La Tunisie entre alternance et gouvernement d’union nationale

Selon la nouvelle Constitution, votée en janvier, l’Assemblée qui vient d’être élue concentrera l’essentiel du pouvoir. Un nouveau régime se met en place, qui va clore une période transitoire de près de quatre ans. Pour s’attaquer aux problèmes qui rongent la Tunisie, les deux grands partis formeront-ils un gouvernement d’union nationale ?

Panneau électoral, élections législatives tunisiennes, octobre 2014.
Amine Ghrabi, 26 octobre 2014.

Sur les 5 millions de Tunisiens inscrits sur les listes électorales, un peu plus de 3 millions se sont déplacés pour élire les 217 députés de leur Assemblée1, soit 62 % du corps électoral (contre 52% en 2011). Leurs choix se sont majoritairement portés sur les deux formations qui dominent le champ politique : Nidaa Tounès, qui obtient 85 sièges, devançant Ennahda qui arrive en seconde position avec 69 sièges2.

Malgré la polarisation de la scène politique, et contrairement à 2011, les questions identitaires n’étaient pas au centre des débats. De la même manière, alors qu’en 2011 les partis vainqueurs avaient fait campagne sur la rupture avec le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, la présence de caciques du système précédent au sein de Nidaa Tounès n’a pas découragé nombre de ses électeurs.

Au terme de trois années d’une transition émaillée par des crises politiques, de luttes politiciennes et une flambée de violence marquée par les assassinats de deux députés de la gauche, les préoccupations des Tunisiens ont changé. Elles portent désormais sur la sécurité du pays et des citoyens, la relance économique qui serait susceptible de résorber le chômage et la réhabilitation de l’autorité de l’État. Ces thématiques étaient présentes dans les programmes de toutes les formations politiques, ce ne sont donc pas les idées qui ont départagé les candidats. Toutefois, malgré ces préoccupations communes, ce sont bien deux projets de société qui se dessinent à travers cette polarisation de la vie politique.

Alors que les élections de 2011 avaient consacré la victoire des islamistes d’Ennahda, ce sont aujourd’hui les « modernistes » qui gagnent ces élections. Mais que signifie cette alternance politique ? Comment la « Tunisie révolutionnaire » en est-elle arrivée à considérer comme un succès cette reconfiguration de la scène politique où deux partis conservateurs se détachent des autres formations qui se réclament des acquis de la révolution ? Ces partis de l’ordre, dont les leaders sont de vieux renards de la politique tunisienne — deux figures déjà à l’œuvre sous Habib Bourguiba et Zine el-Abidine Ben Ali — sont suivis par un parti populiste, l’Union Patriotique Libre (UPL) dont le leader, Slim Riahi, un quadragénaire, était quant à lui totalement inconnu des Tunisiens.

L’irrésistible ascension de Nidaa Tounès

Au printemps 2012, Béji Caïd Essebsi, ancien ministre et compagnon de route de Bourguiba annonce la création de son parti, Nidaa Tounès (L’appel de la Tunisie). Le parti affiche sa différence, par sa dénomination d’abord, puisqu’il s’agit d’un appel qui annonce une action mobilisante contre un ennemi et dans l’intérêt général de la nation. Caïd Essebsi appelle à la mobilisation pour réhabiliter et sauver le projet modernisateur de Bourguiba et pour restaurer l’État qui doit protéger les citoyens. Ce faisant, il se pose en gardien du temple destourien3. La posture dérange, dans la mesure où il s’inscrit dans l’héritage du passé pour construire la Tunisie du futur.

Mais l’homme s’impose comme une figure indispensable dans cet environnement qui a quelque peu perdu ses repères. Il inscrit son projet comme un prolongement naturel de deux actions qu’il juge réussies : le projet moderniste de Bourguiba, auquel il a participé en tant que ministre, et sa propre mission dans la transition de 2011, en tant que premier ministre. À ses débuts, Nidaa Tounès ressemblait à un parti de cadres dont l’existence s’articulait autour de la figure de son leader. Alors qu’il met en avant son âge avancé pour rassurer sur ses ambitions, Caïd Essebsi se comporte comme un protestataire qui s’insurge contre de nombreuses choses. Il souhaite fédérer autour de lui tous ceux qui défendent l’héritage moderniste de la Tunisie de Bourguiba qu’il considère remis en question par Ennahda. Pendant deux longues années, le parti n’a pas eu de projet clairement élaboré. Il se développe en intégrant en son sein de très nombreux Tunisiens dont l’objet d’insatisfaction est différent. Cela explique sa composition très hétéroclite qui va des gauchistes aux nationalistes arabes, en passant par des intellectuels et des acteurs politiques des régimes précédents qui cherchaient un moyen de revenir sur la scène politique.

