telle opération contribue ainsi à détourner des coffres de l’État vers le bilan comptable du PIF une part grandissante du dividende versé par l’entreprise, estimée à près de 90 milliards d’euros pour l’année 2023. Outre des flux de capitaux frais, le transfert d’actifs vers le PIF permet au fonds souverain de renforcer son bilan et d’accroître son effet de levier. Sur les deux premiers mois de 2024, la pile de dette accumulée par le PIF a augmenté de sept milliards de dollars pour atteindre un total estimé à 36 milliards de dollars (33 milliards d’euros). « L’Arabie saoudite et le PIF en particulier semble avoir un peu appuyé sur la pédale d’accélérateur en ce qui concerne l’augmentation des dettes extérieures », commente Vineet Tyagi, un spécialiste de la gestion des risques financiers qui a travaillé pendant plus d’une décennie pour plusieurs banques dans le pays et aux Émirats arabes unis. Il note que la dette n’est en soi « pas une si mauvaise chose » si elle est allouée à des projets viables. Et ajoute que le taux d’endettement de l’Arabie saoudite, qui a plus que quadruplé depuis 2015 pour atteindre 25 % de son produit intérieur brut en 2023 demeure largement inférieur au 111 % d’endettement d’un pays comme la France.

Dans le cadre de cette stratégie, la course au crédit est amenée à se poursuivre selon des informations obtenues par l’agence d’informations économiques et financières Bloomberg. Les besoins en capitaux du PIF sont en effet aussi gargantuesques que pressants. Le fonds chargé de financer les projets Vision 2030 prévoit de déployer 70 milliards de dollars d’investissement chaque année à partir de 2025. Portée par MBS depuis 2016, Vision 2030 promet une transformation brutale de l’économie pour s’extirper de la dépendance à la vente d’énergies fossiles. « J’espère que d’ici 2030, je me moquerai de savoir si le prix du pétrole est à zéro », assurait confiant le ministre des finances Mohamed Al-Jadaan, en 2017. Une prédiction illusoire : la rente pétrolière comptait toujours pour 62 % des revenus du gouvernement en 2023.

Les loisirs au cœur de la diversification

La thérapie de choc promise par MBS englobe une flopée de projets aux natures très diverses. Neom est le symbole le plus connu. Il s’agit d’un ensemble de villes thématiques disséminé sur une surface de la taille de la Belgique, loin des centres urbains mais proche de la frontière jordanienne. Ainsi, le projet The Line qui consiste en deux gratte-ciels parallèles de 170 kilomètres de long s’affiche comme « le plus grand défi immobilier jamais entrepris par l’humanité »1, tandis que celui d’Oxagon promet de réinventer « l’approche du développement industriel ». Neom affirme que 60 000 ouvriers s’affairent déjà à donner vie aux présentations Power Point souvent lunaires.

Tel est le cas notamment de Trojena, vantée comme la première station de ski du Golfe qui « redéfinira le tourisme de montagne », et qui est censée accueillir les Jeux asiatiques d’hiver en 2029 sur une neige artificielle pour les trois quarts. Les spectateurs arriveront à bord d’aéronefs Riyad Air, une compagnie aérienne lancée par le PIF et qui a commandé 39 Boeing 787-9 en mars 2023 avec une option pour 33 avions supplémentaires. Ces mêmes appareils achemineront les fans de la Coupe du monde 2034, dont le royaume est assuré de remporter l’organisation suite à une « série de changements abrupts » dans la procédure d’appel d’offres de la FIFA qui ont conduit à faire de l’Arabie saoudite l’unique candidat.

Car le sport est la touche glamour de Vision 2030, visant à faire du royaume un pôle sportif de rang mondial. Les clubs de football saoudiens pour certains appuyés par le PIF ont déboursé lors du mercato estival de 2023 près d’un milliard de dollars pour s’adjoindre les services de près de 100 joueurs internationaux, dont le Brésilien Neymar, le Portugais Cristiano Ronaldo et le Français Karim Benzema, et faire vibrer la Saudi Pro League. Si l’intérêt est extrêmement limité sur le plan international, l’échec est également remarquable à l’intérieur du pays. La jeunesse saoudienne est aux abonnés absents : le nombre de fans moyen par match a chuté de 10 % par rapport à la saison précédente. Une déconvenue qui questionne l’adhésion jugée inconditionnelle de la jeunesse à Vision 2030.

