Fragiles jours de trêve à Alep

Deux semaines après sa proclamation, et contre toute attente, le cessez-le-feu en Syrie tient, malgré des violations ici ou là. S’il permet d’espérer l’allègement des souffrances humaines, il n’offre aucune garantie à moyen terme. À Alep, la seconde ville du pays, la population reprend un peu son souffle, entre résistance et souffrance.

Alep, homme fouillant dans des ruines.
Joshua Tabti (Art foundation album), 12 janvier 2013.

Qu’il s’agisse, comme beaucoup le pensent, d’une cessation des hostilités tactique prélude à un processus politique ou même à une éclaircie de bon augure — peu de gens y croient —, l’important est que la trêve semble bel et bien tenir depuis sa promulgation à la veille du week-end dernier par Moscou et Washington, après de difficiles conciliabules.

« À Alep, 20 % des gens sont pro-régime, 20 % sont pour le changement, mais 60 % se retrouvent derrière la bannière d’un groupement nommé jamaat “Allah Yatfiha bi nourihi”, c’est-à-dire “Que la lumière de Dieu puisse l’éteindre” » (cette guerre) raconte Bilal Agha, un réfugié aleppin qui faisait partie des manifestants non violents au début de la révolte avant de se retrouver à plusieurs reprises dans les prisons des moukhabarat et de fuir, une fois libéré, pour la France par la route en 2014. « Ce slogan n’est pas une invention, il existe vraiment et il est né dans ma ville », se flatte ce pacifiste de 35 ans qui réside à Savigny-sur-Orge avec sa femme et ses deux enfants, mais dont le cœur continue de battre en Alep où il travaillait comme comptable dans une banque privée. Bilal Agha est en contact quasi permanent avec les rares amis qui y demeurent toujours.

Secteur ouest, secteur est

Sauf qu’aujourd’hui la comptabilité est devenue affaire de fossoyeurs, car cette ville de plus d’un million d’habitants et coupée en deux comme Beyrouth durant les années de guerre civile, vit depuis quatre ans (elle a pris avec retard le train de la révolte) au rythme de la mort qui frappe aveuglément, qu’il s’agisse des tonnes de barils lancés par l’aviation du régime sur les quartiers rebelles, des avancées militaires des parties en conflit, des raids des avions russes ou des exactions de ceux qui portent les armes.

La partie la plus nombreuse de la population d’Alep vit dans les secteurs sous contrôle du régime et de l’armée à l’ouest de la ville, reliée à Damas par une autoroute qui passe par Homs et Hama, ou via des routes secondaires. Celles-ci, considérées comme moins dangereuses mais beaucoup plus longues, sont utilisées par les voyageurs en raison de la présence des forces rebelles sur l’axe principal Alep-Damas (350 km environ) qui demeure coupé alors que sa ré-ouverture a souvent été annoncée comme « imminente » par l’armée.

Des dizaines de groupes rebelles, dont ceux de Jabhat Al-Nosra — l’organisation de l’État islamique (OEI) en a été chassée début 2014 — contrôlent la partie est de la ville où se trouvent surtout les quartiers et banlieues populaires qui ont vu au fil des années des dizaines de milliers de travailleurs quitter leurs villages et venir grossir la métropole à la recherche d’un emploi et de logements. Une « ville dans la ville » aux constructions illégales a poussé, véritable ceinture de misère qui a grandement contribué à la rébellion dans cette ville bourgeoise.

Fin février 2016, l’armée a regagné de larges portions de territoire autour d’Alep, dans le nord-ouest du pays. Sa progression est considérée par certains experts comme un tournant dans la guerre, car les rebelles se retrouvent dans une situation critique pour la première fois depuis le début du conflit, à cause des bombardements aériens de Moscou autour et sur Alep, coupant ainsi la ligne de ravitaillement des rebelles par la frontière turque. Depuis septembre, ces frappes ont ainsi rebattu les cartes dans cette région largement sous contrôle rebelle, et pour la première fois donné l’avantage à un régime aux abois. Elles ont affaibli du coup les composantes plus modérées de l’opposition, notamment à Alep, quasiment encerclée par les soldats syriens et leurs alliés. Cette situation n’a fait qu’aggraver les conditions matérielles et humanitaires des habitants qui ne parvenaient plus depuis des semaines à échapper aux violences en fuyant vers la Turquie toute proche.

À la faveur de l’accalmie actuelle, les manifestations pacifiques ont repris dans certains quartiers, la foule réclamant, comme elle le faisait au début de la crise, la chute du régime. De part et d’autre de la ligne de front, les habitants ont recommencé à fraterniser en contournant les barrières. Et même, côté ouest, des candidats se préparent sérieusement aux prochaines élections législatives prévues dans un mois et annoncées par Bachar Al-Assad dans ce pays déchiré dont plus de la moitié de la population est déplacée ou en exil.

Grave pénurie d’eau

Si les armes se sont tues, les conditions de vie restent dramatiques pour la population d’Alep, tous secteurs confondus. « Nous entendons des crépitements d’armes parfois la nuit, c’est tout. La ville est devenue soudain calme comme elle ne l’a jamais été depuis des années. Cependant, nous n’avons ni eau, ni électricité depuis six mois, ni mazout, ni essence », raconte le 2 mars Abou Fadi, un habitant de la ville en zone sous contrôle du régime, joint par téléphone. Pour avoir accès à l’eau, les puits artésiens ont poussé comme des champignons, mais cette eau n’est pas salubre. Sinon, il faut acheter cher des bouteilles d’eau minérale. « Pour 1 000 litres d’eau de puits il nous faut payer 2 000 livres syriennes, soit 5 dollars. Et le kilo de viande revient à 3 500 LS (soit environ 9 dollars, selon le cours toujours fluctuant de la devise qui monte ou descend au gré des gros spéculateurs). C’est dix fois ce qu’était le prix de la viande avant », explique Abou Fadi qui habite un quartier chrétien sous contrôle de l’État.