Dans sa volonté de réintégrer les anciens cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) dans le jeu politique, Caïd Essebsi se heurte aux trois partis vainqueurs des élections de 2011 qui ont fait campagne sur la rupture avec le passé : Ennahda, le Congrès pour la République (CPR), Ettakatol. Pour le fondateur de Nidaa Tounès, seul le pouvoir judiciaire est habilité à désigner des coupables et à priver une personne de ses droits civiques4. Au-delà de l’argument juridique, Béji Caïd Essebsi insinue que les cadres du parti de Ben Ali ont des compétences utiles à la Tunisie durant sa période de transition.

Bipolarisation de la scène politique

Mais l’homme ne se contente pas de rassembler, il dénonce de manière virulente l’incompétence de la « troïka » et l’obscurantisme d’Ennahda. Il attaque tous azimuts les islamistes et les modernistes sur leur gestion de la transition, dans le domaine économique, au plan sécuritaire et dans la reproduction des pratiques clientélistes de Ben Ali.

Dans le contexte de l’échec politique de la troïka et alors que l’insécurité est à son comble après les deux assassinats, en 2013, des députés de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, le discours de Caïd Essebsi paraît rassurant. Il présente sa formation comme un rempart à Ennahda et comme une alternative aux forces modernistes qui ont gouverné le pays aux côtés des islamistes d’Ennahda, le CPR et Ettakatol.

Lorsque la société civile campe devant le Palais du Bardo, au cours de l’été 2013, demandant le départ du gouvernement de Ali Larayedh, Béji Caïd Essebsi se dote d’une nouvelle mission : celle de sortir le pays de la crise. Il prend langue avec Rached Ghannouchi. Les deux hommes ont la délicate mission d’infléchir les positions tranchées de leurs bases, en vantant les mérites d’un compromis qui permettrait au pays de sortir de la crise. Œuvrant dans ce sens, ils contribuent à délégitimer le CPR de Moncef Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar, tout en minimisant le rôle des autres formations partisanes.

La scène politique se polarise autour de deux grandes formations qui trouvent l’une et l’autre un intérêt à cette reconfiguration. Accusé d’être proche des salafistes, de mauvaise gestion politique et de clientélisme et contraint à quitter le gouvernement, Ennahda trouve dans cette participation au dénouement de la crise une sortie d’autant plus honorable que son image est sérieusement ternie. Ghannouchi oblige le premier ministre Larayedh à la démission et convainc ses cadres et députés les plus radicaux de la nécessité d’un compromis. Pour lui, des concessions sont nécessaires pour dissiper les conflits et s’imposer durablement dans la vie politique. Qu’importe le succès immédiat, puisque les islamistes ont le temps pour eux. Mais par-delà la rhétorique, l’homme, qui est un politique hors pair, comprend qu’aucune des deux formations ne peut gouverner seule ce pays dont le cadre politique référent a été dessiné par un Bourguiba pétri de positivisme et largement acquis aux idées laïques.

Ennahda ou comment transformer un échec en succès

Rejeté par une partie importante de la population et contraint à quitter le gouvernement, Ennahda va transformer cet échec en succès. L’histoire est réécrite par un Ghannouchi dont les décisions sont accueillies avec scepticisme par une partie de ses troupes. L’argumentaire est construit : ce serait au nom de l’intérêt général et au profit de la démocratie que les islamistes d’Ennahda se seraient mis en retrait du gouvernement, mais non de la vie politique. Dans le contexte difficile de ce pays dont les caisses sont vides, l’économie pratiquement à l’arrêt et qui peine à venir à bout des exactions des salafistes, Ennahda n’est pas pressé de gouverner. Il ne présentera pas de candidat à l’élection présidentielle de novembre 2014, vante les mérites d’un gouvernement d’union nationale qui paraît bien plus représentatif et annonce, bien avant les élections — par le biais de certains de ses cadres comme Lotfi Zitoun — que la défaite d’Ennahda n’est pas impossible. C’est donc en « parfaits démocrates », que les islamistes arrivent en seconde position aux élections législatives, et qu’ils reconnaissent un peu trop rapidement leur défaite. Leur place n’est pas des plus inconfortables puisqu’ils vont réellement peser dans les choix politiques, sans pour autant être exposés en première ligne.

Déception et abstention des électeurs

Mais cette stratégie politique n’est pas forcément partagée par tous ceux qui avaient voté pour Ennahda en 2011 (1,5 million de personnes, soit 89 sièges). La perte d’une vingtaine de sièges par le parti s’explique par la déception de certains militants. En 2011, l’aspect religieux et moral du discours d’Ennahda a laissé croire à de nombreux électeurs que ces islamistes, qui avaient été brutalement réprimés par le régime de Ben Ali, ne pouvaient être corrompus. De nombreux observateurs pensent que « les Tunisiens (qui) ont élu Ennahda sur une base religieuse n’ont pas eu d’état d’âme quand ils ont estimé qu’ils avaient failli. Le fait d’être un parti à fond religieux ne leur a pas procuré de faveur particulière »5.

