COP 28. Un modèle anachronique

De multiples débordements climatiques menacent le Yémen

Les Yéménites comptent parmi les premiers concernés par le dérèglement climatique. Les fragilités sont structurelles, liées en particulier à la faiblesse des ressources en eau. Elles découlent aussi d’un contexte marqué par un conflit armé qui s’éternise et retarde l’action climatique, pourtant impérative.

Des habitants d’un village pauvre à la périphérie de la ville portuaire de Hodeidah puisent de l’eau, alors que la région est confrontée à la sécheresse
Abdo Hyder/AFP

En 2023, les vents violents, les inondations et les sécheresses localisées ont, comme chaque année, frappé le Yémen, avec une fréquence et une intensité qui apparaissent toujours croissantes. Si à l’échelle locale quelques mesures signalent une prise de conscience des enjeux — ainsi en est-il dans l’est du pays où le cyclone Tej a fait moins de dégâts et de victimes que les précédents —, l’environnement demeure une source de grande vulnérabilité à tous les niveaux.

Les problèmes environnementaux du Yémen résultent à la fois de dynamiques globales et de pratiques locales. Certains de ces problèmes sont dus au réchauffement climatique auquel le pays a contribué de manière insignifiante, ses émissions de CO2 représentant 0,07 % du total mondial, quand le nombre de ses habitants n’atteint que 0,4 % de la population mondiale ; d’autres sont le fruit d’actions locales inadaptées et irrespectueuses des ressources.

Coupable négligence

Le pays subit les effets du dérèglement climatique bien avant que cette réalité ne devienne évidente pour les habitants du monde dit « développé ». À cet égard, il représente un exemple frappant de la situation qui prévaut dans de nombreux pays et en particulier chez ses voisins de la Corne de l’Afrique. Malgré l’urgence de la situation, les décideurs yéménites accordent trop peu d’attention aux problèmes environnementaux.

L’organisation de la COP 28 aux Émirats arabes unis, qui s’ingèrent depuis près d’une décennie dans les affaires du Yémen tant militairement que politiquement, n’y change sans doute pas grand-chose. La focalisation sur les questions propres au conflit fondé sur la rivalité entre élites a en tout cas conduit à négliger encore plus la nécessité de s’adapter à la donne climatique qui représente déjà un enjeu quotidien pour la population.

Les événements extrêmes tels que les cyclones sont plus fréquents : en 2015, deux ouragans ont frappé en l’espace d’une semaine, deux autres en 2018 et un autre, majeur, en octobre 2023. Les pluies diluviennes et les inondations ne compensent pas les sécheresses, car l’eau s’écoule trop violemment et trop rapidement pour être absorbée et reconstituer les aquifères. Elles détruisent les terrasses, emportent les berges des oueds et d’autres structures. Les vents intenses qui soufflent sur les terres frappées par la sécheresse emportent les couches arables cultivables et créent des tempêtes de sable et de poussière. Leur imprévisibilité affecte le calendrier agricole et leur fréquence accrue a exacerbé les crises de subsistance, empêchant les familles de faire des réserves de céréales et de fourrage.

Pénuries existentielles

Le doublement de la population au cours des deux dernières décennies a accru la demande intérieure en eau, en particulier dans les villes. Toutefois, là ne réside pas la raison principale pour laquelle la pénurie d’eau est le problème le plus fondamental du Yémen. En effet, les facteurs liés à l’activité humaine et au changement climatique se combinent pour constituer la menace la plus immédiate pour l’existence même du pays en tant que lieu habitable. Chaque année, les Yéménites utilisent un tiers de plus d’eau qu’il n’en est reconstitué (3,5 milliards de m³ contre 2,1 milliards de m³), ce qui épuise rapidement les aquifères fossiles (non renouvelables) qui se sont constitués au fil des millénaires. Étant donné qu’environ 90 % de l’eau est utilisée pour l’agriculture, l’expansion incontrôlée de l’irrigation par puits profonds au cours des dernières décennies est une évolution extrêmement préoccupante. Les principaux bénéficiaires à court terme de ce type d’irrigation sont les grands propriétaires terriens qui cultivent des produits exigeant beaucoup d’eau et destinés à l’exportation, comme les mangues, les grenades ou le raisin.

Ceux qui en subissent les conséquences sont les petits exploitants qui dépendent de puits peu profonds, et le reste de la population dont les besoins domestiques de base restent insatisfaits. Les migrations forcées ont déjà dépeuplé certains villages. Déjà avant la guerre, à Taïz, la zone urbaine la plus touchée où vivent plus de deux millions de personnes, les ménages raccordés au réseau municipal ne recevaient de l’eau qu’une fois tous les deux mois en moyenne. L’approvisionnement principal provenait de livraisons privées par camion, beaucoup plus coûteuses et peu fiables.

Réfugiés climatiques

Les migrations forcées dues à la pénurie d’eau ne se produisent pas du jour au lendemain, comme c’est le cas à la suite d’inondations ou de tremblements de terre. La pénurie d’eau implique un processus progressif : les pluies insuffisantes assèchent les puits, les gens vont chercher de l’eau à des sources de plus en plus éloignées, déménagent temporairement, reviennent lorsque les puits sont réapprovisionnés, déménagent à nouveau lorsqu’ils s’assèchent, et finissent par s’installer ailleurs.

L’installation de ces réfugiés climatiques dans des endroits mieux équipés accroît la pression sur les services (eau, assainissement, infrastructures, éducation, santé et emploi) et produit alors des tensions sociales. En fin de compte, les Yéménites pourraient être contraints de quitter certaines parties de leur pays, et se diriger très probablement vers l’Arabie saoudite, Oman et les Émirats arabes unis, plutôt que vers la Corne de l’Afrique, où la pression est déjà extrême.

