Gauches arabes. Mémoires vivaces, empreinte persistante

Égypte. L’énigme des défaites de la gauche

Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l’émergence d’un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d’autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu’une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

Le Caire, place Tahrir, 29 janvier 2011
Hossam El-Amalawy,« #Jan25 Revolution »/Flickr

La rue égyptienne, c’est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n’a jamais dépassé les limites d’une révolution radicale à l’intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu’il n’y a pas encore d’organisation représentant la rue et capable d’apporter un changement dans la société en changeant l’autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu’elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d’autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s’engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n’est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l’éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l’évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d’influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s’est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d’organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l’espoir d’une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n’était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d’Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s’est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l’action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d’autres termes, la promesse d’une politique de gauche était dans l’air. C’est du moins ce qu’il semblait.

En moins d’un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l’identité religieuse de l’État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu’il s’agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d’autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l’expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d’identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n’est en aucun cas unique. La mise à l’écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d’identité dans la politique nationale fait partie d’une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d’identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l’obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S’appuyant sur l’expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu’au rôle de l’immigration, de la diversité culturelle et de l’intégration régionale dans l’alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l’échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l’Égypte vers « plus d’identité, moins de classe » en revanche est qu’il n’est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s’étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l’infini sur les faux pas des forces de gauche dans l’Égypte d’après 2011 : manque d’organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l’éviction de Moubarak, soutien au coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d’autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l’histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d’actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l’histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l’Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n’a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l’ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L’héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l’équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d’Anouar El-Sadate à l’égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l’égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l’évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l’État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l’Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j’appelle des « politiques d’incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l’ouverture de l’espace politique aux courants islamistes dans le but d’écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d’être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l’attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d’une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l’explique l’historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c’est cette génération d’étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu’organisation politique était loin d’être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l’État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d’autres groupes politiques d’opposition qui sont restés largement dépendants de l’État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l’a maintenue dans la dépendance de l’État et rendue vulnérable à la manipulation et à l’intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l’expérience des courants islamistes, l’énergie de ce mouvement de gauche n’a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l’absence d’une force politique de gauche crédible et organisée, capable d’unifier l’opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l’idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l’expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s’étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l’organisation de l’avant-garde, bras politique de l’Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu’il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s’autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu’au début de l’ère de l’infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l’administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l’État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo’)6, étaient soumis à la répression de l’État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l’autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l’égard de l’État et l’a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l’ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s’allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l’identité de l’État, souvent aux côtés de l’establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l’État. En d’autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l’identité religieuse de l’État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l’histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d’un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d’émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d’une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu’ils s’autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l’appareil d’État. C’est ainsi qu’il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n’a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l’infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l’expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l’incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s’agit en aucun cas d’un déterminisme structurel ou d’une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C’est ce contexte historique qui nous permet d’éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu’à travers une action politique contestataire. L’autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d’ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat’s Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l’ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l’économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo’ ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s’agit d’un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l’Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

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