Égypte. La querelle du chawarma

On les voit partout, ces viandes disposées en tranches fines sur une broche tournante, et grillées verticalement. Plat globalisé et fascinant, le chawarma se présente comme un élément d’échange, mais aussi de discorde. Au Caire, il est devenu le symbole d’un combat identitaire livré contre les immigrés, notamment syriens.

15 mars 2016. Un employé de l’une des plus grandes chaînes de restauration rapide appartenant à des Syriens à Gizeh, face à la vieille ville du Caire.
Flickr

L’énorme broche de chawarma est là, esseulée. Elle tourne lentement, laissant s’écouler la graisse et griller la viande à feu doux. À deux heures de la rupture du jeûne, les travailleurs d’une célèbre enseigne de restauration rapide levantine préparent les repas qui seront bientôt servis. Ils parlent entre eux dans un mélange de dialectes et d’accents différents. Certains viennent du Caire, d’autres du Delta du Nil, sans compter ceux originaires de Syrie, parfois même de Palestine. Leur employeur est quant à lui jordanien. Avec son partenaire local, ils ont ouvert plusieurs branches de leur chaîne de restaurants Al-Agha. À côté des autres spécialités maison offertes sur le menu, le chawarma reste le plat qui séduit quasiment tout le monde.

Pourtant, ce mets est depuis quelques temps dans le collimateur de certains habitants qui regardent les vendeurs de chawarma d’un œil suspicieux, telle l’avant-garde d’envahisseurs étrangers. Leurs réactions en disent long sur les crises du Proche-Orient et leurs retombées au Caire, mais aussi sur la géopolitique de la région, l’histoire partagée, les trajectoires migratoires, le problème des réfugiés, la crise économique qui sévit dans le pays et le fort nationalisme qui remonte par conséquent à la surface.

Monnayer les réfugiés

Ces derniers mois, les hashtags appelant au boycott des snacks syriens se sont répandus sur la toile, notamment sur la plateforme X (ex-Twitter). Mais ce n’est pas la première fois. Depuis une dizaine d’années, ces vagues de dénonciations des immigrés reviennent selon l’air du temps et surtout, en fonction des directives de l’État. Récemment, plusieurs déclarations officielles ont souligné que l’Égypte accueillait déjà 9 millions de réfugiés et d’immigrés, dont 4 millions de Soudanais, 1,5 million de Syriens, 1 million de Libyens et autant de Yéménites1.

Dans l’attente de monnayer le rôle de l’Égypte comme rempart contre l’immigration en Méditerranée et de recevoir une aide conséquente de la communauté internationale, les autorités traitent les immigrés de « fardeau ». Elles demandent aux réfugiés de régulariser leur statut de résidence. Cela implique sans doute une rentrée d’argent en devises pour un pays qui en manque cruellement. Sans faire la distinction entre les réfugiés, les immigrés et les demandeurs d’asile, ces chiffres visent à faire monter la facture en dollars exigée par Le Caire. Ils se traduisent sur les plans populaire et médiatique par une campagne de boycott à l’encontre des Syriens, très actifs dans le secteur de la restauration rapide. Leurs étals dédiés à manger sur le pouce et leurs commerces ouverts sur la rue accroissent leur visibilité en ville. Le chawarma est ainsi devenu le symbole de la xénophobie et du nationalisme rampant.

Pourtant, les différentes études sur l’insertion des Syriens dans le marché du travail montrent qu’ils ont réussi à fonder plusieurs grandes et moyennes entreprises, que leurs salariés sont en majorité Égyptiens et que leurs investissements tournent autour de 800 millions de dollars (750 millions d’euros), concentrés dans les secteurs de l’alimentation, des textiles et du mobilier. Ils sont certainement mieux organisés que les autres communautés, dès lors qu’ils ont créé une association d’hommes d’affaires en 2014, un conseil pour les investisseurs, des pages Facebook et des plateformes facilitant l’intégration et le recrutement. Sur ces dernières, des petites annonces apparaissent souvent signalant : « Recherche un chef chawarma avec expérience »2.

Un sandwich, plusieurs variantes

Nohad Abou Ammar a vu les choses évoluer depuis son installation au Caire en 2005, bien avant l’arrivée en masse de ses compatriotes. Son grand-père avait ouvert une enseigne de restauration rapide syrienne en 1999. À l’époque, la concurrence était limitée : seul le chawarma syrien d’Abou Mazen qui avait commencé son activité en 1994 était présent. Abou Ammar senior avait jugé qu’il pouvait se faire une place sur le marché. Le défi était d’introduire les recettes syriennes dans les habitudes culinaires égyptiennes, et de faire accepter ses déclinaisons en sandwich. Car la recette du chawarma varie d’un pays à l’autre, mais aussi d’une région à l’autre, voire d’un restaurant à l’autre. Seuls les patrons connaissent le secret des ingrédients et du mélange d’épices. Et ils ne le révèlent à personne, même pas à leurs collaborateurs les plus anciens. Ils laissent ces derniers préparer la viande, retirer la graisse, ajouter du vinaigre, ciseler le bœuf en fines lamelles, le faire mariner au moins 10 heures, puis restituer les tranches de viande sous forme de cône sur la broche verticale, auréolée de quelques morceaux de lard de mouton. Ils gardent cependant pour eux le dosage magique des arômes et des épices.

