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France. Les études sur le Maghreb, parent pauvre de la recherche

Le livre blanc Les études maghrébines en France rédigé par Choukri Hmed et Antoine Perrier dresse un panorama de la recherche française sur le Maghreb tout autant inédit qu’érudit. Alors que la région est entrée dans une nouvelle phase historique, cet état des lieux montre les limites d’une recherche et d’un enseignement en manque de moyens, qui restent tributaires d’un prisme francocentré. Les deux auteurs présentent pour Orient XXI les résultats de leurs travaux.

Un atelier de formation audiovisuel pour les chercheurs et chercheuses au centre Jacques Berque, à Rabat

Depuis les années 1990, les études françaises en sciences sociales sur le Maghreb sont confrontées à un double défi : refonder des disciplines anciennes issues de la décolonisation et renouer avec un terrain de moins en moins francophone, marqué par des difficultés croissantes d’accessibilité. Au moment où se referme la conjoncture dynamique ouverte par les révolutions arabes de 2010-2011, il est urgent de proposer un bilan scientifiquement fondé de soixante ans d’études en France, aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche. De cet état des lieux découlent des recommandations adressées aux pouvoirs publics, afin de compenser une déconnexion croissante entre recherche française et terrains maghrébins. Le Groupement d’intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et Mondes musulmans du CNRS a ainsi lancé en 2022 une enquête quantitative auprès de 450 enseignantes et chercheurses — aussi bien titulaires que doctorants et doctorantes — travaillant en France sur le Maghreb. Fruit de cette enquête et d’une concertation de plusieurs mois avec la communauté scientifique, le livre blanc Les études magrébines en France propose une réflexion qui se veut poussée et nuancée sur l’état des études et des enseignements sur la région. Paru en juin 2023, l’ouvrage est en accès libre [sur le site du GIS Moyen-Orient et Mondes musulmans.

Une perte de vitesse au profit du Proche-Orient

Avec un taux de réponse supérieur à 66 %, le livre blanc révèle — et c’est le premier résultat de l’enquête — l’existence d’une communauté scientifique nombreuse, dans tous les domaines des sciences humaines et sociales. Celle-ci est l’héritière d’une longue tradition : celle de l’érudition coloniale, développée au Maroc, en Algérie et en Tunisie, alors sous domination française, héritage profondément transformé par une génération de savants marquée par les combats contre la colonisation et la coopération technique des années 1960 et 1970. À l’ombre de figures tutélaires comme Jacques Berque, Germaine Tillion, Pierre Bourdieu ou encore Fanny Colonna, cette génération développe une recherche essentiellement francophone, encore appropriée dans un Maghreb imprégné par la langue de l’ancienne puissance coloniale.

Cette indéniable richesse se heurte, dans les années 1990, à un contexte défavorable. La guerre civile en Algérie et l’autoritarisme grandissant des régimes marocain et tunisien éloignent les chercheurs du terrain. La relève n’est guère assurée du côté des universités maghrébines qui connaissent, à partir des années 2000, une crise sévère. La jeunesse française arabisante, très diplômée, se détourne d’un Maghreb jugé trop étroit, au profit du seul Proche-Orient.

À partir de 2011, les « printemps arabes » rendent à la Tunisie et aux autres pays de la région un rôle moteur, mais l’attraction qu’ils suscitent est fragile et vite dissipée. Dans leur sillage, de nouvelles recherches fondées sur des enquêtes de terrain menées dans les langues du Maghreb ont pourtant offert l’espoir d’un renouveau, comblant à peine le retard pris sur les études nord-américaines, néerlandaises ou allemandes qui ont investi plus précocement dans la formation philologique.

En 2023, les études françaises sur le Maghreb sont le produit de cette histoire. Elles rencontrent trois paradoxes. Premièrement, la densité du champ académique sur la région, né d’une proximité perpétuée avec les sociétés maghrébines depuis les années 1960, est à la mesure de sa dispersion : il n’existe aucune structure propre, ni laboratoire, ni institut ou société savante, qui rassemble les spécialistes du Maghreb. Deuxièmement, les liens tissés avec ces sociétés, revivifiés par la présence des étudiantes issus de l’immigration, entraînent une forte demande de savoir dans les universités françaises. Pourtant, seul le Proche-Orient continue de jouir d’une légitimité scientifique suffisante aux yeux des chercheurs, des chercheuses et des étudiantes, et bénéficie à ce titre de créations de postes d’enseignants-chercheurs, de bourses de recherche de terrain ou de moyens pour ses instituts français de recherche à l’étranger. Enfin, alors que les universitaires du Maghreb enseignent, étudient et publient essentiellement en arabe, la recherche française est restée massivement francophone.

Un prisme francophone

Le livre blanc ne dépeint pas seulement un tableau aux couleurs sombres : le nombre de chercheurses et d’enseignantes-chercheurses spécialistes de la région reste important. Ces derniers sont relativement bien répartis dans le pays — en dépit d’une bipolarité, assez classique, entre Paris et Aix-en-Provence. Ils sont parfaitement inscrits dans les différents environnements de la recherche dotée de financements.

Le nombre impressionnant de thèses soutenues (près de 800 ces dix dernières années, toutes sciences humaines et sociales confondues) masque toutefois une approche assez étroite et largement francocentrée. Le Maghreb est étudié principalement dans ses relations avec la France, ou bien à partir de sujets qui ne réclament pas la maîtrise d’une langue de la région, arabe ou amazighe, comme l’histoire coloniale, la littérature francophone ou la sociologie des élites politiques. Dans l’esprit de nombreux collègues, le Maghreb est encore une sorte de prolongement de la France : son étude ne nécessite pas d’apprentissage linguistique ni de formation spécifique en sociologie ou en histoire. Alors qu’on imagine mal un Maghrébin étudier la littérature ou le régime politique français sans maîtriser la langue de Molière, l’inverse est encore possible.

