COP 28. Un modèle anachronique

Koweït. Militantisme écologiste balbutiant au pays de l’or noir

La polarisation autour des enjeux climatiques incarnée par certaines ONG militantes trouve peu de place dans le Golfe où l’on affirme préférer l’émergence d’un consensus politique et social. Îlot semi-démocratique au cœur d’une région marquée par l’autoritarisme, le Koweït voit ainsi se développer un discours écologiste en terre d’« or noir ».

Fresque murale d’Al-Ahmadi où se situe le siège de la Kuwait Oil Company (KOC)
© Sebastian Castelier

Pour son édition 2023, le sommet sur le climat des Nations unies a fait escale à Dubaï, au cœur de la région symbole de l’ère pétrolière : le golfe Persique. Si l’élite des pétromonarchies de la région se succède à la tribune pour prononcer des discours de bonnes intentions et annoncer des investissements dans les énergies renouvelables, comme ailleurs, la vérité sort souvent de la bouche des enfants. Ainsi en est-il au Koweït voisin, où l’entreprise d’État qui exploite les gisements pétroliers, la Kuwait Oil Company (KOC), anime une exposition permanente qui vise à conter l’histoire de « l’or noir » au public, y compris aux jeunes lors de sorties scolaires. « Les enfants koweïtiens qui nous rendent visite disent qu’ils veulent que les exportations de pétrole continuent pour toujours. Leur seule préoccupation est de savoir si elles se termineront un jour et si nous pouvons avoir davantage de pétrole » indique Rawan Al-Jaber, une guide. Ainsi vont les préoccupations d’une large part de la jeunesse du pays, toujours accro au pétrole et à ses revenus qui alimentent le budget de l’État à hauteur de 93 %.

 Je ne pense pas que le changement climatique soit une priorité à l’ordre du jour ; malheureusement. Il devrait l’être, mais il y a d’autres problèmes urgents. […] Nous sommes l’un des pays les plus chauds du monde, mais nous ne le ressentons pas parce que la chaleur affecte principalement les personnes les moins aisées. Les Koweïtiens n’ont pas besoin de travailler ou de marcher dans les rues. Nous sommes dans nos immeubles, maisons, voitures, centres commerciaux, etc., tous climatisés.

analyse Sharifa Al-Shalfan, une architecte koweïtienne sensible aux questions environnementales et membre depuis juin 2002 du seul conseil municipal du pays.

Vue d’ensemble de la raffinerie Mina Al Ahmadi, opérée par la Kuwait National Petroleum Company (KNPC)
© Sebastian Castelier

« Des solutions, pas des propos alarmistes »

Face au soutien apparemment indéfectible de la population aux modes de vie intensément carbonés, les rares Koweïtiens férus de protection de l’environnement peinent à se faire entendre, alors même que les dynamiques socioculturelles locales rendent inaudible l’activisme de groupes ou de personnalités, telle la Suédoise Greta Thunberg, qui engagent des actions perçues comme trop provocantes et alarmistes.

« Nous devons veiller à ce que notre activisme parle au public local. Les Koweïtiens veulent des solutions, pas des discours alarmistes […] Une marche confortable de 10-15 minutes pour rejoindre l’arrêt de bus le plus proche ne dérange pas les gens, mais si vous multipliez le temps de trajet par quatre cela devient un problème », explique Jassim Al-Awadhi, 34 ans, fondateur de Kuwait Commute. Son initiative, lancée en 2018, milite pour des alternatives à une flotte de véhicules privés qui a bondi de 47 % entre 2011 et 2020 et est aujourd’hui estimée à 445 voitures pour 1 000 habitants alors même que la majorité des travailleurs étrangers — qui représentent 70 % de la population du pays — ne sont pas autorisés à conduire.

Un travailleur étanger à Koweït City durant une tempête de sable
© Sebastian Castelier

Le projet de métro, discuté depuis les années 2000, n’a jamais débuté et les 1,5 million de Koweïtiens boudent le réseau de bus, seule alternative à la voiture. Jassim Al-Awadhi refuse de blâmer ces comportements et fait de la pédagogie son arme pour déconstruire les stéréotypes. À la suite d’une soirée d’initiation à l’usage du bus coorganisée par ce dernier pour mettre en lumière les avantages du réseau de bus du pays, Raghad Al-Enezi, 23 ans, confie :

C’était la première fois que je montais dans un bus au Koweït. Jusqu’à aujourd’hui, j’en avais peur. Dans mon esprit, c’était effrayant, l’éclairage était faible, il n’y avait pas d’air conditionné, ce n’était pas propre. J’ignore pourquoi j’avais cette perception, car je prends le bus quand je voyage à l’étranger. Peut-être parce que là-bas, des gens de tous les âges l’utilisent, hommes et femmes, adultes et enfants.

Nettoyer les plages

La pédagogie est également l’approche choisie par Bassam Shuhaibar, un scientifique :

Il ne sert à rien d’essayer de faire entrer de force dans la tête les enfants la maxime : “le pétrole est mauvais, l’environnement est bon”. Ce qui est efficace en revanche, c’est de les aider à former leur propre pensée à propos de la question environnementale et à réfléchir de manière critique à la question pour arriver à leurs propres conclusions […] J’ai développé un personnage appelé Dr. Buzz et je me rends dans des écoles privées durant l’année scolaire pour essayer de susciter chez les enfants un intérêt pour la science et la question de l’environnement.

