France-Algérie, deux siècles d’histoire

L’image, arme de la guerre d’indépendance algérienne

Pendant la guerre d’indépendance algérienne, la photographie et le film ont constitué une arme largement utilisée par les deux camps en présence, dans un contexte marqué par une profonde inégalité de moyens, tant en termes de production que de diffusion. Toutefois, le rapport de forces s’inverse à mesure que l’on passe de l’échelle locale à l’internationale.

Utilisée comme moyen d’action psychologique pendant la guerre d’indépendance, l’image est à la fois destinée aux appelés français qu’il s’agit de conditionner, mais aussi aux populations civiles algériennes qu’il faut tenter, par un mélange de terreur et de séduction, de faire basculer définitivement dans le camp de la France. À l’instar du son, cet outil devient un vecteur privilégié pour toucher les masses rurales majoritairement analphabètes. Ainsi, dessins et photos sont intégrés aux tracts, aux affiches, aux brochures distribués lors des séances d’action psychologique dans les villages tandis que des « camions cinéma » sillonnent les campagnes algériennes.

Au service du recensement

Trois Compagnies de haut-parleurs et tracts (CHPT) voient le jour en juin 1956. Elles sont dotées d’un camion cinéma, d’un camion labo-photo et de moyens de reprographie permettant de produire des tracts et des panneaux photographiques en toute autonomie lors de leurs tournées. Les bureaux psychologiques de l’armée (5e bureaux) réalisent des panneaux en kit (photos, légendes, titres et slogans préimprimés, avec un plan de montage) qui sont installés sur les marchés, dans les dispensaires, les cafés maures, les écoles, les bureaux de vote, les camps de regroupement… La propagande visuelle envahit au quotidien l’univers des populations algériennes.

Comme auxiliaires du renseignement, des centaines de milliers de photos sont mises au service de la guerre menée par l’armée française sur le terrain algérien. Elles servent à identifier et à traquer l’adversaire, mais aussi à recenser et à contrôler les populations civiles, considérées dans leur ensemble comme potentiellement suspectes d’appartenance ou de soutien au Front de libération nationale (FLN) et à son Armée de libération nationale (ALN).

C’est dans ce cadre que les autorités françaises imposent début 1957 un document d’identité spécifique, valable uniquement dans les départements algériens. Il s’agit du certificat de recensement, rendu obligatoire pour toute personne de plus de 18 ans, alors que la réforme de la carte nationale d’identité décidée en octobre 1955 venait de rendre la possession de celle-ci juridiquement facultative. Des campagnes de recensement photographique forcé accompagnant de près les opérations de regroupement de populations touchent alors des millions d’Algériens et d’Algériennes. Les portraits d’identité réalisés dans ce contexte par l’appelé du contingent Marc Garanger témoignent aujourd’hui encore de cette politique coercitive, et de la violence subie par ces femmes obligées de se dévoiler devant l’objectif d’un militaire français1.

Maîtriser le récit de la guerre

D’un autre côté, l’armée française impose des restrictions strictes au travail des reporters civils sur le terrain. Elle cherche ainsi à s’arroger le monopole de la production et de la diffusion des images, dans le but de maîtriser le récit présenté à l’opinion publique française et internationale. Les journalistes sont soumis à un régime d’autorisations multiples qui limite leur mobilité et l’accès aux zones contrôlées par l’armée. Il n’y a guère que dans les villes qu’ils peuvent travailler vraiment librement. Surveillance policière, interdictions de séjour et mesures d’expulsion font planer une menace constante sur tous ceux qui ne se plient pas aux règles : « Tout journaliste, photographe ou cinéaste devra être accompagné dans son reportage par un officier de presse qui assurera le contrôle des prises de vues photographiques et cinématographiques »2.

Le contrôle de la presse autorisé par les lois d’exception (« état d’urgence » puis « pouvoirs spéciaux ») a emprunté des formes variées : intimidation des journalistes pouvant aller jusqu’à des arrestations et des poursuites, incitation à l’autocensure, contrôle préalable, censure a posteriori et surtout saisies, mesure particulièrement dissuasive puisque sa répétition peut mettre en péril l’équilibre financier d’un journal. Seuls quelques titres (parmi les plus saisis, L’Express, France-Observateur, Le Monde, L’Humanité et Témoignage chrétien) tentent de faire connaître une réalité différente, notamment la pratique massive de la torture. Mais l’opinion métropolitaine était-elle prête à entendre ?

« Paris-Match », des journalistes en tenue kaki

Les reporters de l’hebdomadaire illustré Paris Match représentent une exception notable dans ce système d’encadrement militaire des journalistes. Régulièrement intégrés à des troupes opérationnelles, ils couvrent, au plus près des combats, les plus grandes offensives de l’armée. La plupart d’entre eux sont d’anciens militaires qui ont fait la guerre d’Indochine (1946-1954) ou la campagne de Suez (1956). Ils ont conservé des contacts avec les chefs d’unité désormais aux commandes en Algérie. Leur expérience de la vie de campagne, des longues marches harassantes et des réflexes de survie en cas d’attaque les rend plus aptes que d’autres à suivre des unités opérationnelles. Surtout, ils connaissent les règles de communication de l’armée et ont intégré la norme du « montrable ». Le magazine publie ainsi des reportages héroïques qui illustrent, expliquent, justifient et popularisent l’action de l’armée française.

