Ces combattants qui vont au-devant de la mort au Kurdistan

Portraits d’un guerrier et d’un journaliste-citoyen en Syrie · Combien de combattants meurent chaque jour dans la guerre contre l’organisation de l’État islamique ? Difficile de le savoir, la plupart restant plus ou moins anonymes. Ce récit évoque deux garçons de 25 ans qui ont participé aux combats des Kurdes. Aujourd’hui disparus, ils ont mérité le nom de « peshmergas » : ceux qui vont au-devant de la mort.

« Combattant de la liberté YPG PKK », Syrie.
DoganErol1, Deviantart, 2015.

C’était le géant de la bande. Rachid dépassait tout le monde d’une tête, dans sa petite unité de combattants kurdes syriens, les « unités de protection du peuple » (YPG)1. Il était d’autant plus remarquable que son visage était d’une beauté « classique », le nez droit, les pommettes hautes, les pattes et la moustache parfaitement taillées. On le croyait sorti d’un vieil album photo qu’on trouve encore chez les antiquaires de Damas ou du Caire, ces portraits en noir et blanc très travaillés, aux poses très étudiées, façon Harcourt. Il venait d’un petit village de la Djézireh, cette grande plaine fertile du nord-est de la Syrie. C’était un modeste ouvrier agricole du village de Tell Tishrin (« octobre »), dans le Kurdistan syrien autonome. Avant la guerre, il partait louer ses services au Liban. Ils étaient des milliers comme lui, à travailler dans les fermes ou sur les chantiers. Les travailleurs syriens sont moins chers que les travailleurs libanais.

Rachid, malgré lui, échappait aux grilles de lecture ethnique ou confessionnelle dans lesquelles on enferme trop souvent la guerre civile syrienne — ou irakienne. Le jeune homme est kurde par sa mère et arabe par son père. Cela n’a pas dû être facile, dans la Syrie des Assad, et même avant. En 1962, après un recensement brouillon, le régime syrien révoque la citoyenneté de quelque 120 000 Kurdes. Parallèlement, l’État baasiste met en place une « ceinture arabe » en encourageant les populations arabes à s’installer dans la Djézireh.

Alors que les Kurdes syriens sont sous pression, le régime Assad, dans les années 1970-1980, soutient la lutte des Kurdes d’Irak et surtout des Kurdes de Turquie. Le gouvernement aide le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre Ankara. Damas accueille Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK, encourage la création de camps d’entraînement au Liban. Jusqu’en 1998 où, sous la pression des Turcs, la Syrie lâche Öcalan. Les Kurdes de Syrie, qui avaient rejoint massivement les rangs du PKK, sont plus que jamais sous pression, comme le prouve la répression sans pitié d’un soulèvement kurde en 2004 dans la Djézireh.

La révolution syrienne change encore la donne. De nombreux Kurdes rejoignent le mouvement de contestation en 2011-2012. Mais les partis kurdes syriens restent prudents et en premier lieu le Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK. Damas régularise les papiers de 50 000 Kurdes et retire progressivement ses soldats et ses services de sécurité, laissant le PYD aux commandes et sa branche armée, les YPG, contrôler les provinces kurdes syriennes, dans un pacte de non-agression.

Rachid venait de rallier les YPG. Avec lui, ils étaient cinq autres Arabes dans cette petite unité d’une quinzaine de combattants en train de se constituer, tous volontaires pour se battre contre l’organisation de l’État islamique. Nous l’avions rencontré, le photographe, le traducteur et moi, dans une petite école désaffectée convertie en base d’entraînement. Les portraits d’Abdullah Öcalan avaient remplacé ceux de Bachar Al-Assad. Les miliciens se tassaient sur des tables d’écolier trop petites pour eux. Ils se levaient pour parler. Bachir, le chef de l’unité, tout en muscles, donnait des ordres brefs, des explications simples. La guerre paraissait loin, dans cette petite base. C’était début février 2015. Il faisait encore froid. Les champs n’étaient pas encore verts. Quelques semaines plus tôt, les paysans du village à côté de la petite école avaient demandé un coup de main aux miliciens pour travailler aux champs. On manque de bras, dans le Kurdistan syrien. Les jeunes hommes partent à la guerre ou fuient à l’étranger. Mais le chef de l’unité s’était fait très clair : les YPG n’étaient pas là pour ça.

