Cinéma

« Gaza mon amour ». Une romance silencieuse sous le regard d’Apollon

Alors que Gaza panse encore les plaies de l’attaque israélienne de mai 2021, les frères Arab et Tarzan Nasser transforment la tragédie en comédie romantique. Leur dernier film, sorti en salle en France le 6 octobre 2021 raconte l’histoire d’amour de deux quinquagénaires, rythmée par la découverte d’une statue antique d’Apollon.

© Dulac Distribution

Gaza mon amour, réalisé entre la Jordanie et le Portugal, est inspiré de faits réels, qui ont donné lieu à un documentaire1. En août 2013, à Gaza, un pêcheur du nom de Jawdat Gharab a remonté dans ses filets une statue de plus de 450 kg du dieu grec Apollon, datant du Ve siècle av. J.-C. Beaucoup de rumeurs et d’anecdotes circulent alors à Gaza autour de cette découverte, certaines étant véridiques bien qu’elles n’aient pas été reprises dans le film. Ainsi, lorsqu’elle a vu le dieu nu comme un ver, la mère du pêcheur lui aurait demandé : « Recouvre-le, mon fils ! » De même, ce dernier avait découpé un doigt de la statue pour le vendre, pensant qu’il était fabriqué en or. Finalement, le gouvernement du Hamas a mis la main sur cette pièce archéologique et on n’en a plus jamais entendu parler.

Se contentant de suggérer sans jamais nommer les choses directement, ce long métrage décrit la situation économique et sociale à Gaza, ainsi que les conséquences des guerres successives à travers l’histoire du pêcheur Issa. Ce dernier vit chichement de la vente des quelques poissons qu’il peine à pêcher. C’est un célibataire endurci de plus de cinquante ans, une situation pas très commune dans une société aussi conservatrice que la société gazaouie. Ses sœurs tentent vainement de lui trouver une épouse parmi les fidèles qui vont prier dans la mosquée du quartier. Issa est un homme issu de la gauche traditionnelle, qui fait la cuisine en écoutant de la musique et ne comprend pas la mentalité religieuse des agents de la police. Ces derniers passent leur temps à parler de la statue et de son sexe, que le pêcheur a cassé en essayant de le cacher à la vue du voisinage. La situation ne durera pas, car très vite Issa est arrêté et la statue — et son sexe — sont saisis.

Aimer à contre-courant

GAZA MON AMOUR de Tarzan et Arab Nasser - Bande-annonce - YouTube

Au milieu de tout ce remue-ménage fait d’enquêtes laborieuses et de clins d’œil religieux qui échappent à la naïveté du pêcheur attristé par le départ à l’étranger de son meilleur ami, une brise d’amour innocente souffle sur la vie d’Issa et de sa voisine, la couturière Siham. Cette veuve vit seule avec sa fille divorcée, ce qui fait d’elles le sujet préféré des ragots du voisinage. Car le respect de la vie privée est quasi inexistant au camp de réfugiés d’Al-Chati qui se trouve face à la Méditerranée, et les jugements moraux pèsent sur les femmes, souvent émis par leurs congénères.

La sœur d’Issa refuse l’idée même que son frère puisse penser à Siham. Comment lui avouer sa flamme, dans un environnement où exprimer son amour relève presque de l’immoralité ? Le pêcheur ne se décourage pourtant pas, mais ses tentatives sont à chaque fois mises à mal par un événement extérieur.

Les réactions du personnage principal face à ce qui lui arrive varient entre l’humour, l’insouciance et la peur, comme n’importe quel homme de gauche qui se retrouve à vivre au milieu d’islamistes, bien que le film ne s’attarde pas trop sur cet aspect idéologique, mais davantage sur les contradictions sociales. Son sujet principal demeure surtout cette histoire d’amour entre deux quinquagénaires dans une ville où il leur est si difficile de parler. Un tableau réaliste, car le personnage de la veuve qu’incarne Hiam Abbass rappelle beaucoup de femmes gazaouies qui se cloîtrent dans le silence. De même pour le personnage du pêcheur superbement joué par l’acteur Salim Daw : un homme qui hésite toujours avant de parler, depuis que cette statue a fait de lui le centre de l’attention générale, alors qu’il avait vécu pendant si longtemps à la marge d’une société dont on ne se souvient qu’à chaque nouveau bombardement.