À côté de ces électeurs déçus, il y a aussi ceux qui expriment un certain scepticisme et semblent peu enclins à faire des concessions à un Béji Caïd Essebsi qui a construit son combat politique actuel sur la haine, le mépris et le rejet d’Ennahda.

Il est vrai que ce rapprochement entre le parti islamiste et le parti moderniste, deux formations naturellement appelées à se combattre, désoriente également une partie des Tunisiens qui peinent à trouver refuge dans une troisième voie puissante et audible qui manque drastiquement au paysage politique. À cause de leurs divisions, les partis et listes qui se définissent comme démocratiques et progressistes ont été incapables de constituer cette véritable alternative, ils sont les vrais perdants de cette consultation6.

Seul le Front populaire, regroupement d’une douzaine de partis politiques de gauche, d’associations, de nationalistes, d’écologistes et de personnalités indépendantes, tente de briser la bipolarité de la scène politique. Tirant les leçons de 2011, Le Front est parvenu à rassembler les forces de gauche de manière à être plus audible pour évoquer ses thèmes de prédilection : l’économie sociale et solidaire, les inégalités et la justice sociale. Avec ses 15 sièges, il constitue une force de proposition qui n’est pas négligeable.

Les jeunes, qui s’étaient massivement soulevés en 2011 pour demander le changement et la justice sociale, ont certainement eu le sentiment d’être pris en tenailles entre deux routiers de la politique, Caïd Essebsi et Ghannouchi, qui se posent tous les deux en sauveurs de la Tunisie moderne et en bâtisseurs de la démocratie. Si le programme de leur parti respectif consacre une place de choix à la jeunesse, il est à parier que les jeunes ne se reconnaissent pas dans leurs méthodes et leurs référents politiques. Le 27 octobre 2014, les taux d’abstention les plus élevés ont été enregistrés dans les régions qui constituent le berceau de la révolution. À Sidi Bouzid, le taux de participation était de 42 %, et à Thala, ville du gouvernorat de Kasserine qui a donné 6 martyrs à la révolution, les jeunes n’ont presque pas voté.

Si les jeunes n’ont pas beaucoup participé à ce vote, d’autres ont pu être séduits par la « réussite » fulgurante de Slim Riahi, cet homme d’affaires de 42 ans, qui a vécu entre la Libye et le Royaume-Uni et dont l’origine de la fortune reste douteuse. De retour en Tunisie après la révolution, il fonde un parti, l’Union patriotique libre (UPL). En homme pressé, il se lance tour à tour dans les médias en achetant 20 % des parts du groupe de presse Dar Assabah, préside un club de football très populaire, le Club africain, et présente sa candidature à l’élection présidentielle. Aux législatives, son parti a obtenu 16 sièges. Il arrive ainsi en troisième position, devançant le Front populaire.

La difficulté réside maintenant dans la formation d’un gouvernement d’union nationale. Nidaa Tounès n’a pas la majorité absolue et ses alliés naturels dans le camp moderniste ont été laminés. Une collaboration avec le Front populaire n’est pas évidente, Hamma Hammami s’étant prononcé à plusieurs reprises contre les deux grandes formations. Elle ne se fera pas naturellement avec l’UPL qui est le concurrent de Béji Caïd Essebsi à l’élection présidentielle. Afek Tounès (8 sièges), un petit parti libéral intégrera le gouvernement d’union sans poser de difficultés majeures, mais cela ne sera pas suffisant pour conduire les grands chantiers de la réforme qui nécessitent un large consensus pour la prise de décision.

1La précédente Assemblée n’avait qu’une seule tâche, celle de rédiger la Constitution.

2Les chiffres concernant les résultats des élections sont officiels, parus après la publication de cet article. Ils ont été mis à jour le 30 octobre.

3Du nom du parti nationaliste fondé par Bourguiba en 1934, le Néo-Destour. En se référant au Destour, les cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) placent les 23 années du règne de Ben Ali dans une sorte de parenthèse malheureuse à laquelle personne ne se réfère plus.

4L’article 15 de la loi électorale de 2011 exclut les personnes ayant participé au gouvernement de l’époque de Ben Ali (sauf celles qui n’appartenaient pas au RCD), les cadres du RCD et les personnes ayant appelé l’ancien président à être candidat pour un nouveau mandat présidentiel en 2014.

5Ghazi Gheraïri, cité dans Libération, 28 octobre 2014.

6Voir l’interview de Aziz Krichen dans Leaders.

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