Reportage

Au Sinaï, la grande défiguration du monastère de Sainte-Catherine

L’Égypte a lancé en 2020 un megaprojet de développement immobilier dans le pourtour du célèbre monastère du mont Sinaï. Maisons détruites, surenchère sécuritaire, emprise coloniale face aux tribus bédouines : le régime militaire est à la manœuvre sur le front du business. Carnet de voyage.

Le monastère de Sainte-Catherine
Petr Hejna/Wikimedia Commons

Cette année, je suis arrivé en pleine nuit. Je n’ai pas reconnu la route : partout des tranchées, au cheminement incompréhensible. Juste en face se dessinent les silhouettes d’immenses terre-pleins. On entend le son d’un bulldozer en action. Il n’y a personne au camp bédouin, alors qu’habituellement on veille tard, près du feu, à fumer du kif et mâcher de l’opium, racontant des histoires. Je me suis calé dans un coin sous les étoiles, attendant le lendemain pour évaluer l’ampleur des dégâts.

La fièvre du béton s’attaque à la montagne

L’appellation « Sainte Catherine » désigne à la fois le monastère grec orthodoxe situé au pied du mont Sinaï (ou mont Moussa en arabe), où Moïse est censé avoir reçu les Tables de la loi, et le bourg qui s’est développé un peu plus loin, au fond d’une vallée entourée de hautes montagnes. Celui-ci regroupe plusieurs villages bédouins autour d’un petit centre-ville où sont installés quelques échoppes, un hôpital, une école, un lycée.

Je suis venu ici pour la première fois en 2005, et, au cours des années suivantes, régulièrement, j’y faisais une halte sur la route entre Le Caire et la Palestine. Sainte-Catherine était un havre bédouin qui a échappé au développement tourné vers le tourisme de masse de la côte sud du Sinaï. Les montagnes alentour, d’une couleur ocre tirant sur le rouge quand elles sont exposées au soleil, sont les plus hautes d’Égypte.

Le tourisme à Sainte-Catherine se concentre autour du monastère, qui accueille de nombreux cars de visiteurs. Après avoir contemplé le Buisson ardent1 censé être situé dans son enceinte, certains entament ensuite l’ascension de la montagne sacrée qui, les jours fastes, ressemble à une autoroute pour pèlerins. Mais la plupart des visiteurs ne sortent pas de ce chemin bien balisé. Ils restent rarement plus d’une journée, avant de retourner à Charm el-Cheikh ou Dahab, sur la côte sud du Sinaï.

Le tourisme n’a donc pas mangé le paysage ni la vie sociale de Sainte-Catherine. Des années durant, cette région a offert à ceux qui demeuraient en dehors de la zone « spéciale » du monastère la possibilité d’une déambulation libre parmi la montagne et ses habitants, une liberté de rencontre et de parole rares en Égypte. Le monde marchand y était peu développé. On logeait pour presque rien, parfois sous les étoiles.

Dans les vallées étroites, comme arrachés à la roche, des jardins fruitiers parsèment la montagne. On y accède à pied, ou à dos de dromadaire — la tribu des Jabaliya, dont c’est le territoire, est réputée être la seule à pratiquer l’agriculture, du fait, dit-on, de la cohabitation avec les moines chrétiens. Le bourg est situé à 1 500 mètres d’altitude au fond d’une vallée en cul-de-sac, et il ressemble à un village frontière sorti d’un western : quelques échoppes, cantines, bazars, cafés. Chèvres, chiens, dromadaires y déambulent.

Mais cette carte postale est en voie de jaunissement accéléré : le gouvernement égyptien a lancé « la Grande Transfiguration » de Sainte-Catherine. C’est ainsi qu’a été baptisé le plan de développement2 qui projette la construction d’hôtels, de chalets, de routes, de bazars à touristes, d’un aéroport international. Clientèle visée : des touristes aux poches emplies de devises. Le projet a été annoncé en juillet 2020, en pleine pandémie, et la fièvre du béton s’est abattue quelques mois plus tard sur Sainte-Catherine.

Une dynamique coloniale à l’œuvre

« Ils arrivent, ils ne préviennent pas, on a à peine le temps de partir qu’ils ont tout détruit. Les maisons qu’ils détruisent, ils disent qu’ils vont payer. Mais très peu, et pour l’instant ils ne donnent rien. » Quelques jours durant, j’ai eu des conversations éparses avec des habitants bédouins de Sainte-Catherine — leurs propos seront restitués de manière anonyme. Les Bédouins ne se définissent pas eux-mêmes comme Égyptiens, et l’État ici s’inscrit dans un rapport de domination coloniale, qui inclut la reconnaissance d’une forme de pouvoir autochtone. La justice tribale demeure ; les trafics sont, selon les périodes, plus ou moins tolérés. Cette situation induit que la liberté de parole est plus forte dans le Sinaï qu’ailleurs en Égypte — il n’est pas rare, par exemple, que le nom du maréchal-président soit prononcé dans des conversations, et pas en bien.