Dans une dépêche de l’AFP, un responsable des services de l’eau d’Alep a indiqué que l’eau était revenue vendredi 4 mars dans les stations de pompage, après trois mois d’interruption. «  L’eau est arrivée d’Al-Hafsi, principal réservoir de la province (à l’est de la ville) vers les stations de pompage de Sleimane Al-Halabi et Bab Nayrab, à l’intérieur de la ville », selon lui toutefois « faute d’électricité, le pompage va reprendre grâce au fioul fourni par le Croissant rouge pour activer les générateurs et l’eau va desservir progressivement tous les quartiers de la ville ».

Pour l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), « la pénurie d’eau a pris fin après trois mois, quand le régime a réparé une station qui pompe l’eau vers Al-Bab, une localité dans l’est de la province sous contrôle de l’OEI. En échange, l’OEI a autorisé le pompage de l’eau de l’Euphrate vers les quartiers d’Alep ».

La province est tronçonnée entre le régime, les rebelles et l’OEI. Depuis trois mois, hommes, femmes et enfants portant des bidons en plastique font la queue chaque matin devant des puits et des citernes publiques pour s’approvisionner.

Les diables, l’enfer et le bon Dieu

« Notre existence dépend de ce que veulent faire les diables » (chaytan), en allusion au groupe Jabhat Al-Nosra qui représente le mal absolu aux yeux du vieil homme dont le fils continue d’aller, malgré la guerre, chaque jour à son travail à la société de téléphonie mobile Syriatel, propriété du beau-frère du président. « Notre rêve serait de quitter Alep pour un havre de paix ». Mais où et avec quel argent quand on a une famille et pas de fortune ? Ce qui est le cas de la majorité des habitants de cette ville, hier encore prospère mais dont même ceux qui en avaient les moyens il y a quelques années ont vu la valeur de leur argent fondre. « Nombreux sont ceux qui sont acculés à vendre leurs possessions, moto, voiture, voire maison pour se nourrir, c’est à dire survivre dans cet enfer », rappelle ce commerçant d’une voix égale, comme si invoquer les cieux n’avait plus de sens.

« Rien ne me fera quitter ma ville natale », soutient pour sa part Joyce Bendki, Aléppine pure souche dont la famille est dispersée entre le Liban et le Canada, et qui préfère « résister seule » à Alep.

Malgré ses malheurs présents, la ville ne connaît pas (encore ?) le sort d’autres localités encerclées où les gens sont littéralement affamés et dont certaines commencent à être secourues. C’est-à-dire qu’il y a du pire et du (relativement) meilleur. « Sans parler des prix, nous ne manquons ni de légumes ni de fruits », disent les habitants d’Alep.

L’entraide sociale fonctionne autant qu’elle peut. La ville regorge d’ONG, à l’instar des Maristes bleus. Cette organisation compte parmi ses membres les plus actifs Nabil Antaki, médecin et directeur d’un hôpital de la ville qu’il a refusé de quitter malgré la mort tragique par les armes d’un de ses frères. Issue de la congrégation catholique des Frères maristes présente depuis longtemps en Syrie, cette communauté, composée de trois frères et de nombreux civils, œuvre depuis le début de la guerre à alléger les souffrances sans aucune distinction en fournissant une aide sociale et pédagogique aux enfants et aux grands. « Nous continuons à aider des centaines de familles déplacées à se loger et à survivre grâce à des paniers alimentaires. Notre programme de “civils blessés de guerre” se poursuit pour traiter gratuitement et sauver de la mort ceux qui ont été grièvement atteints par des obus ou des balles, et ce dans le meilleur hôpital privé d’Alep », explique le Dr Antaki.

Ruines de la Ville blanche

Ainsi va Alep, dont le sort futur demeure inconnu. Les habitants résistent ou survivent vaille que vaille, quant ils ne se résignent à l’exil. Quant à ses beaux monuments historiques, dominés par l’ancienne citadelle qui a fait le renom de la ville, ils ne sont plus pour certains qu’un souvenir. Ainsi, le beau minaret d’époque seljoukide (XIe siècle) coiffant la Grande Mosquée est tombé, sans qu’on sache s’il pourra être reconstruit grâce aux pierres récupérées. Les souks, parmi les plus beaux du monde arabe mais hantés désormais par des chats faméliques, ont été incendiés, pillés et dévastés, à l’instar de ceux de Beyrouth durant la guerre civile (1975-1990). D’autres mosquées et palais anciens ont été partiellement ou totalement ravagés, comme la mosquée Agha Jaq, dans le quartier Qadi Asqar, en partie démolie lors d’un raid de l’aviation russe le 12 février dernier, à l’heure de la prière du vendredi, selon l’Association for the protection of Syrian Archeology (AFSA), qui regroupe des spécialistes syriens et étrangers et répertorie l’état du patrimoine archéologique et historique de tout le pays, en association avec des agences de l’ONU et l’UNESCO. Sans compter églises, écoles et hôpitaux.

Pour dire qu’Alep, ses habitants et sa culture vivent encore, le chanteur aleppin Hamam Khairy, en exil en France a donné samedi 4 mars à l’Institut du monde arabe (IMA) devant une salle comble, un concert « pour la paix » et « en hommage » à son maître Sabri Moudallal qui a fait connaître dans le monde, à travers notamment le groupe Al-Kindi, toute la finesse du chant profane et religieux de sa « Ville blanche » (Halab al-chahba), célèbre pour cette couleur de la pierre qui orne tant de ses belles maisons.

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