Géopolitique

Afghanistan, Ukraine, football. Le Qatar au centre du jeu

L’évacuation de l’Afghanistan, la guerre en Ukraine et des réponses partielles aux revendications des travailleurs migrants ont remis l’émirat du Golfe au centre du jeu. Il se prépare à la Coupe du monde de football, du 21 novembre au 18 décembre 2022. Et se rapproche de l’Europe, qui lorgne vers son gaz naturel pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie.

Des ouvriers réparent un trottoir à Doha, 21 mai 2022
Karim Jaafar/AFP

Depuis une décennie, une partie de l’attention au sujet du Qatar s’est portée sur le droit du travail dans cet État du Golfe, depuis qu’en 2010 il s’est vu attribuer par la Fédération internationale de football (FIFA) l’organisation de la Coupe du monde 2022. Le Qatar reste la cible des critiques des groupes de défense des droits humains, malgré la mise en œuvre de réformes profondes de son système de kafala, (le « parrainage » de la main-d’œuvre étrangère), qui a longtemps mis les travailleurs à la merci de leurs employeurs.

Les critiques ciblent la faible mise en œuvre des réformes par le Qatar, son système judiciaire problématique, son processus décisionnel centralisé et vertical, et sa mauvaise gestion des affaires liées à la Coupe du monde et au sport. Ainsi, le journal britannique The Guardian, en pointe dans la couverture critique de la Coupe du monde au Qatar rapporte que les travailleurs migrants qui constituent la majorité de la population ont collectivement payé des milliards de dollars en « frais d’embauche » illégaux au cours de la dernière décennie. Dans le cadre de ses réformes, le Qatar a interdit d’imposer ces frais d’embauche aux travailleurs migrants.

Remboursements des « frais d’embauche »

Le Qatar a ouvert des centres de recrutement dans huit pays fournisseurs de main-d’œuvre, afin de garantir que le recrutement respecte les normes éthiques conformes aux recommandations formulées dans une étude de la Qatar Foundation. Ces centres ont permis de réduire le risque de modification unilatérale des conditions d’emploi figurant dans les contrats des travailleurs, mais n’ont pas été en mesure de contrôler les frais d’embauche. Pour compenser cette inefficacité, le Supreme Committee for Delivery and Legacy, l’organisateur qatari de la Coupe du monde, a obligé les entreprises avec lesquelles il passe des contrats à rembourser les frais sans que les travailleurs aient à fournir de preuve de paiement. À ce jour, les entreprises se sont engagées à rembourser environ 28,5 millions de dollars américains (26,51 millions d’euros) à quelque 49 000 travailleurs, dont 22 millions (20,47 millions d’euros) ont déjà été versés.

Il s’agit d’une mesure que le gouvernement pourrait assez facilement appliquer à l’échelle nationale, un moyen de démontrer sa sincérité et, plus fondamentalement, de contrer les critiques. De même, pour répondre aux plaintes soulevées par les groupes de défense des droits humains et autres, le gouvernement pourrait également proposer d’indemniser les familles des travailleurs décédés sur les chantiers de construction. Aucune de ces mesures n’entamerait les budgets qataris, mais elles apporteraient à l’État du Golfe un énorme bénéfice en termes de bienveillance de la part de la communauté internationale.

« Les travailleurs migrants blessés ou les familles de ceux qui sont morts pendant la préparation de la Coupe du monde devraient être pris en charge », a déclaré Lise Klaveness, la présidente nouvellement élue de la Fédération norvégienne de football, lors du congrès de la FIFA qui s’est tenu fin mars à Doha. Le discours vibrant de Klaveness a suscité une réponse enflammée du secrétaire général du Comité suprême, Hassan Al-Thawadi. « Nous ne cherchons pas une quelconque validation. Les résultats sont déjà là, au moment où je vous parle. Nous avons montré au monde entier ce que peut engendrer l’organisation d’un championnat », a-t-il déclaré.

Cinq ans de prison pour avoir refusé de mentir

Néanmoins, le Qatar ne s’est pas rendu service à lui-même dans l’affaire Abdullah Ibhais, un Jordano-Palestinien membre de l’équipe de communication du Comité suprême. Ibhais a refusé de diffuser de fausses informations sur la grève des travailleurs migrants, dont certains étaient affectés à des projets liés à la Coupe du monde. Les travailleurs étaient en grève parce que leurs salaires n’avaient pas été payés. Il a ensuite été accusé d’avoir divulgué des secrets d’État et d’avoir attribué un marché de médias sociaux à un soumissionnaire turc en échange de la citoyenneté turque. Il affirme avoir été contraint de signer des aveux et s’être vu refuser l’accès à un avocat.