Ce prisme francophone est d’abord le produit d’une offre insuffisante en matière d’enseignements. On le savait déjà, mais cette étude met en lumière un fait à peine croyable : il est aujourd’hui impossible à un étudiant de se former à la fois en langue arabe (ou berbère) et en sciences sociales en France, faute de double licence et de master spécialisé sur la région. Il doit pour cela jongler entre plusieurs diplômes non coordonnés, et sacrifier le plus souvent la maîtrise linguistique à une meilleure connaissance des sciences sociales, et le passage de concours exigeants comme l’agrégation, quand ce n’est pas l’inverse.

Tous les stages annuels proposés aux arabisants, à l’exception des agrégatifs d’arabe, sont situés au Proche-Orient et non au Maghreb. Les mobilités sortantes sont rares, en raison des faibles moyens alloués aux Unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger (Umifre, financées par le CNRS et le ministère français des affaires étrangères) de Rabat (le Centre Jacques Berque) et de Tunis (l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, IRMC), qui ne disposent pas du même volant généreux de bourses que les écoles françaises à Madrid, Rome ou Le Caire.

Une déconnexion intellectuelle

Les mobilités entrantes, quant à elles, sont de plus en plus entravées par la politique française des visas, particulièrement restrictive depuis quelques années. Celle-ci empêche désormais non plus seulement les étudiantes, mais également les universitaires de se rendre dans l’Hexagone.

Dans l’ensemble, la recherche française ne doit sa connaissance des terrains qu’à des réseaux de personnes, denses et anciens, devenus de plus en plus obsolètes. Il n’existe pas, aujourd’hui, de cadre de partenariat efficace au long cours. Les transformations de la recherche européenne autour de projets collectifs qui concentrent ponctuellement des moyens astronomiques inversement proportionnels aux budgets récurrents de l’enseignement supérieur et de la recherche ne favorisent guère l’établissement ni le maintien d’échanges académiques de longue durée. Cette carence favorise une déconnexion désormais intellectuelle : les travaux en sciences sociales au Maghreb sont rédigés la plupart du temps en arabe, mais ne sont pas lus par des chercheurs et des chercheuses français trop rarement arabisantes. L’inverse est aussi vrai : les livres en anglais et en français, souvent inaccessibles ou trop chers, sont de moins en moins consultés par les chercheurs et chercheuses maghrébines dont la maîtrise des langues étrangères diminue.

Cette déconnexion intellectuelle se traduit en France par des béances thématiques complètes. L’histoire coloniale — surtout algérienne — et l’histoire médiévale, bien représentées, laissent peu de place aux autres périodes, comme l’époque moderne (XVIe-XIXe siècles) ou le second XXe siècle, après les indépendances, dévolues à une poignée de chercheurses à peine. L’économie politique, la sociologie de l’État et des administrations, celle des classes populaires, la littérature arabophone ou l’anthropologie religieuse ne sont quasiment pas étudiées et laissent dans l’ombre des pans entiers des sociétés maghrébines, contribuant à une forme de « fabrication de l’ignorance ». En dépit d’une forte demande de la part des étudiantes, les capacités d’encadrement pour remédier à cette situation restent minces et largement concentrées à Paris.

Renouer les liens

Ce dernier constat impose une première urgence : la création de postes d’enseignants-chercheurs compensant les lacunes thématiques, en conditionnant le futur recrutement à la maîtrise des langues, de la bibliographie ou des sources du Maghreb, ce qui favorisera de fait les universités disposant de robustes départements d’arabe ou de berbère (Paris-Sorbonne, Paris 1, Aix-Marseille Université, Lyon 2…). Le renouvellement des études maghrébines ne pourra se faire qu’à ce prix.

L’autre mesure urgente, applicable immédiatement, est une action ciblée et efficace sur la formation initiale. Pour réconcilier des cursus pensés comme opposés, il faut proposer une année de formation linguistique en langue arabe ou berbère entre la licence et le master, avec la mise en place de stages annuels à Rabat ou à Tunis, actuellement inexistants. Durant la thèse de doctorat, des écoles thématiques initiant les jeunes chercheurs et chercheuses à l’épistémologie maghrébine, y compris en langue arabe, permettront de combler les fossés intellectuels actuels.

Un dispositif de bourses pour ces stages linguistiques et les séjours de recherche au Maghreb pour les étudiants de master va dans la même direction : donner aux Umifre de Rabat et de Tunis les moyens de développer une recherche de terrain. À terme, ces premières actions doivent accompagner la création d’un double diplôme en sciences humaines et sociales et en langues maghrébines dans une université française ainsi que des formations en partenariat avec les universités maghrébines, beaucoup trop rares, alors que c’est la règle dans les autres spécialités de ces domaines.

Enfin, l’horizon du renouvellement des études maghrébines ne saurait être unilatéral : il ne suffit pas d’envoyer des chercheurs et des étudiants français dans les universités algériennes, tunisiennes ou marocaines pour faire connaître les sciences humaines pratiquées en France. Il faut encore accueillir des professeures et des doctorantes maghrébines en France, pour accompagner leur recherche, les faire participer à des colloques ou siéger à des jurys de soutenance. Ce multilatéralisme est la condition sine qua non d’un rapport franco-maghrébin refondé dans de nouveaux termes, plus de soixante ans après les indépendances. Il est aujourd’hui largement entravé par une politique des visas trop restrictive et une politique académique peu ambitieuse. Les acteurs de la recherche française sur le Maghreb partagent pourtant la conviction que les sciences humaines et sociales demeurent un terrain d’entente et de coopération possible entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée.

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