Cette dernière a installé à Alger une section détachée de son Service photo et cinéma (SCA) créé pendant la première guerre mondiale. Son équipe de reporters (une douzaine de photographes et cinéastes, militaires de carrière et appelés, travaillant souvent en binôme) parcourt l’Algérie, et rapporte chaque semaine des milliers de clichés qui font l’objet d’une sélection rigoureuse, soumise à la censure du 5e bureau. Par l’intermédiaire des autorités civiles et militaires, des enveloppes contenant un choix de tirages photographiques accompagné d’un résumé et de légendes détaillées pour chaque reportage sont distribuées chaque jour gratuitement aux agences de presse et aux journaux. À charge pour eux de les vendre ou de les publier sous leur propre timbre, faisant ainsi disparaître l’origine militaire de l’information. Dans leur majorité, les grands médias se sont fait le relais — consentant ou forcé — de cette information dirigée qui ne disait pas son nom. Le chef de la section algérienne du SCA estime ainsi fin 1957 que « 50 % des documents photographiques qui paraissent dans la presse sont d’origine militaire SCA même s’ils portent la mention Keystone ou International »3.

Les grandes sociétés d’actualités filmées et la télévision sont également servies par le SCA, selon le système du « rota » : les rushs filmés en Algérie par ses opérateurs sont adressés à tour de rôle à l’une des cinq firmes d’actualités basées à Paris (Actualités françaises, Pathé journal, Gaumont actualités, Éclair journal, Fox Movietone) qui assure le développement des bobines, dispose d’une exclusivité de diffusion et du droit de revendre ces images à ses consœurs, comme si elle en était l’autrice.

Glorifier les combattants, dénoncer la répression

Face à l’immense machine de guerre déployée par les Français, les indépendantistes algériens disposent de faibles moyens pour produire eux-mêmes des images. Ils ont cependant très tôt la conviction que l’image est indispensable pour concurrencer l’adversaire sur les terrains médiatique et diplomatique, et qu’il leur faut construire un contre-récit pour faire connaître et pour défendre, auprès du peuple algérien comme aux yeux du monde entier, la cause de leur combat pour l’indépendance. Dans cette perspective, tous les moyens sont bons pour réaliser ou pour se procurer des images.

Au cœur des maquis, simples combattants et commissaires politiques dotés de petits appareils amateurs photographient les soldats de l’ALN, mais aussi les traces laissées dans les villages par la répression de l’armée française. Autant de preuves visuelles de l’existence d’une véritable armée organisée, en lieu et place des bandes de « hors-la-loi » dont parlent les médias français. Preuves aussi des violences de l’armée française contre les populations civiles, loin des images de soldats apportant la paix, le développement et la civilisation.

En août 1956, la « plate-forme d’action du FLN » adoptée lors du rassemblement fondateur, le Congrès de la Soummam prescrit l’organisation de services de presse et d’information (SPI) dans chaque zone tenue par l’ALN. Ces derniers sont investis d’une double mission : diffuser au sein du peuple les mots d’ordre du FLN et sa littérature (journaux, tracts, brochures), et recueillir des informations, des documents et des images susceptibles d’être exploités par la presse et la diplomatie du FLN, hors d’Algérie. Pas de laboratoires clandestins dans les montagnes : acheminées jusque dans les villes, les pellicules y sont développées par des militants, parfois avec l’aide de réseaux de soutien européens. Surtout, les SPI n’ont pas les moyens techniques d’inclure la photographie dans leurs tracts et publications, tirés sur des ronéos4 ; encore moins ceux de projeter des films. Les rares images produites au maquis ont donc vocation à sortir du territoire : transmises aux services d’information du FLN installés hors des frontières, elles sont publiées dans ses journaux (Résistance algérienne, puis El-Moudjahid) mais également dans des brochures d’information, dont certaines sont éditées en plusieurs langues pour toucher l’opinion internationale. Plusieurs films courts sont également réalisés.

Les services d’information du FLN (basés au Caire, à Tétouan puis à Tunis) organisent par ailleurs des filières d’approvisionnement en dehors de l’organisation, afin de s’assurer un flux constant et renouvelé d’images, y compris en provenance de sources occidentales, armée française comprise. Par l’intermédiaire de journaux marocains et tunisiens, de journalistes étrangers et des réseaux de soutien à travers le monde, ils récupèrent des images diffusées par abonnement par les grandes agences de presse mondiales. À Tanger, une société espagnole leur sert même de prête-nom pour intercepter les clichés transmis par le bélinographe, ancêtre du fax, qui permettait la transmission d’images fixes par le réseau téléphonique. Faute de moyens, il faut faire feu de tout bois, quitte à utiliser les photos prises par l’adversaire pour mieux les détourner par l’adjonction d’une nouvelle légende.