« La grande question que tout le monde se pose je pense est : le pays tout entier est-il derrière Vision 2030, ou seulement un leader visionnaire ? Car la seconde situation créera ce que nous appelons dans le jargon du crédit un risque de concentration », commente Vineet Tyagi. Un risque de concentration qui s’étend au développement du pays. Les villes nouvelles de Vision 2030, façonnées par et pour des étrangers, engloutissent la majeure partie de l’attention et des dépenses d’investissement. Une dynamique qui laisse les Saoudiens résidant dans les villes historiques du pays face au risque d’un développement à deux vitesses, dont l’existant pourrait être le grand perdant.

La rentabilité en question

Au-delà des projets tape-à-l’œil, les composantes les plus pragmatiques de la Vision sont une lueur d’espoir. Parmi l’avalanche de nouvelles d’entreprises lancées par le PIF, certaines sont assises sur des modèles économiques matures dans des secteurs d’activité historiques, tels que l’agriculture, l’industrie minière ou encore le tourisme avec des complexes balnéaires sur les rives de la mer Rouge. Certains projets touristiques démontrent déjà le potentiel du royaume dans ce secteur. L’aéroport d’Al-Ula, porte d’entrée vers le site archéologique éponyme où se trouvent des vestiges de la civilisation nabatéenne a accueilli plus de deux millions de passagers en 2023, contre seulement 52 000 quatre ans plus tôt. Pour assurer la promotion de son ouverture au tourisme international, le royaume peut compter sur une armée d’influenceurs invités dans le pays pour en chanter les louanges. Lors d’une visite à Al-Ula en 2022, le couple vedette de l’émission de téléréalité « Les Marseillais », Maddy Burciaga et Benjamin Samat, postait sur Instagram une photo ayant pour légende : « Les amis, tellement surpris de Saudi, on en prend plein la vue chaque jour, des paysages et des lieux uniques au monde. » Le pays peut aussi compter sur le monde du septième art qui se retrouve chaque année à Djeddah pour le Red Sea International Film Festival.

Le but recherché n’est pas tant des retombées économiques immédiates que le virage à 180 degrés en termes d’image que ces opérations de séduction permettent au royaume de s’acheter. La présence d’influenceurs et du monde du showbiz aide à vendre à l’international l’image d’un royaume en changement, sur les cendres encore chaudes des scènes de flagellation et d’exécutions publiques fréquentes dans le pays au début des années 2010.

Mais là encore, le PIF doit prouver que la myriade d’entreprises qu’il déploie pour se placer au centre de l’économie saoudienne, une stratégie accusée de « remplacer un groupe d’hommes d’affaires favoris par un autre »2, peuvent générer des revenus ainsi que des emplois conséquents. Selon le Fonds monétaire international, la rentabilité de l’entreprise médiane dans les pays du Golfe se détériore de façon structurelle, chutant de 15,2 % en 2007 à 4,1 % en 2021.

Dès lors, les flux de capitaux internationaux sont aussi sceptiques et rechignent à s’investir dans la frange la plus spéculative de Vision 2030 dont le taux de retour sur investissement à moyen terme demeure très incertain. Avant le lancement fin 2023 par les autorités financières et statistiques saoudiennes d’une nouvelle méthodologie de calcul des investissements directs étrangers, ces derniers faisaient état d’une chute de la confiance des capitaux internationaux. Au cours des six années qui précèdent le lancement de Vision 2030, les investissements directs étrangers s’élèvent à 61 milliards de dollars (plus de 56 milliards d’euros). Un chiffre qui chute à 43 milliards de dollars (40 milliards d’euros) au cours des six années qui ont suivi 2016, et une douche froide pour l’espoir saoudien d’attirer 100 milliards de dollars (92 milliards d’euros) d’investissement étrangers par an d’ici à 2030. « Ils sont très, très loin d’avoir atteint le niveau souhaité en termes d’investissements directs étrangers », résume Vineet Tyagi. Mais le spécialiste des risques financiers tient à nuancer. Les investissements étrangers « pourraient bien arriver dans un second temps », lorsque les projets bâtis à coup de dette commencent à prouver leur viabilité économique de long terme. C’est là indéniablement un vœu pieux pour certains projets.