Un imaginaire phallique

Gaza mon amour est sans nul doute un film romantique, mais le romantisme dans la bande de Gaza finit toujours par devenir une comédie noire, qui prend presque des accents de tragédie avec l’apparition du dieu grec. À travers cette œuvre, les jumeaux Arab et Tarzan Nasser donnent à voir un visage différent de Gaza : non pas celui de la mort, de la guerre et des bombardements, mais celui porté par le symbole du sexe d’Apollon2, celui d’une vie érotique cachée entre les murs fissurés des maisons, que la mer vient révéler comme une statue qui sort de l’eau.

Ici, on ne voit pas la guerre, mais on entend en arrière-fond le bruit continu des drones. On voit les habitants fêter les missiles (à la forme phallique) dans cette ville où la masculinité est débordante, mais on ne voit pas la résistance. On entend Ismaïl Haniyeh discourir à la télévision, mais on ne voit pas le Hamas. Le film se contente en effet de décrire de manière indirecte le contrôle que l’organisation exerce sur la vie quotidienne à Gaza, sans jamais tomber dans la critique séculière.

C’est là toute la subtilité de ce film qui a su capter les petits détails de la vie à Gaza et les transmettre même aux non-Gazaouis, réussissant ainsi à donner à voir ce territoire sans parler des deux éléments qui le caractérisent le plus à l’international : le Hamas et la guerre. Interrogé sur ce point, Tarzan Nasser a répondu à Orient XXI : « À aucun moment dans le film on ne dit qu’il s’agit de Hamas, de la résistance ou de l’occupation. Nous avons donné à voir une histoire qui pourrait se dérouler n’importe où, mais en arrière-fond, il y a bien la spécificité de Gaza et toute cette souffrance qui transparaît à travers certains détails ».

C’est le cas par exemple lorsque le fonctionnaire du ministère du « Hamas » s’oppose à ce que l’archéologue qui travaille pour l’organisation qualifie Apollon de « dieu ». Dans une autre scène, un agent de police s’adresse à Issa en lui disant : « J’avais des doutes sur toi dès le début », en référence au goût du pêcheur pour la solitude.

« Une ville comme les autres »

Gaza est finalement le personnage principal des deux films des frères Arab et Tarzan Nasser, qui tentent à chaque fois de la déconstruire pour mieux la comprendre. Mais leur approche de la ville a été différente cette fois : Gaza est une ville comme les autres, dont les spécificités habitent les trébuchements de l’histoire d’amour entre ces deux quinquagénaires, ou la nudité scandaleuse du dieu Apollon. Ce n’est plus un sujet exotique, comme l’explique Arab Nasser à Orient XXI : « Nous avons mûri. Gaza que nous portons en nous est différente de celle que nous avons laissée quand nous sommes partis en France, au moment où l’on tournait notre film Dégradé. À l’époque, la chaleur de la ville était encore vivace en nous, et nous avons voulu faire un film à l’image de cette chaleur. Mais aujourd’hui, cette Gaza-là est partie. C’est désormais une ville comme les autres ».

Les deux jumeaux assurent qu’ils ne s’attendaient pas à une critique aussi positive en France. La raison de ce succès selon eux ? Ils ont compris que cette fois, ils n’avaient pas besoin de prouver que les Gazaouis étaient des personnes comme les autres, ni de venir prolonger la liste des films qui traitent de leur souffrance. Pour eux, la question n’est pas politique, mais romantique, et le seul message qu’ils souhaitent transmettre est celui du plaisir que ressent le spectateur en regardant un bon film.

Où est Apollon ?

Durant les séances de projection du film qui ont eu lieu en France en présence des réalisateurs, les producteurs ont disposé à l’entrée des salles une copie de la statue d’Apollon que les frères Nasser ont prise en photo avant de partager le cliché sur les réseaux sociaux. Résultat : plusieurs sites à Gaza ont publié la photo en affirmant que la statue disparue d’Apollon se trouvait désormais en France, et le hashtag « Où est Apollon ? » s’est propagé sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que l’infox soit démentie. Mais la question demeure : qu’est-il donc arrivé à cette statue qui a complètement disparu après l’offensive de 2014 sur Gaza, sans qu’aucun responsable du gouvernement ou du mouvement du Hamas ne daigne fournir une explication ? Peut-être que le dieu grec a été sauvé par le Hamas. Ou peut-être a-t-il été « tué » par un bombardement israélien, et qu’il n’en reste que le doigt que Jawdat Gharab avait coupé pour pouvoir le vendre.

1Nicolas Wadimoff, L’Apollon de Gaza.

2NDLR. Apollon est, dans la mythologie grecque, le dieu de la musique, du chant et de la beauté masculine.

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