Éveiller la conscience internationale

Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), proclamé en septembre 1958, se dote rapidement d’un service photographique rattaché à son ministère de l’information. La direction en est confiée à Mohamed Kouaci qui centralise et développe la collecte d’images depuis Tunis. Il réalise également de beaux portraits des soldats de l’ALN, des hommes politiques et des diplomates algériens qui incarnent aux yeux du monde le combat pour l’indépendance, tandis que ses reportages sur les réfugiés, réalisés dans un style humaniste maîtrisé, servent à éveiller la conscience internationale.

Afin d’accroître leur capacité de production et leur impact médiatique, les Algériens ont aussi recours à des journalistes étrangers, accueillis dans les rangs de l’ALN pour réaliser des reportages exceptionnels au cœur des maquis. Les médias internationaux, las de recevoir toujours les mêmes images militaires françaises, sont friands de ces scoops journalistiques qui montrent enfin l’autre versant de la guerre. Au passage, ces reporters laissent des copies de leurs clichés aux services d’information du FLN, qui les utilisent comme un fonds de roulement iconographique pour leurs propres publications. De plus, insérées par leurs auteurs dans le système médiatique international, ces images gagnent une crédibilité et une audience que n’auraient pu leur donner à eux seuls les nationalistes algériens.

Cette expérience pionnière est lancée avec les Américains Herb Greer et Peter Throckmorton. En 1956, ils passent cinq mois dans les maquis de l’ouest algérien. L’ALN prend en charge leur sécurité, leur subsistance et leurs déplacements. Les reporters photographient et filment la vie quotidienne des maquisards, des séances d’entraînement, des prises d’armes organisées à leur intention, la tournée d’une équipe médicale du Croissant rouge auprès des populations civiles. Afin de démontrer la capacité offensive et la puissance de feu de l’ALN, ils sont intégrés à de petits groupes de combat et assistent à trois embuscades : ils fixent alors sur la pellicule les véhicules incendiés, les cadavres des soldats français tués et la capture de deux prisonniers.

Pendant ce temps, à New York, le FLN a installé un bureau, sorte d’ambassade officieuse. L’Algerian Office va, pendant toute la durée de la guerre, orchestrer une intense activité de communication et de lobbying, tant auprès de l’opinion publique et de la classe politique américaines qu’auprès des délégations des pays membres de l’ONU. En effet, proposée en 1955 à l’ordre du jour de son Assemblée générale, la « question algérienne » y est ensuite débattue chaque année, malgré l’opposition de la France qui considère que c’est une affaire intérieure et refuse toute ingérence. Des représentants algériens assistent officieusement aux séances, « invités » au sein des délégations de pays qui soutiennent le FLN, la Tunisie, le Maroc, la Syrie et l’Irak.

Le 28 octobre 1956, L’Algerian Office parvient à faire diffuser à la télévision américaine les premières images tournées au maquis par Throckmorton. Quelques mois plus tard, la chaîne NBC propose à ses spectateurs l’intégralité du film Inside Rebel Algeria, réalisé par le reporter. Des brochures abondamment illustrées de photos, publiées en français, arabe, anglais et espagnol sont distribuées dans les couloirs de l’ONU et à la presse américaine. Les délégués algériens sont invités à la radio et à la télévision. Ils réalisent des tournées d’information à travers le monde. Année après année, la diplomatie du FLN gagne en puissance, acculant régulièrement la France dans une logique de riposte.

À l’échelle internationale, le FLN est progressivement parvenu à desserrer l’étau de la propagande française et à faire valoir, par des images et des voix, la cause de l’indépendance algérienne. Le 19 décembre 1960, l’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution qui « reconnait le droit du peuple algérien à la libre détermination et à l’indépendance ». La guerre n’est pas finie, mais la bataille diplomatique lui a donné un tour décisif.

Pour aller plus loin

— Ahmed Bedjaoui, Cinéma et guerre de libération. Algérie, des batailles d’images, Alger, Chihab, 2014
— Marie Chominot, Regards sur l’Algérie. 1954-1962, Gallimard, Paris, 2016
— Matthew Connelly, L’arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, Paris, Payot, 2011
— Sébastien Denis, La cinéma et la guerre d’Algérie. La propagande à l’écran (1954-1962), Paris, Nouveau Monde éditions, 2009.
René Vautier, Anticolonialiste, coffret de 4 DVD et un livre. Les Mutins de Pangée, mars 2022.

Illustration : Portrait de jeune combattant par Mohamed Kouaci

1Marc Garanger, Femmes algériennes 1960, Contrejour, 1982

2Note du bureau psychologique régional sur le contrôle des représentants des organismes d’information, 2 février 1956, Service historique de la défense (DHT), Défense aérienne du territoire (DAT), 1H2933/4.

3Rapport sur l’activité du SCA/AL depuis le 1er mai 1956, 10 décembre 1957, Service historique de la défense (DHT), Défense aérienne du territoire (DAT), 1H2515/1.

4Duplicateur à bas coût reproduisant des textes à une centaine d’exemplaires.

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