Les intellectuels égyptiens à nouveau fascinés par le despote

Présentés souvent comme des partisans, voire des acteurs de la révolution, les intellectuels égyptiens ont, dans leur grande masse, apporté leur soutien au pouvoir militaire en place depuis 2013. Une situation qui amène une série de questions sur les relations des intellectuels avec le pouvoir en place.

Abdel Fattah Al-Sissi.

Les positions des intellectuels égyptiens se sont structurées autour de deux moments importants : l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir puis, à compter du milieu de l’année 2013, le retour sur la scène politique de l’institution militaire. Les intellectuels, dans leur grande majorité, ont accordé à cette dernière la légitimité de diriger le pays, en dépit de l’héritage répressif qu’elle avait laissé.

Ce parti pris fait suite à l’état de confusion propre à la période des mobilisations. De nombreux intellectuels voient dans la parenthèse des Frères musulmans une menace tant pour leur liberté de pensée et d’expression que pour leur sécurité physique. Ces craintes sont alimentées par les discours des institutions religieuses sur la culture et les tentatives de contrôler certains instruments de l’action culturelle, suscitant des réactions défensives et des positionnements hésitants. Le grand romancier Bahaa Taher déclare d’abord qu’il n’est pas demandé à l’armée de revenir au pouvoir ; puis, en réaction à l’appel du ministre de la défense pour obtenir un mandat d’intervention en juillet 2013, il affirme que ce « mandat existe et [qu’il] est effectif, [qu’il] est même contraignant pour tout le gouvernement et non seulement pour le ministre de la défense ou de de l’intérieur ». Quelques jours plus tard, il annonce sa participation à la marche des intellectuels pour mandater le ministre de la défense.

Justifier des « lois scélérates »

Le sentiment de crainte se poursuit après la chute du pouvoir des Frères musulmans, et certains intellectuels acceptent la remise en route par le pouvoir politique de l’appareil de répression. Notons que, durant le mandat des Frères musulmans, la plupart des intellectuels se sont exprimés pour la défense des libertés ; au moment où le pouvoir des Frères s’effondre, ces mêmes intellectuels préfèrent soutenir le nouveau pouvoir, laissant derrière eux le combat pour la liberté pour trouver des justifications aux mesures répressives engagées. La romancière Soukaina Fouad appuie publiquement le projet de loi visant à réguler le droit à manifester, bien qu’elle fasse partie d’une série de « lois scélérates » : « L’objectif de ce projet de loi est de mettre fin au chaos créatif dont le but est de démanteler et détruire le pays ».

La célèbre leader activiste Shahendah Moukalled réagit vigoureusement au rapport de Human Rights Watch qui apparente à un crime contre l’humanité la répression par les forces de sécurité du sit-in de Rabaa Al-Adawiyya au Caire, répression qui a causé des centaines de morts : « c’est le sit in lui-même à Rabaa qui est le véritable crime contre le peuple égyptien ». Les principes des droits humains et les organisations locales et étrangères qui les défendent sont raillés avec mépris, les activistes égyptiens qui les défendent sont accusés de romantisme et d’être déconnectés du réel et les étrangers d’être pernicieux et malhonnêtes. On ferme les yeux sur de grandes crises survenues qui engagent pourtant la responsabilité de l’institution militaire. Le romancier Jamal Ghitani considère en mars 2014 que « l’armée n’a pas tué de membres du peuple, puisqu’elle en fait partie elle-même. » Une considération qui omet des nombreux événements meurtriers comme celui de Maspero, quand des chars ont foncé sur des manifestants pacifiques, en tuant plusieurs.

« Un homme fort, une institution forte »

Des intellectuels entreprennent de redorer l’image du pouvoir patriarcal et d’embellir celle du chef, à la fois autoritaire et juste. Peu d’entre eux se soucient de défendre des valeurs plus matures telles que la participation, la responsabilité et la citoyenneté. Dans l’entretien cité plus haut, Ghitani insiste sur le besoin ressenti d’un « homme fort et d’une institution forte qui protège l’État ». Nulle mention de la construction d’un système démocratique sain, ni d’un État respectueux de la Constitution.

Des artistes entreprennent de cultiver le symbole du référent patriarcal perdu et représenté par les figures de l’institution militaire. Avant même sa candidature à la présidence, l’artiste Hala Sedki décrit le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en ces termes : « […] bien qu’il soit ministre de la défense, [il] a donné à tous les Égyptiens une autre impression, celle de père, de frère et d’aîné de la famille ». La musicienne Inès Abdel Dayem s’adresse directement à Sissi : « De tout mon cœur, très sincèrement, je dis que vous êtes notre mandataire jusqu’à notre dernier souffle ».

Mais l’intellectuel est-il supposé s’opposer à toute forme d’oppression, quand bien même il est en désaccord avec les opprimés ? Est-il supposé aspirer à davantage de liberté, à l’écart des cercles d’influence et des tyrans ? Rien ne contraint à une réponse positive, hormis le postulat qui dépeint l’intellectuel comme un être idéal paré de vertus : juste, courageux, équitable, aspirant à la vérité. Des intellectuels égyptiens interrogés s’accordent à dire qu’il s’agit d’une description fantasmée et que la constante demeure la soumission aux régimes totalitaires auxquels il s’identifie.