Ibhais a été condamné à cinq ans de prison sur la base de preuves qui, selon Human Rights Watch, étaient « vagues, circonstancielles et, dans certains cas, contradictoires ». Une cour d’appel a toutefois réduit sa peine à trois ans. Le Comité suprême a insisté sur le fait que les allégations contre Abdullah Ibhais étaient « fondées ». Le comité a affirmé que l’affirmation selon laquelle les accusations constituent une vengeance pour avoir « soulevé des questions relatives au bien-être des travailleurs est absolument fausse ».

Un rôle clé sur l’Afghanistan

Contrairement à ces problèmes récurrents liés aux droits humains qui ont assombri la préparation de la Coupe du monde qatarie, le Qatar a bénéficié d’un capital de sympathie pendant les trois ans et demi du boycott diplomatique et économique mené contre lui par les Émirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite pour le soumettre à leur volonté. Perçu comme un outsider en butte à des exigences qui l’auraient de facto privé de son indépendance, le Qatar a été félicité pour sa résilience et sa fermeté, qui ont finalement obligé les EAU et l’Arabie saoudite à mettre fin au boycott en janvier 2021.

Depuis lors, il a été récompensé pour le rôle clé qu’il a joué en aidant les États-Unis dans leur retrait raté d’Afghanistan, les États-Unis lui accordant le titre d’« allié majeur non membre de l’OTAN ». Le Qatar est le seul État du Golfe à bénéficier de ce statut, qui le place au rang des alliés les plus proches des États-Unis aux côtés de l’Australie et du Japon, et ouvre la porte à davantage d’exercices militaires conjoints et à d’éventuelles ventes d’armes.

Ce processus revêt une importance accrue à un moment où les États du Golfe s’inquiètent des efforts déployés par les États-Unis pour remanier et réduire leurs engagements en matière de sécurité dans la région et pour conclure un accord avec l’Iran en vue de relancer l’accord nucléaire de 2015 qui limitait le programme nucléaire de la République islamique. L’accord lèverait de nombreuses sanctions américaines contre l’Iran et le ramènerait dans le giron international sans aborder le programme de missiles balistiques de l’Iran ni son soutien aux milices au Liban, en Irak et au Yémen — des questions qui préoccupent beaucoup l’Arabie saoudite, les EAU et Israël.

À l’écoute des Européens sur le gaz

Entre-temps, le Qatar a gagné des points dans la crise ukrainienne en gardant ses lignes ouvertes à Moscou et en s’abstenant d’adopter les sanctions américaines et européennes contre la Russie. Contrairement à l’Arabie saoudite et aux EAU qui ont refusé les demandes américaines d’augmentation de la production de pétrole pour empêcher les prix de s’emballer, il a entamé des discussions avec l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Italie sur des approvisionnements à long terme en gaz naturel liquéfié qui aideraient l’Europe à réduire sa dépendance vis-à-vis de l’énergie russe.

« Pour les États-Unis, il ne s’agit plus que du Qatar et de l’amitié avec le Qatar. Qu’en est-il de vos alliés qui sont à vos côtés depuis des années ? », s’est plaint un responsable saoudien, visiblement contrarié que Doha réussisse là où le royaume a échoué. « Les Qataris sont dans une position unique en tant qu’acteurs jouissant de la confiance d’un éventail d’acteurs presque sans équivalent, de la Maison Blanche aux talibans en passant par l’Iran et les consommateurs de gaz européens », estime Adel Hamaizia, spécialiste du Proche-Orient.

Dans l’ensemble, à bien des égards, le Qatar a déjà fait valoir ses atouts. Néanmoins, les groupes de défense des droits humains considéreront la dernière ligne droite avant la Coupe du monde prévue à la fin de l’année comme l’occasion d’accroître leur pression pour qu’il réponde à leurs préoccupations. C’est aussi l’occasion pour cet État du Golfe de se montrer sous son meilleur jour en ce qui concerne les questions relatives à l’emploi qu’il reconnaît déjà et pour la résolution desquelles il a progressé.

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