J’aime Sainte Catherine avant tout pour ce rapport à la parole. Ici, on vous traite comme un étranger, parfois durement. On ne cherche pas à se mettre à votre service, à attirer vos faveurs, à vous forcer la main, à vous attirer ici plutôt que là-bas. Et on partage facilement le goût pour une vie éloignée des contraintes du travail salarié. Car le tourisme n’est pas la seule source d’entrées de devises : il se mêle à d’autres activités lucratives, telles que la culture du pavot et le trafic d’armes. Des « cheikhs » de la tribu Jabaliya ont géré ce mode de développement : côté tourisme, ils se sont constitués en bureau de placement, embauchant à tour de rôle leurs affidés comme guides de montagne ; côté politique, ils se sont imposés comme interlocuteurs des autorités égyptiennes.

Début 2021, les bulldozers, des centaines d’ouvriers et des dizaines d’ingénieurs surgissent « comme une armée qui s’abat sur le pays ». Le site est au cœur d’une réserve naturelle, et le monastère est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, mais aucune concertation n’a été menée en amont3. Les rapports avec la population ont tout de suite été brutaux. Des habitants sont expulsés, un cimetière rasé.

Le foncier est, depuis des années, au cœur de la dynamique coloniale à l’œuvre dans le Sinaï : les terres bédouines n’ont pas de cadastre. « Personne, ici, n’a les papiers de sa maison. » Certains ont payé pour légaliser les constructions, mais le terrain, lui, était jusqu’à peu une propriété collective. Or, les terres sans propriétaire sont propriété de l’État, sauf preuve du contraire. Les légalisations elles-mêmes résultent souvent de négociations informelles, tributaires du climat du moment.

Des relogements dans des immeubles gris

En 2011, après la révolution, le gouvernement local est entré en sommeil. Alors, « les gens en ont profité pour décréter que des terrains étaient à eux, ou pour bâtir des maisons, en vue d’obtenir une légalisation a posteriori. » Mais la justice peut aussi sévir, et il y a eu, ces dernières années, des condamnations à la prison pour des transactions ou des constructions « non légales ».

Alors que les maisons bédouines n’ont pas d’étage et sont entourées d’un bout de terrain où souvent sont rentrés les animaux, les nouveaux logements, pris dans le chantier, sont de petits appartements dans des immeubles gris et uniformes. Les Bédouins relogés là sont ceux qui n’ont pas les moyens d’aller ailleurs. Pour eux, la Grande Transfiguration renvoie avant tout à une logique de prolétarisation accélérée.

Pour ses 5 000 habitants, Sainte-Catherine est choyée en termes de contrôle sécuritaire : la seule route qui mène à la zone du monastère et du bourg est gardée par deux check-points à quelques kilomètres de distance. Dans une des extrémités du fond de vallée, un immense cube de béton a été bâti il y a quelques années : c’est le commissariat. Un autre bâtiment, plus discret, est presque enfoncé dans la roche d’un wadi : c’est le centre des mukhabarat.

Méfiance réciproque avec les forces de sécurité

Si la présence des forces de sécurité est souvent vécue comme l’emprise d’une puissance étrangère, les rapports quotidiens sont plus complexes. Ceux qui vivent du tourisme ont tendance à coopérer avec elles, voire à les solliciter : les cheikhs qui tiennent les camps ont édicté une interdiction pour les non-Bédouins de pénétrer la montagne sans guide, et la police se charge de faire respecter cette règle non écrite.

Mais, d’un autre côté, la police rechigne à se mêler des affaires des Bédouins. C’est un Européen installé à Sainte-Catherine qui parle :

Les officiers envoyés ici vivent leur affectation comme une punition : ils ont l’impression d’être au bout du monde, au milieu de sauvages, qu’en plus il faut traiter avec attention. […] Quand un nouveau chef de la sécurité a été nommé il y a quelques années, il a voulu faire comme s’il était au Caire. Il a frappé un Bédouin au check-point, l’autre a cogné en retour. Et le pire c’est qu’on lui a fait comprendre qu’il avait tout intérêt à passer l’éponge.

En haut lieu, on ne souhaite sans doute pas allumer une guerre indienne pour une gifle. Les armes pullulent, et l’insurrection du Nord-Sinaï n’est pas loin. Si la zone est préservée, c’est avant tout dans le cadre des intérêts touristiques bien compris des leaders tribaux. Mais la violence est alentour. En mars dernier, un convoi militaire a été attaqué sur la route de Sainte-Catherine, faisant un mort parmi les soldats. L’organisation de l’État islamique-Province du Sinaï a revendiqué l’embuscade. Un peu plus loin, dans le Wadi Feiran, les cultivateurs d’opium se défendent souvent les armes à la main lorsque les militaires veulent s’attaquer à leurs champs.