« Nous sommes originaires de la ville de Zabadani, dans le gouvernorat de Rif Dimachq, à proximité de la frontière libanaise », souligne Nohad Abou Ammar. Devant son grand snack dans le quartier d’Héliopolis, où il emploie essentiellement des Égyptiens dont certains sont là depuis vingt ans, il raconte :

J’ai fait des études d’ingénierie aéronautique, mais je suis venu rejoindre mes oncles et mon grand-père qui ont élu domicile au Caire et fondé leur business. Nous aurons bientôt quatre branches dans la capitale, toutes gérées par la famille après la mort de notre aïeul en 2018. L’Égypte nous a toujours été proche. Un de mes oncles était officier dans l’armée de la République arabe qui a uni l’Égypte et la Syrie entre 1958 et 1961, au temps du panarabisme nassérien. Il a trouvé la mort pendant la guerre d’octobre 1973 contre Israël.

Pour le mois du ramadan, Nohad Abou Ammar a prévu des repas à emporter à distribuer aux pauvres qui viennent timidement demander leur part. Le directeur de la chaine qui a perdu une partie de son accent au fil du temps continue à faire la cartographie des magasins de chawarma et à épingler ceux qui prétendent être syriens pour tirer profit de la réputation et du savoir-faire de ces derniers.

Les goûts ont changé aujourd’hui avec la présence d’un grand nombre de restaurateurs de chez nous. À quelques pas d’ici se trouve Abou Haïdar, installé dans le coin depuis 1968. Ses héritiers gèrent actuellement le commerce, mais leur chawarma est plus proche de la version égyptienne. La direction d’Abou Mazen a été reprise par un Égyptien après le départ de l’ancien propriétaire. La chaîne Karam Al-Cham, présente un peu partout, notamment au centre-ville, a été fondée par un vétérinaire égyptien d’Alexandrie, qui s’est lancé sur le marché de la nourriture levantine et a également ouvert une chaîne de pâtisseries orientales. Plusieurs restaurants se dotent de noms donnant l’impression que les propriétaires sont originaires de Damas ou d’Alep, alors que pas mal d’entre eux sont Égyptiens. Certains ont même travaillé pour nous, avant de se mettre à leur compte.

« Les Fils de Kemet »

Sur les sites Internet, des groupes tel que Les Fils de Kemet se réclament d’un nationalisme égyptien. Kemet renvoie à la « terre noire fertile » de la vallée du Nil, par opposition à la « terre rougeâtre » du désert qui l’entoure. Par extension, le nom renvoie ici à l’Égypte en opposition aux pays étrangers. Ces groupes disent chercher à défendre l’identité et la culture du pays, à un moment où celui-ci serait envahi de partout et fragilisé économiquement. Dans ce contexte, le chawarma est l’un de leurs champs de bataille. Ils affirment que la marinade égyptienne est meilleure que toutes les autres, et que la recette syro-libanaise est plutôt fade. Plus encore, l’information non confirmée historiquement qui prétend que l’origine de cette rôtisserie orientale remonte à l’Égypte ancienne est reprise en chœur. Selon cette légende, des inscriptions sur le temple du pharaon Ramsès II à Béni Soueif, dans le sud, démontrent que des femmes ont créé, il y a environ 6 000 ans, un repas rapide à partir de minces lamelles de viande parfumées d’épices et de jus d’oignon, après les avoir exposées au feu, pour que leurs époux et leurs enfants puissent casser la croûte en travaillant dans les champs.

La percée de ces groupes a coïncidé avec la parade pharaonique des momies de reines et de rois, organisée en grande pompe par l’État en avril 2021 pour les transférer au nouveau Musée national de la civilisation égyptienne. On retrouve l’usage de slogans comme « L’Égypte d’abord » à un niveau officiel, et dont l’objectif est de mobiliser les foules. Dans cet esprit, même le chawarma est un prétexte.