La société instamment mise à contribution

« La Vision n’est pas un rêve, c’est une réalité qui se concrétisera », assurait Mohamed Ben Salman en 2016. Et les citoyens saoudiens sont priés d’acquiescer aux choix d’investissement, au risque de faire face à une répression implacable.

Le PIF est une richesse publique qui appartient aux citoyens saoudiens. Or, Mohamed Ben Salman dépense et dirige à sa guise une vaste quantité d’argent public, avec peu de garde-fous et de possibilités pour les citoyens saoudiens de donner leur avis sur la manière dont leurs ressources sont dépensées,

confie Joey Shea, spécialiste de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis auprès de Human Rights Watch.

À la mise au pas des élites du pays3 a succédé une vague de poursuite plus large. Le 9 juillet 2023, le Tribunal pénal spécial a condamné à mort un enseignant à la retraite âgé de 54 ans, accusé d’avoir protesté contre la flambée des prix et émis des critiques contre les dirigeants du pays sur ses deux comptes X (ex-Twitter) anonymes suivis par 10 personnes.

Les chefs d’entreprises sont également tenus de soutenir la croisade en solo de l’homme fort de l’Arabie saoudite, y compris lorsque cela n’est pas nécessairement dans l’intérêt immédiat de leurs activités. En 2021, le royaume lance l’initiative Shareek (« Participe » en arabe) qui exhorte les entreprises phares du royaume de réduire leurs dividendes pour réallouer ces montants à des dépenses d’investissement dans le cadre de Vision 2030.

Le système bancaire est également mis à contribution. Selon Bloomberg, les banques saoudiennes pourraient avoir besoin d’émettre au moins 11,5 milliards de dollars de dette (10,5 milliards d’euros) en 2024, afin de lever des fonds pour Vision 2030. Ce montant record fait suite à celui de 10 milliards de dollars (9,31 milliards d’euros) déjà levés en 2022. Ces émissions de dette doivent ainsi donner vie à Vision 2030, défiant la réalité formulée par le cabinet de conseil britannique Control Risks : « Il n’y a tout simplement pas assez de moyens en Arabie saoudite pour atteindre les objectifs économiques. »

Selon des documents confidentiels révélés par le Wall Street Journal en 2022, la construction de la seule mégastructure The Line pourrait coûter la bagatelle de 1 000 milliards de dollars (931 milliards d’euros). Le sujet est voilé de mystère : l’Arabie saoudite n’a jamais divulgué le budget requis pour financer les projets de Mohamed Ben Salman sur la période 2016-2030, mais les premières fissures apparaissent déjà. Sur X, Ali Shihabi, un des membres du conseil consultatif de Neom et proche du pouvoir en place révèle dans une publication de mars 2024 :

Certains projets ont soulevé des doutes en raison de leurs coûts d’investissement considérables. Leur développement est toutefois tempéré par des contraintes financières et de moyens, le gouvernement réagissant aux signaux du marché et ralentissant la réalisation pour l’inscrire dans une période plus longue que celle initialement prévue.

Un aveu de l’échec de projets phares de Vision 2030 soumis au cruel crash test de la rationalité économique.

1Mariam Nihal, « The Line in Neom is ’the greatest real estate challenge that humans have faced’ », The National, 17 août 2022.

2Samer Al-Atrush, « Saudi Crown Prince turns to ’state capitalism’ after change in the guard », The Financial Times, 28 mai 2023.

3NDLR. Notamment la rafle de près de 400 personnes parmi les plus influentes de la société saoudienne en 2017 et l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 par des agents saoudiens au consulat du royaume à Istanbul.

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