Alors que les opérations de contre-insurrection dans la région de Rafah et Al-Arich ont établi un contrôle militaire sans précédent et bouleversé les équilibres sociaux dans le Nord-Sinaï, la Grande Transfiguration marque-t-elle un changement des règles du jeu à Sainte-Catherine ? Tout porte à croire que le régime se sent pousser des ailes face aux tribus. « Ils ont fait un test avant le début de travaux : ils ont commencé à confisquer les 4 x 4 non déclarés au check-point. Il n’y a pas eu de réaction. »

Entrepreneurs (para)militaires

Parmi les commerçants, certains ont cru à la possibilité d’un boom touristique qui ferait exploser leurs bénéfices. Ils ont aussi espéré un afflux de consommateurs durant les travaux, mais les promoteurs du projet ont pris soin de loger les ouvriers en dehors de la ville, dans des baraquements à part.

Dans un espace intermédiaire, à la bordure du bourg et du gros du chantier, s’est formée une zone à l’ambiance un peu différente, plus agitée, plus « égyptienne ». Il y a là un coiffeur qui ne désemplit pas, un cybercafé, et surtout le café Cleopatra, qui, après avoir été « reculé » de 300 mètres, a pris un peu de bouteille. Il a acquis un écran géant où il diffuse les matchs de foot, et une clientèle égyptienne au timbre de voix plus haut est venue remplacer les Bédouins. Un ancien serveur explique : « Le patron s’est mis à mal me parler, et le travail est devenu trop stressant. » La Grande Transfiguration, c’est aussi le risque de voir se développer à Sainte-Catherine des rapports salariaux brutaux, à l’image de ceux qui ont cours en Égypte.

Aujourd’hui, les petits commerçants ont déchanté. Ils ont compris qu’ils sont destinés à terme à être broyés par les capitalistes. Quant aux cheikhs qui ont prospéré sur le tourisme de montagne, leur position est structurellement ambiguë : plutôt que de s’opposer frontalement au projet au risque de tout perdre, ils essaient de négocier des parts de marchés dans le contexte d’une future nouvelle donne… dont ils ignorent encore tout.

Car ce projet est à l’image d’autres qui fleurissent en Égypte depuis dix ans : il semble avancer à l’aveugle. Alors que l’Égypte manque cruellement de réserves de devises, l’issue des travaux ne cesse d’être repoussée. Parfois des bâtiments qui viennent d’être construits sont aussitôt démolis. Des opérateurs disparaissent, d’autres apparaissent.

L’un des groupes actuellement présents sur le site, Abnaa Sina (« les fils du Sinaï), est la propriété d’Ibrahim Al-Argani, un leader de la tribu des Tarabin qui cumule les casquettes de businessman et d’entrepreneur paramilitaire : en plus d’Abnaa Sina, Al-Argani dirige l’Union des tribus du Sinaï, une alliance qui s’est constituée en force supplétive à l’armée égyptienne dans les combats qui l’opposent à l’insurrection jihadiste dans le nord de la péninsule.

Ainsi peut-on aisément supposer que, derrière des prête-noms, les entreprises militaires ne sont pas loin. Depuis une décennie, celles-ci empochent de juteux marchés publics dans l’opacité la plus totale, et près de la moitié de l’abyssale dette contractée par le régime depuis le coup d’État du général Sissi atterrirait dans leurs bourses. Cela explique entre autres pourquoi les projets ont tendance à traîner en longueur, à faire l’objet de planifications opaques et anarchiques… et parfois à finir recouverts par le sable du désert.

Bulle immobilière

Le projet de la Grande Transfiguration est-il vraiment destiné à ramener le million de touristes annuel annoncé, ou va-t-il se révéler être une bulle immobilière visant à transférer les devises de l’État dans la poche des militaires ? Quand on gravit la montagne et qu’on observe ces grands bâtiments vides arrachés au désert, qui imitent on ne sait quelle fantasmagorie antique, on a en effet du mal à y croire.

« C’est du délire. Ils n’arriveront jamais à remplir leurs hôtels. Les hébergements qui existent sont loin d’être pleins. » Mais une grande partie du mal est déjà fait, et l’inachèvement prolonge la souffrance : Sainte-Catherine vit depuis deux ans au son des bulldozers, dans une ambiance de poussière et de gravats.

1Le Buisson ardent qui brûle sans jamais se consumer est, dans la tradition biblique, le lieu où Dieu parle à Moïse.

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