Chassé-croisé à travers l’Orient

Il n’est pas facile de retracer l’histoire du chawarma tant ceux qui en revendiquent l’invention sont nombreux. D’aucuns disent que cette recette de viande a été mentionnée pour la première fois dans un écrit datant du XIVe siècle et qu’elle était connue des nomades en Asie. D’autres affirment que c’était un mets de luxe à la cour royale indienne du XIIIe siècle. Selon la version la plus répandue, ce serait une invention turque arrivée d’Anatolie à la moitié du XIXe siècle, grâce à Iskandar Effendi, restaurateur dans la ville de Bursa. Chawarma serait ainsi la déformation du mot turc çevirme qui signifie « tourner » ou « pivoter ». Le plat se serait ensuite propagé en Syrie, pendant les voyages du hajj, le pèlerinage à la Mecque, ou à travers un certain Seddiq Al-Khabbaz qui, après avoir quitté son emploi chez Iskandar Effendi à Bursa, aurait ouvert son propre restaurant à Damas. Il aurait alors ajouté à sa marinade des graines de cardamone qui caractérisent le goût du chawarma syrien jusqu’à aujourd’hui. Les Syro-Libanais (chawâm) qui sont arrivés en Égypte à travers deux grands flux migratoires au XVIIIe et XIXe siècles, jouant le rôle d’intermédiaire entre les diverses communautés existantes, ont par la suite aidé à populariser le sandwich sur le plan local et à le démocratiser.

Ahmed Abou Ali, l’un des chefs chawarma qui travaille depuis quatre ans pour Al-Agha a appris les mille et une ficelles du métier dans les années 1980 en Irak. Là-bas, la broche est beaucoup plus longue, et le chawarma est surnommé « al-gass » ou les « cisailles », parfois cuit avec des légumes. Son parcours fait de lui un véritable connaisseur de toutes les variétés du plat puisqu’il a passé plusieurs années en Jordanie avant de revenir au Caire. Abou Ali surveille la broche de viande en train de rôtir, précisant que le chawarma au poulet est une invention syrienne, et que son secret réside dans le mahaleb, épice aromatique tirée du noyau de la cerise noire. Il a vu le prix du sandwich passer de 35 livres égyptiennes à 105 (soit de 70 centimes à 2 euros) en l’intervalle de 4 ans. À cause de la crise économique et de la cherté de la vie, les prix de certaines denrées alimentaires ont quadruplé, tandis que d’autres ont été multipliés par dix. « Les petits commerces n’ont pas survécu à la crise du Covid-19, seuls les grands ont pu tenir le coup », explique-t-il.

Son assistant de 18 ans, Ghayth, Syro-Palestinien, acquiesce d’un signe de tête. Arrivé au Caire il y a deux ans pour rejoindre son frère aîné, un grand chef de cuisine vivant là depuis une dizaine d’années, il a promis à son père, resté à Damas, de ne rentrer qu’après être devenu un grand chef chawarma. Ce séjour lui permettra sans doute de découvrir les différentes manières de se réapproprier un plat. La sociologue et universitaire Malak Rouchdy souligne dans son étude « The Food Question in the Middle East »3 :

Tout ingrédient, tout plat, originaire d’un endroit précis, voyage et connaît plusieurs vies. En Égypte, très pauvre en herbes jusqu’au XIXe siècle, la nourriture a toujours été liée au commerce. De tous temps, les épices et les herbes aromatiques ont été ramenées d’Afrique ou du Levant. Et dès lors qu’il s’agit de faire du commerce, les plats ont été adaptés pour satisfaire les goûts. Avec les échanges et la globalisation, commencés avec la Route de la soie, des transferts ont eu lieu. Les Syriens, qui sont futés, vont ainsi modifier l’alimentation égyptienne, et façonner les saveurs comme ils l’ont déjà fait. C’est normal : nous n’avons pas en Égypte une cuisine complexe. Aujourd’hui, des gens très simples utilisent la mélasse de grenade pour revisiter les recettes traditionnelles, ce qui n’était pas du tout fréquent avant.

Et les peurs que cela provoque ? Pour elle : « Les voix qui s’élèvent pour sauver l’identité nationale reflètent un désir de se survaloriser, de se démarquer, de dire : après tout vous êtes chez nous ! Mais entre l’assimilation et la démarcation, il existe aussi de nombreuses nuances, des zones grises. »

1Ces chiffres sont tirés du rapport publié par le conseil des ministres sur le nombre de réfugiés, d’immigrés et de demandeurs d’asile, en janvier 2024. Ces quatre nationalités constituent environ 80 % des étrangers qui résident en Égypte.

2Mai Ali Hassan, « The Insertion of Syrian Refugees in the Egyptian Labor Market : with Special Focus on Food and Restaurants Sector », AUC Knowledge Fountain, The American University in Cairo, 2021. Sajeda Khattab, « Syrian Investments and the Insertion of Displaced Syrians in the Egyptian Labor Market », AUC Knowledge Fountain, American University in Cairo, 2024.

3Dans Cairo Papers in Social Science, vol.34, no.4, American University Press, 2017.

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