L’élévation du niveau de la mer est un autre impact majeur du réchauffement climatique : depuis 1993, le niveau de la mer s’est élevé de 3 mm par an, mais on estime qu’il atteindra probablement 0,54 m au total d’ici 2100, ce qui mettrait en péril la plupart des zones côtières du Yémen et menacerait en particulier les villes de Hodeïda, Aden et Al-Moukkala, ainsi que toutes les communautés de pêcheurs et tous les villages situés le long de la côte. Non seulement les infrastructures et les conditions de vie de millions de résidents côtiers seront affectées, mais l’intrusion saline dans les aquifères voisins de l’arrière-pays affectera les utilisations domestiques et agricoles dans les plaines côtières.

En outre, l’environnement côtier du Yémen est rongé par l’érosion, la destruction des mangroves, la disparition des récifs coralliens et le lent processus d’élévation du niveau de la mer. Les navires rejettent des effluents pollués près des côtes, ce qui aggrave encore la situation. De nombreuses espèces marines ont été surexploitées, certaines d’entre elles étant proches de l’extinction, en raison de la pêche illégale pratiquée par de grandes flottes nationales et internationales et de l’absence d’application des réglementations nationales et internationales.

Une faune menacée d’extinction

Un autre exemple de l’impact combiné des problèmes liés à l’homme et au changement climatique est la grave réduction de la biodiversité du pays. Celle-ci a souffert de la déforestation pour le combustible et la construction, du surpâturage et de la désertification due aux vents et aux sécheresses. De nombreuses espèces indigènes ont été étouffées par des espèces envahissantes telles que le prosopis juliflora, initialement introduit délibérément pour lutter contre la désertification. Il est devenu un parasite qui obstrue les cours d’eau et étouffe d’autres plantes. Au-delà de l’effondrement de son habitat, la faune a été chassée presque jusqu’à l’extinction. Les prix élevés payés, parfois pour des raisons ornementales, pour les oryx, les bouquetins, les léopards et les guépards de grande valeur encouragent la chasse.

Dans tout le pays, la hausse des températures est un problème qui s’aggrave, intensifié par l’adoption de techniques de construction modernes dont l’isolation est faible, contrairement à la construction traditionnelle dans de nombreuses régions du Yémen où les beaux bâtiments en briques de terre fournissaient une excellente isolation contre les variations de température.

Parmi les problèmes imputables exclusivement à l’action des Yéménites, la question des déchets est l’une des plus prégnantes. Avec l’avènement des produits industriels modernes (pour la plupart importés), les déchets solides polluent la terre et l’air, qu’il s’agisse de plastiques, de boîtes de conserve ou d’autres produits non biodégradables. L’élimination inadéquate des déchets solides et liquides entraîne de graves risques sanitaires pour la population. Les sols et les eaux sont pollués par les sous-produits des hydrocarbures sur les sites d’extraction pétrolière, mais aussi par les déchets pétroliers et autres provenant de l’utilisation et de l’entretien des véhicules. La guerre a entraîné ses propres risques environnementaux avec des produits chimiques issus de munitions dispersées par les belligérants dans le sol, l’eau et l’air.

Mobilisations « par le bas »

Face à ces nombreux problèmes environnementaux, les autorités administratives ont adopté, au fil des années, des politiques environnementales parfois ambitieuses. Mais celles-ci souffrent généralement de ne pas être mises en œuvre. La guerre n’a fait que renforcer ce constat. En revanche, au niveau local, de nombreuses communautés et organisations de la société civile prennent activement des mesures et appellent à l’action de l’État et de la communauté internationale. La protection de l’environnement est devenue un slogan de mobilisation populaire, qui transcende parfois la fragmentation du paysage politique et religieux.

Par-delà ces mobilisations par le bas, une action immédiate est nécessaire pour faire face au risque existentiel pour les Yéménites. Tout d’abord, une gestion efficace de l’eau est essentielle. Cela signifie adopter des réglementations donnant la priorité aux besoins domestiques humains, et réduisant l’irrigation par puits profonds des cultures vouées à l’exportation. Des mesures préventives doivent également être prises pour protéger les villes côtières et les communautés de pêcheurs de l’élévation du niveau de la mer, parallèlement à l’introduction du dessalement dans ces régions. La pollution par le pétrole doit être contrôlée afin d’éviter l’empoisonnement des réserves d’eau potable et des sols agricoles. Ces mesures imposent de toute évidence l’implication des bailleurs internationaux.

Le principe d’une justice climatique est certes au cœur des discussions dans le cadre de la COP 28 de Dubaï, mais les attentes sont réduites. Les promesses passées de la communauté internationale n’ont pas été satisfaites. Le 23 septembre 2023, l’ancien premier ministre britannique Gordon Brown a raisonnablement expliqué dans une tribune pour The Guardian qu’ « une taxe mondiale de 25 milliards de dollars [23 milliards d’euros] sur les bénéfices pétroliers et gaziers, payée par les États pétroliers les plus riches, ne représenterait que 3 % des recettes d’exportation de ces grands producteurs », et que, l’année dernière, l’industrie des hydrocarbures « a engrangé environ 4 000 milliards de dollars [3 712 milliards d’euros] au niveau mondial, [ce qui représente] l’une des plus grandes redistributions de richesses des pauvres du monde vers les États pétroliers les plus riches ».

Aujourd’hui, les Yéménites, comme tous les citoyens du monde, peuvent espérer que cette proposition sera adoptée et qu’ils recevront le soutien dont ils ont besoin pour réduire leurs souffrances. Mais un tel espoir peut-il être autrement que douché lors d’une COP organisée dans un grand pays exportateur d’hydrocarbures et présidée par le directeur de sa compagnie pétrolière nationale ?

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