Au service du pouvoir

Les définitions de l’intellectuel sont nombreuses et non exhaustives. Le terme désigne toute personne instruite, mais aussi éventuellement portée sur la chose publique hors de son domaine de spécialité, créative dans le domaine des arts et des sciences ou encore quelqu’un qui est doté d’une vision large et qui apporte à la société des contributions critiques. La racine même en arabe du terme muthaqqaf (intellectuel) renvoie à l’idée de renouvellement et de redressement. Étudiée par Mohamed Abed Al-Jabri, la relation entre le pouvoir, la société et l’intellectuel est complexe. Ce dernier y est posé comme faisant partie du politique avant de s’en séparer — s’il s’en sépare.

Certains intellectuels soutiennent le pouvoir despotique par conviction ; d’autres prennent les mêmes positions pour des raisons opportunistes. L’Histoire nous apprend que le pouvoir produit les intellectuels dont il a besoin pour formuler, diffuser et appuyer ses idées, et attire dans son orbite d’autres qui lui étaient autrefois opposés. Le pouvoir possède des ruses qui dépassent le savoir des intellectuels. À ce propos, on raconte que le fondateur de l’Égypte moderne et maître de l’Égypte de 1805 à 1848, Mohammed Ali Pacha, qui se faisait tous les jours lire des extraits du Prince de Machiavel par Artine Pacha, aurait demandé un jour à ce dernier d’arrêter ses lectures, arguant qu’il connaissait les ruses du pouvoir bien mieux que l’auteur du livre.

Pour autant, les intellectuels ne constituent pas un groupe culturel homogène, malgré le présupposé de grandes lignes et de normes communes entre les différents membres de ce groupe, telles que la liberté de penser et d’expression. D’ailleurs, l’éclatement des intellectuels égyptiens interpelle sur l’existence même d’une communauté de normes.

La « conscience de l’humanité » ?

Les intellectuels égyptiens apparaissent enfermés dans un isolement volontaire lié à une double défaite : leurs positions opposées aux Frères musulmans et celles favorables à l’institution militaire leur ont valu de perdre le soutien du public de l’un comme de l’autre des deux courants. Les débats sur la participation citoyenne, la maturité des citoyens à même de s’approprier la notion de liberté, leur aptitude à prendre des décisions responsables et la nécessité d’une période probatoire pour la formation, pour hétérogènes qu’ils soient, ont été tranchés en faveur des orientations du pouvoir. Dans un entretien publié après sa mort, le poète Abdel Rahmane Al-Abnoudi estime que la démocratie est un « fléau », parce que la population du pays est inculte, que le mouvement populaire n’a pas la maturité nécessaire pour la mettre en place et que son élite est déconnectée de la base.

Le débat sur le rôle présumé des intellectuels dans la société pose la question de la relation des intellectuels aux gouvernants en général, et aux dictateurs en particulier. Julien Benda dessine un portrait idéalisé des intellectuels qui seraient la conscience de l’humanité. Edward Said affirme que l’intellectuel utilise le droit pour faire face à la force, et qu’en l’occurrence il ne se compromet pas avec le pouvoir. Mais le diplomate Khaled Ziadeh parle de malentendu sur le rôle de l’intellectuel auquel on assigne dans la société et face au pouvoir un rôle qui revient naturellement aux partis politiques. Enfin, dans son ouvrage L’idée de Culture, Terry Eagleton estime qu’astreinte à jouer un rôle alternatif à la religion, la culture peut manifester des symptômes pathologiques. D’où l’interrogation sur la pertinence d’assigner les intellectuels à un rôle moral dans l’opposition au despote, dès lors que l’Histoire a montré que des intellectuels de renom n’ont cessé de se ranger du côté des tyrans. Concernant l’Égypte, la dernière élection présidentielle qui s’est soldée par la victoire du ministre de la défense constitue un modèle du genre.

Quelles sont les motivations qui incitent un intellectuel à prendre le parti du pouvoir tyrannique, ou à s’y opposer ? Il y a des similitudes entre les deux. Individualisme, conscience de singularité, sentiment d’exceptionnalité, voire de supériorité sont des tendances communes à l’intellectuel et au despote qui attirent l’une vers l’autre deux intelligences conscientes de leur utilité réciproque à certains moments critiques. Des raisons autres qu’affectives, comme de voir l’intellectuel trouver dans sa proximité avec le tyran le moyen efficace de mettre en œuvre sa vision du monde au risque de s’égarer, peuvent expliquer cette convergence.

Une peur ancienne et bien ancrée surgit chez certains aussitôt que la figure du pouvoir dominant disparaît. Ils s’accrochent à la protection d’un pouvoir patriarcal qui détient la capacité d’autoriser et d’interdire. Est-ce la peur de ce qui adviendrait si ce pouvoir était amené à disparaître, en l’absence d’une vision cohérente de ce que serait une Égypte sans hégémonie et sans despotisme ? Des craintes qui s’expliquent, mais ne dédouanent pas les intellectuels de leur responsabilité morale envers la société.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.