Rachid était un élève appliqué. Avec sa carrure, son allure gauche, sa force tranquille, il me rappelait étrangement Chief, l’Indien dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Encore intouché par la guerre, quelqu’un d’extérieur, un peu lunaire. Il n’était pas encore comme Bachir, son chef, un rude combattant. Surtout, on sentait Rachid habité par l’envie de bien faire. « Je veux être à la hauteur de la mémoire de mon oncle », disait-il.

L’oncle de Rachid était aussi dans les YPG, stationné dans une petite base semblable du côté de Hassakeh, au sud de la Djézireh, plus près, bien plus près de la ligne de front. Un jour, d’après Rachid, un homme s’était présenté à l’entrée de la base, prétextant avoir un problème avec sa voiture. Dans le Kurdistan syrien, il n’est pas absurde de faire ainsi appel aux miliciens. Les jeunes hommes partent à la guerre ou fuient à l’étranger. On manque de bras.

Dans la base de l’oncle de Rachid, le garde à l’entrée se méfie. Il empêche l’importun d’entrer, mais l’autre ne veut pas partir, quand soudain, derrière la base, ça explose. Tout le monde sort dans la cour. Le garde comprend que c’est un piège, crie aux autres de se mettre à l’abri, mais c’est trop tard, l’homme à l’entrée de la base fait exploser sa voiture soi-disant en panne. Il y a une quinzaine de morts, ce jour-là.

Deux semaines après, Rachid s’enrôlait dans les YPG. « J’ai voulu continuer le chemin de mon oncle. Je suis venu de ma propre initiative. Et j’ai repris son nom », racontait-il. Quand on rejoint les YPG, on change de vie, on change de nom. On reprend le patronyme d’un martyr, on s’approprie le nom d’un lieu, d’une bataille : Shengal, Kobané. Fait exceptionnel, alors que l’engagement dans les YPG suppose le célibat, Rachid était marié. Il avait trois enfants, deux garçons et une fille, restés au village. Rachid était volontaire. Il n’a pas été enrôlé de force à un checkpoint par les services de sécurité du PYD, comme cela arrive partout dans la province de la Djézireh actuellement. Dans la guerre contre l’OEI, les YPG manquent de bras. Le service militaire est aussi un bon moyen d’arrêter les opposants, de reconditionner les jeunes et de maintenir le contrôle sur une province où le PYD n’était pas bien implanté, avant la guerre.

Kobané a été un succès, mais le conflit avec l’organisation de l’État islamique (OEI) continue. Les djihadistes continuent de harceler les Kurdes, au sud et à l’ouest de la Djézireh. C’est dans ces combats que Rachid est mort, le 19 mars, avec trois autres camarades de son unité. Ça s’est passé sur la ligne de front du Khabour, cette rivière bordée d’une multitude de villages chrétiens — le front ouest. Depuis mi-février, les djihadistes de l’OEI attaquent cette ligne, sans vraiment progresser. Je n’ai pas plus de détails sur la mort de Rachid. Il faudrait aller sur place.

Combien sont-ils à mourir ainsi, dans l’anonymat ? Combien de familles seront encore touchées ? Je me souviens aussi de ce jeune homme, Mohamed Qassem, rencontré à l’occasion d’un reportage à Gaziantep, en Turquie. Il avait étudié l’anglais à l’université de Damas. C’était un anglais étrange, à la fois châtié et hésitant. Ce jeune homme avait des lettres mais manquait de pratique. Il était devenu journaliste-citoyen, puis avait rejoint une radio libre, Radio Rozana. Il semblait porter une fatigue immense ; il avançait comme un personnage en noir et blanc dans un monde en couleurs. Il est tombé dans une fusillade, alors qu’il interviewait un commandant rebelle, en septembre 2014, dans le nord de la Syrie. Mohamed est mort à l’âge de 25 ans.

J’ai revu une photo de Rachid. Il avait changé. Ce n’était plus le beau gosse aux airs d’acteur des années 1940. Il avait maigri, son visage s’était buriné ; l’ouvrier agricole était devenu soldat. Le père de famille est à présent devenu martyr. Son visage se retrouvera sur la grande affiche à l’entrée de son village. Ce sont des sortes de monuments aux morts que les autorités kurdes syriennes installent à l’entrée de la moindre commune. Rachid est mort à l’âge de 25 ans.

1NDLR. En kurde : Yekîneyên Parastina Gel, branche armée du PYD.

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