Walid Fadhel Al-Fadhel, de la Kuwait Dive Team, qui se donne pour objectif d’enlever les déchets déposés sur les récifs coralliens, ainsi que tirer de l’eau les bateaux coulés pour tenter de contenir les pollutions par les hydrocarbures
© Sebastian Castelier

Si l’enthousiasme de Dr. Buzz peine à transcender les foules, certains y prennent goût, souvent au prix d’une focalisation sur les phénomènes de pollution, qui éludent alors les enjeux proprement climatiques liés à l’impérieuse nécessité de baisser les émissions de carbone. Sur la plage d’Al-Bidea, une trentaine de jeunes nettoient le lieu pour la troisième fois de l’année. « Beaucoup de Koweïtiens, notamment ceux qui n’ont pas étudié à l’étranger, pensent que quelqu’un fera bien le ménage derrière eux » indique Ali Mohammad, 25 ans1. « Pour eux la nature, c’est une forêt verte, pas notre écosystème local, » regrette-t-il, avant de noter que montrer l’exemple en nettoyant les plages aide à changer cette perception. Abdulrahman Ali, 27 ans, membre du collectif Trash Hero, est confiant : « Nous éliminerons les mauvaises habitudes des gens, pas à pas. Le changement ne se fait pas du jour au lendemain. »

Dans le port d’Al-Kout, à 40 kilomètres au sud de la capitale, les équipes de la Kuwait Dive Team s’affairent pour sortir des eaux un bateau de pêche qui a sombré, les réservoirs remplis d’essence. Ce groupe de volontaires fondé en 1986 a pour objectif d’enlever les filets de pêche et autres déchets déposés sur les récifs coralliens, ainsi que de sortir de l’eau les bateaux qui ont coulé pour tenter de contenir les pollutions par les hydrocarbures. « Nous avons récupéré plus de 800 bateaux et retiré plus de 10 tonnes de filets de pêche et autres déchets des récifs coralliens, » dit son président, Walid Fadhel Al-Fadhel. Mais le Koweïtien de 64 ans admet qu’en dépit d’un soutien de la population à son action, elle guérit sans prévenir. « Ce que nous souhaitons, c’est une police environnementale mieux équipée pour la préservation de l’écosystème marin. Aujourd’hui elle n’a que deux ou trois bateaux pour tout le Koweït, c’est trop peu » lâche-t-il avant de se remettre à la tâche.

De jeunes Koweïtiens nettoient la plage d’Al-Bidea
© Sebastian Castelier

Espoirs teintés de désillusion

Au parlement koweïtien, le seul organe législatif de la région du Golfe à même d’influencer les politiques publiques, la question environnementale est incarnée par Hamad Al-Matar, chef de file du comité sur le sujet. « Le gouvernement devrait faire de la protection de la mer, de la terre et de l’air contre la pollution une priorité absolue. C’est à moi de l’y contraindre » assène-t-il avec ferveur. Mais le propos laisse de marbre la plupart des électeurs. « Personne n’enseigne à nos jeunes comment lutter contre le changement climatique, ce qu’ils peuvent faire concrètement pour protéger l’environnement […] Il en résulte un manque d’intérêt pour la question » admet-il. Une analyse que partage Yagoub Youssif Al-Kandari de l’université du Koweït dont les fonctions incluent la direction du département d’étude des opinions publiques. « De nombreux Koweïtiens ne savent rien à propos du changement climatique » se lamente-t-il. Face au manque de prise de conscience, Samia Alduaij, cofondatrice de Reefs & Beyond, une initiative qui vise à promouvoir des approches de consommation plus durables, admet être exaspérée malgré ses efforts pour insuffler le changement. « Nous n’avons pas atteint une masse critique qui se sente concernée. Je suis sur le point de devenir folle, c’est frustrant », s’exclame-t-elle en évoquant la part des énergies renouvelables dans la capacité électrique du pays qui stagnait à 0,5 % en 2022.

Bassam Shuhaibar, alias Dr. Buzz, pointe du doigt une dimension socioculturelle qu’il estime être à la racine de la difficulté d’ériger la question environnementale au rang de première priorité du moment :

Nous avons une mentalité très consumériste qui a été introduite dans l’ère moderne par de nombreuses personnes et qui est dérivée du mode de vie bédouin/nomade qui peut se résumer à “utiliser toutes les ressources maintenant parce que l’avenir est incertain, demain une tempête peut arriver et tout emporter”. C’est pourquoi notre société est très réactive et la planification à long terme ne fait pas partie de notre ADN. Nombreux sont ceux qui pensent que ce qui se passera dans vingt ans n’a aucune importance.

Reem Alawadhi ne se résigne pas et affirme que les temps changent. Cette militante environnementale devenue professeur à l’université du Koweït pour enseigner les sciences de l’environnement confie : « Certains étudiants rentrent chez eux et parlent à leur famille et à leurs amis. Je pense que cela crée au moins quelques conversations ». Instruire pour mieux déconstruire les discours de la Kuwait Oil Company.

1NDLR. Quatre-vingt-seize pour cent de la main-d’œuvre dans le secteur privé est étrangère.

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